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l’origine du héros répond une flûte orientalisante
semblant s’échapper entre les colonnes des temples :
c’est une gazelle qui se retrouve aux prises avec
un rapace. Antar la sauve et s’endort… En rêve lui
apparaît l’ancienne reine de Palmyre, Gul-Nazar :
c’était elle qu’il a sauvée en sauvant la gazelle, et
elle lui offre en récompense les trois grands plaisirs
terrestres : la vengeance, le pouvoir et l’amour.
Les trois mouvements suivants se consacrent à chacun
de ces plaisirs. Rimski est à la recherche d’une forme
idéale, qu’il trouvera également dans
Schéhérazade
,
plutôt que d’un respect aveugle des codes : si ces
quatre mouvements feront d’
Antar
sa « deuxième
symphonie », comme il l’avait lui-même nommée à une
certaine époque, ils sont surtout le reflet d’une écriture
strophique –
Antar
est un bien un poème dont chaque
strophe évoque un caractère et une atmosphère.
Le guerrier avait accepté le don mais avait également
demandé à mourir si ces plaisirs venaient à le lasser.
Après les avoir abondamment goûtés, il se laisse enfin
embrasser par la reine d’un baiser si vigoureux qu’elle
l’emporte avec lui vers un autre monde.
Palmyre, lieu abandonné par l’Homme, offre ce qu’il
désire à l’homme abandonné. Le temps et l’histoire
l’ont enchanté pour donner un sens à sa condition.
Elle offre la jouissance dans le rêve et le bonheur dans
la mort. Accueillant dans son palais éternel celui qui
a sauvé un être innocent, elle permet aux héros de
s’accomplir.
Et pour cela, nous continuerons à la rêver.
Medtner réactionnaire ?
La Muse et la Mode : Défense des fondements de
l’art de la musique
fut le grand (et l’unique) ouvrage
de Nikolaï Medtner, publié en 1935 aux Etats-Unis,
quatorze ans après son exil. L’ennemi de Medtner
n’était pas le Parti, bien qu’opposé au bolchévisme :
c’était la modernité. Le « Brahms russe », comme il fut
surnommé, croyait aux lois inaltérables de la musique
et à la suprématie de l’harmonie classique – car
naturelle.
A la manière des grands compositeurs romantiques,
il écrivit uniquement pour le piano, seul (quatorze
sonates, trente-huit
Contes
et plusieurs petites pièces),
soliste (trois concertos) ou accompagnateur (un large
répertoire de chambre, trois sonates pour violon,
cent huit mélodies). Son écriture se développe dans
son attachement aux racines russes, manifeste dans
ses
Contes
, et aux racines occidentales que l’on entend
dans ses sonates. Dans son concerto, on entend bien
sûr l’héritage mélodique de Rachmaninov qui a déjà
composé ses trois premiers concertos, mais aussi
celui de Liszt qui lui confère une richesse harmonique
étrangère à la musique russe.
Aux Etats-Unis, d’abord, où il retrouva son ami
Rachmaninov, puis en France et à Londres, Medtner
fuyait à la fois le bolchévisme et la modernité. A-t-il
réussi à quitter le XIXe siècle qui s’est éteint quand il
avait vingt ans ? Sans doute pas. A-t-il réussi à dire
adieu à la Russie impériale qui s’est écroulée quand
il en eut trente-sept ? Peut-être pas non plus. Son
écriture, comme celle de Scriabine, s’est suffit à elle-
même et n’a pas fait de lui pour autant un compositeur
de droite. Son héritage était celui des grands maîtres,
russes et occidentaux. Il refusa les frontières que les
bolchéviques et les dictatures totalitaires du XXe siècle
s’échinèrent à ériger, mais aussi le nihilisme artistique
(mouvements dada) dans lequel l’Europe plongea à
l’issue de la Grande Guerre qui lui avait fait perdre tous
ses repères culturels et humains.
En consacrant sa vie à ce qui fondait sa culture
plutôt qu’à ce qui déchirait les peuples, en se libérant
des idéologies révolutionnaires (tant politiques
qu’artistiques), Medtner se comporta en homme du IIIe
millénaire.