La spécificité du texte de théâtre

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Envoyé par Sandra.
La spécificité du texte de théâtre
1.* 1. Prélèvement d'un fragment pour « lecture au ralenti » : environ cinq à dix pour cent du volume de l’œuvre.
Le fragment peut aussi bien être le début de la pièce que toute partie de celle-ci paraissant, à première vue,
caractéristique de l'ouvrage entier. Aucun critère précis ne saurait être proposé pour le choix du fragment -, on
peut même demander au hasard d'en décider.
2. Division du fragment en quelques segments, pour mieux en permettre la saisie. On décide (tant pis si c'est
parfois avec un sentiment d'arbitraire) qu'un segment s'achève et qu'un autre commence quand il y a, par
exemple, un changement de sujet, ou de tom ou d'intensité, ou d'interlocuteurs dans le dialogue.
3. La « lecture au ralenti » se fait en s'arrêtant à chaque réplique, et commence par la question : quelle est la
situation de départ ? Celle-.ci étant définie, on relève, au fur et à mesure : a) les événements, b) les
informations, c) les thèmes [..] , de façon à isoler, dans le texte, ce qui est proprement action.
4. L'essentiel de la « lecture au ralenti » consiste dans le pointage des actions d'une réplique à l'autre ou même à
l'intérieur d'une réplique, c'est-à-dire au niveau moléculaire du texte. Il s'agit des micro-actions produites par la
parole (et, le cas échéant, par les didascalies). [..]
5. La « lecture au ralenti » comporte des haltes. Parvenu au terme de chaque segment, puis du fragment, on
s'arrête et on prend de la hauteur, pour considérer récapitulativement en quoi la succession des micro- actions
analysées contribue à l'avancement de l'action aux niveaux de détail et d'ensemble. [..]
6. Partant des découvertes faites au cours de la « lecture au ralenti » du fragment, ü reste à prendre une vue
d'ensemble du mode de fonctionnement de l’œuvre dans son entier. Pour ce faire, on repère la position du texte
analysé sur un certain nombre d'axes dramaturgiques f..]. Il en résulte un profil général de l’œuvre qui non
seulement éclaire son mode de fonctionnement singulier, niais encore permet de mesurer ses convergences et
ses écarts (sa « position ») par rapport à toute autre oeuvre dramatique en particulier, et par rapport à l'univers
des oeuvres de théâtre.
7. Lecture « à vitesse normale » de l’œuvre entière. On vérifie, on complète, on ajuste, on corrige s'il le faut les
résultats de l'analyse du fragment. [..]
Michel Vinaver, Écritures dramatiques, Essais d'analyse de textes de théâtre, Actes Sud, 1993.
2. *« La voix de l'auteur investit-désinvestit la voix du personnage par une sorte de battement, de pulsation qui
travaille le texte de théâtre. Ainsi le grand discours de Don Carlos dans Hernani (acte IV) investit à la fois la
voix de Don Carlos dans sa réflexion sur l'empire qu'il attend et la voix de Hugo dans sa réflexion sur le pouvoir
au XIXe siècle. »
Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, éditions sociales, 1983.
3.*Agnès
N’est-ce plus un péché lorsque l'on se marie?
Arnolphe
Non.
Agnès
Mariez-moi donc promptement, je vous prie.
Arnolphe
Si vous le souhaitez, je le souhaite aussi,
Et pour vous marier on me revoit ici.
Agnès
Est-il possible?
Arnolphe
Oui.
Agnès
Que vous me ferez aise!
Arnolphe
Oui, je ne doute point que l'hymen ne vous plaise.
Agnès
Vous nous voulez, nous deux...
Arnolphe
Rien de plus assuré.
Agnès
Que, si cela se fait, je vous caresserai!
Arnolphe
Hé! la chose sera de ma part réciproque.
Agnès
Je ne reconnais point, pour moi, quand on se moque.
Parlez-vous tout de bon?
Arnolphe
Oui, vous le pourrez voir.
Agnès
Nous serons mariés?
Arnolphe
Oui.
Agnès
Mais quand?
Arnolphe
Dès ce soir.
Agnès, riant.
Dès ce soir?
Arnolphe
Dès ce soir. Cela vous fait donc rire?
Agnès
Oui.
Arnolphe
Vous voir bien contente est ce que je désire.
Agnès
Hélas! que je vous ai grande obligation,
Et qu’avec lui j'aurai de satisfaction!
Arnolphe
Avec qui?
Agnès
Avec..., là.
Arnolphe
Là... : là n’est pas mon compte.
A choisir un mari vous êtes un peu prompte. [..]
Molière, L’Ecole des Femmes. (II, 5).
4. *« Qu'est-ce que la théâtralité ? c'est le théâtre moins le texte, c'est une épaisseur de signes et de sensations qui
s'édifie sur la scène à partir de l'argument écrit, c'est cette sorte de perception oecuménique des artifices
sensuels, gestes, tons, distances, substances, lumières, qui submerge le texte sous la plénitude de son langage
extérieur. Naturellement, la théâtralité doit être présente dès le premier germe écrit d'une oeuvre, elle est une
donnée de création, non de réalisation. Il n'y a pas de grand théâtre sans théâtralité dévorante, chez Eschyle,
chez Shakespeare, chez Brecht, le texte écrit est d'avance emporté par l'extériorité des
corps, des objets, des situations ; la parole fuse aussitôt en substances. »
Roland Barthes, Essais critiques, « Le théâtre de Baudelaire ».
5. *« Le trait fondamental du discours théâtral est de ne pas pouvoir se comprendre autrement que comme une série
d'ordres donnés en vue d'une production scénique, d'une représentation. »
Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, éditions sociales, 1983.
6.*Aix-la-Chapelle.
Les caveaux qui renferment le tombeau de Charlemagne, à Aix-la-Chapelle. De grandes voûtes
d'architecture lombarde. Gros piliers bas, pleins cintres, chapiteaux d'oiseaux et de fleurs. - A droite, le
tombeau de Charlemagne avec une petite porte de bronze, basse et cintrée. Une seule lampe suspendue à une
clef de voûte en éclaire l'inscription : KAROLUS MAGNUS. - Il est nuit. On ne voit pas le fond du souterrain; l’œil se perd dans les arcades, les escaliers et les piliers qui s'entrecroisent dans l'ombre.
Victor Hugo, Hernani, didascalie de l'acte IV, 1830.
7. *PHEDRE
Que faisiez-vous alors? Pourquoi sans Hippolyte
Des héros de la Grèce assembla-t-il l'élite?
Pourquoi, trop jeune encor, ne pûtes-vous alors
Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords?
Par vous aurait péri le monstre de la Crète,
Malgré tous les détours de sa vaste retraite.
Pour en développer l'embarras incertain,
Ma sœur du fil fatal eût armé votre main.
Mais non, dans ce dessein je l'aurais devancée :
L'amour m'en eût d'abord inspiré la pensée.
C'est moi, Prince, c'est moi dont l'utile secours
Vous eût du Labyrinthe enseigné les détours;
Que de soins m'eût coûtés cette tête charmante!
Un fil n'eût point assez rassuré votre amante.
Compagne du péril qu'il vous fallait chercher,
Moi-même devant vous j'aurais voulu marcher;
Et Phèdre au Labyrinthe avec vous descendue
Se serait avec vous retrouvée, ou perdue.
Racine, Phèdre, acte II, scène 5.
8. * ALCESTE .
« Oui, je veux bien, perfide, oublier vos forfaits ;
J'en saurai, dans mon âme, excuser tous les traits,
Et me les couvrirai du nom d'une faiblesse
Où le vice du temps porte votre jeunesse,
Pourvu que votre cœur veuille donner les mains
Au dessein que j'ai fait de fuir tous les humains,
Et que dans mon désert où j'ai fait vœu de vivre,
Vous soyez, sans tarder, résolue à me suivre ...»
Molière, Le Misanthrope, Acte V, scène dernière.
9. * LE PAGE, entrant.
Son Altesse le roi !
Doha Sol baisse précipitamment son voile. - La porte s'ouvre à deux battants. Entre Don Carlos en habit de
guerre, suivi d'une foule de gentilshommes également armés, de pertuisaniers, d'arquebusiers, d'arbalétriers.
Victor Hugo, Hernani, acte M, scène 5. (1830).
10. * La scène shakespearienne (d'après le dessin de Witt) :
11 * « C'est pourquoi nous avons tout d'abord tenté de rendre à la scène une innocence. [..] Nous avons tâché
d'instruire l'acteur, de l'élever, afin que s'ébauchât dans toute sa personne, afin qu'en lui et dans son action sur la
scène fût postulé le style de cette oeuvre nouvelle que notre temps s'obstinait à nous refuser. De ces premières
indications une génération d'acteurs et de metteurs en scène est sortie. Ils s'efforcent, avec courage, de favoriser
une production littéraire encore rare et tout à fait incertaine dans son orientation. [..] Ils se sont appliqués à
ressaisir du dedans les principes, à enraciner dans leurs corps, leurs cœurs, leurs esprits une expérience directe
des lois du théâtre et le sentiment de leur nécessité. Et ils ont été ainsi ramenés à un état de naïveté, qui n'a rien
d'une attitude factice et littéraire, qui est leur position naturelle en présence d'un monde de possibilités où rien ne
leur est corrompu par des habitudes d'imitation, ni dénaturé par une virtuosité apprise »
Jacques Copeau, 1928.
12.* « La leçon de Brecht, théoricien du théâtre, c'est d'avoir déclaré : une représentation, c'est à la fois une écriture
dramatique et une écriture scénique ; mais cette écriture scénique - il a été le premier à le dire, cela me paraît
très important - a une responsabilité égale à l'écriture dramatique et, en définitive, un mouvement sur une scène,
le choix d'une couleur, d'un décor, d'un costume, etc, ça engage une responsabilité complète. L'écriture
scénique est totalement responsable, de la même façon qu'est responsable l'écriture en soi, je veux dire l'écriture
d'une pièce »
Entretien de Planchon avec Arthur Adamov et René Allio (son décorateur), avril 1960.
13.* « Pour moi nul n'a le droit de se dire auteur, c'est-à-dire créateur, que celui à qui revient le maniement direct de
la scène »
Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, 1938.
14. * « Il va se mettre sous la fenêtre à gauche. Démarche raide et vacillante. Il regarde la fenêtre à gauche, la tête
rejetée en arrière. Il tourne la tête, regarde la fenêtre à droite. H va se mettre sous la fenêtre à droite. Il regarde
la fenêtre à droite, la tête rejetée en arrière. Il tourne la tête et regarde la fenêtre à gauche. Il sort, revient
aussitôt avec un escabeau, l'installe sous la fenêtre à gauche, monte dessus, tire le rideau. Il descend de
l'escabeau, fait six pas vers la fenêtre à droite, retourne prendre l'escabeau, l'installe sous la fenêtre à droite,
monte dessus, tire le rideau. Il descend de l'escabeat4 fait trois pas vers la fenêtre à gauche, retourne prendre
l'escabeau, l'installe sous la fenêtre à droite, retourne prendre l'escabeau, l'installe sous la fenêtre à droite, monte
dessus, regarde par la fenêtre. Rire bref. »
Samuel Beckett, Fin de partie, 1956
15.* Trompettes. Le rideau se lève, découvrant la scène où commence une pantomime. Entrent un roi et une reine
qui s'embrassent fort tendrement. La reine s'agenouille et fait au roi force protestations, il la relève et appuie sa
tête sur son épaule, puis il s'allonge sur un tertre couvert de fleurs. Elle, le voyant endormi, se retire. Paraît alors
un personnage qui ôte au roi sa couronne, embrasse celle-ci, verse un poison dans l'oreille du dormeur, et s'en
va. La reine revient et à la vue du roi mort s'abandonne au désespoir. À nouveau, suivi de trois ou quatre
figurants, arrive l'empoisonneur; Il semble prendre part au deuil de la reine. On emporte le corps.
L'empoisonneur courtise la reine en lui offrant des cadeaux. Elle le repousse d'abord, mais finit par accepter son
amour.
Shakespeare, Hamlet, Acte III, scène 2.
16. * LA GRANGE: Le moyen de jouer ce qu'on ne sait pas ?
MADEMOISELLE DU PARC: Pour moi, je vous déclare que je ne me souviens pas d'un mot de mon personnage.
MADEMOISELLE DE BRIE : Je sais bien qu'il me faudra souffler le mien d'un bout à l'autre.
MADEMOISELLE BÉJART : Et moi, je me prépare fort à tenir mon rôle à la main.
MADEMOISELLE MOLIÈRE: Et moi aussi.
MADEMOISELLE HERVÉ: Pour moi, je n'ai pas grand-chose à dire.
MADEMOISELLE DU CROISY : Ni moi non plus, mais avec cela je ne répondrais pas de ne point manquer.
DU CROISY: J'en voudrais être quitte pour dix pistoles.
BRÉCOURT: Et moi, pour vingt bons coups de fouet, je vous assure.
MOLIÈRE : Vous voilà tous bien malades, d'avoir un méchant rôle à jouer, et que feriez-vous donc si vous étiez en
ma place ? [..]
MADEMOISELLE BÉJART: Comment prétendez-vous que nous fassions, si nous ne savons pas nos rôles ?
MOLIÈRE : Vous les saurez, vous dis-je ; et quand même vous ne les sauriez pas tout à fait, pouvez-vous pas y
suppléer de votre esprit, puisque c'est de la prose, et que vous savez votre sujet ?
MADEMOISELLE BEJART : Je suis votre servante: la prose est pis encor que les vers.
MADEMOISELLÉ MOLIÈRE : Voulez-vous que je vous dise ? vous deviez faire une comédie où vous auriez joué
tout seul
MOLIÈRE -. Taisez-vous, ma femme, vous êtes une bête.
Molière, L'impromptu de Versailles, scène lère
17.*Le Roi Saragosse
Une chambre à coucher. La nuit. Une lampe sur une table.
Scène 1
Doña Josefa Duarte, vieille ; en noir, avec le corps de sa jupe cousu de jais, à la mode d’Isabelle-la- Catholique,
DON CARLOS
Doña Josefa, seule.
Elle ferme les rideaux cramoisis de la fenêtre et met en ordre quelques fauteuils. On frappe à une petite porte
dérobée à droite. Elle écoute. On frappe un second coup.
Serait-ce déjà lui ?
Un nouveau coup.
C'est bien à l'escalier
Dérobé.
Un quatrième coup
Vite, ouvrons !
Elle ouvre la petite porte masquée. Entre don Carlos, le manteau sur le nez et le chapeau sur les yeux.
Bonjour, beau cavalier.
Elle l'introduit. Il écarte son manteau et laisse voir un riche costume de velours et de soie, à la mode castillane
de 1519. Elle le regarde sous le nez et recule, étonnée.
Victor Hugo, Hernani, Acte I scène 1. 1830
18.*
Hélène :
Philippe :
Hélène :
Philippe :
Hélène :
Philippe :
Hélène :
Philippe :
Hélène :
Philippe :
Hélène :
Philippe :
Hélène :
Philippe :
Hélène :
Philippe :
Hélène :
Philippe :
Hélène :
Philippe :
Hélène :
Philippe :
Hélène :
Philippe :
Hélène :
Philippe :
Hélène :
Philippe :
Hélène :
UN
Elles sont dans la poche de mon manteau
Non ni sur le meuble
Tu es gentil
Parce que tu l'as laissée en double file ?
alors je les ai peut-être oubliées sur la voiture
Un jour on va te la voler
Tu ne t'es pas présenté ?
Mais si
Je n'ai pas eu le courage j'ai tourné je ne sais combien de fois autour du bloc d'inuneubles ça
devient de plus en plus difficile
Je vais aller te la garer
Encore un an et tu pourras passer ton permis
oui
C'est un nouveau chandail ?
oui
Je me demande d'où vient l'argent
On se les refile tu sais
Mais quelqu'un l'a acheté
Les affaires circulent
Mais c'est à qui ?
Toi et ton sens de la propriété
Les choses appartiennent à quelqu'un (Philippe sort Hélène prépare une soupe en sachet;
Philippe entre.) Je me demande si tu me dis la vérité
Je devais être crevé ça arrive j'ai pas entendu
Je t'avais mis le réveil pour huit heures
Et tu m'avais préparé le café
Mais c'est que tu t'en moques moi ça me sidère
Combien de fois déjà je me suis présenté ? Pour quel résultat ?
C'est bon ? Velouté de lentilles une nouvelle variété je m'étais dit qu'on allait l'essayer ça te pWt ?
Oui ? Il suffit d'une fois Philippe et ça peut être la bonne ton père a répondu à une annonce et dixhuit ans après il y est encore il y a fait son chemin
Bonsoir maman
Où vas-tu ?
Noir
Michel Vinaver, Dissident, il va sans dire, 1978
19. * Quelle représentation! Le monde y tient; un livre, dans notre main, s'il énonce quelque idée auguste, supplée à
tous les théâtres, non par l'oubli qu'il en cause mais les rappelant impérieusement, au contraire. Le ciel
métaphorique qui se propage à l'entour de la foudre du vers, artifice par excellence au point de simuler peu a peu et
d'incarner les héros juste dans ce qu'il faut apercevoir pour n'être pas gêné de leur présence, un trait) ; ce
spirituellement et magnifiquement illuminé fond d'extase, c'est bien le pur de nous-mêmes par nous porté, toujours,
prêt à jaillir à l'occasion qui dans l'existence ou hors l'art fait toujours défaut. Musique, certes. que l'instrumentation
d'un orchestre tend à reproduire seulement et à feindre. Admirez dans sa toute-puissante simplicité ou foi en le
moyen vulgaire et supérieur.. l'élocution, puis la métrique qui l'affine à une expression dernière, comme quoi un
esprit réfugié au nombre de plu- sieurs feuillets, défie la civilisation négligeant de construire à son rêve, afin qu'elles
aient lieu, la Salle prodigieuse et la Scène.
Stéphane Mallarmé, Divagations, « Crayonné au théâtre », 1897.
20.* « Sans doute, tant que je n'eus pas entendu la Berma, j'éprouvai du plaisir. J'en éprouvai dans le petit square qui
précédait le théâtre et dont, deux heures plus tard, les marronniers dénudés allaient luire avec des reflets métalliques
dès que les becs de gaz allumés éclaireraient le détail de leurs ramures; devant les employés du contrôle, desquels le
choix, l'avancement, le sort, dépendaient de la grande artiste - qui seule détenait le pouvoir dans cette administration
à la tête de laquelle les directeurs éphémères et purement nominaux se succédaient obscurément - et qui prirent nos
billets sans nous regarder, agités qu'ils étaient de savoir si toutes les prescriptions de Mme Berma avaient bien été
transmises au personnel nouveau, s'il était bien entendu que la claque ne devait jamais applaudir pour elle, que les
fenêtres devaient être ouvertes tant qu'elle ne serait pas en scène et la moindre porte fermée après, un pot d'eau
chaude dissimulé près d'elle pour faire tomber la poussière du plateau : et, en effet, dans un moment sa voiture
attelée de deux chevaux à longue crinière allait s'arrêter devant le théâtre, elle en descendrait enveloppée dans des
fourrures. et, répondant d'un geste maussade aux saluts, elle enverrait une de ses sui- vantes s'informer de l'avantscène qu'on avait réservée pour ses amis, de la température de la salle,. de la composition des loges, de la tenue des
ouvreuses, théâtre et public n'étant pour elle qu'un second vêtement plus extérieur dans lequel elle entrerait et le
milieu plus ou moins bon conducteur que son talent aurait à traverser. Je fus heureux aussi dans la salle même
depuis que je savais que - contrairement à ce que m'avaient si longtemps représenté mes invaginations enfantines - il
n'y avait qu'une scène pour tout le monde, je pensais qu'on devait être empêché de bien voir par les autres
spectateurs comme on l'est au milieu d'une foule, or je me rendis compte qu'au contraire, grâce à une disposition qui
est comme le symbole de toute perception, chacun se sent le centre du théâtre; ce qui m'expliqua qu'une fois qu'on
avait envoyé Françoise voir un mélodrame aux troisièmes galeries, elle avait assuré en rentrant que sa place était la
meilleure qu'on pût avoir, et au lieu de se trouver trop loin, s'était sentie intimidée par la proximité mystérieuse et
vivante du rideau. Mon plaisir s'accrut encore quand je commençai à distinguer derrière ce rideau baissé des bruits
confus comme on en entend sous la coquille d'un oeuf quand le poussin va sortir, qui bientôt grandirent, et tout a
coup, de ce monde impénétrable à notre regard, niais qui nous voyait du sien, s'adressèrent indubitablement à nous
sous la forme impérieuse de trois coups aussi émouvants que des signaux venus de la planète Mars. Et - ce rideau
une fois levé - quand sur la scène une table à écrire et une cheminée, assez ordinaires d'ailleurs, signifièrent que les
personnages qui allaient entrer seraient, non pas des acteurs venus pour réciter comme j'en avais vu une fois en
soirée, niais des hommes en train de vivre chez eux un jour de leur vie dans laquelle je pénétrais par effraction sans
qu'ils pus- sent nie voir, mon plaisir continua de durer; il fui Interrompu par une courte inquiétude: juste comme je
dressais l'oreille avant que commençât la pièce, deux hommes entrèrent sur la scène, bien en colère, puisqu'ils
parlaient assez fort pour que dans cette salle où il y avait plus de mille personnes on distinguât toutes leurs paroles,
tandis que dans un petit café on est obligé de demander au garçon ce que disent deux individus qui se collettent;
mais dans le même instant, étonné de voir que le public les entendait sans protester, submergé qu'il était par un
unanime silence sur lequel vint bientôt
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