LES TENSIONS SOUS-JACENTES A LA DEFINITION DES COMPETENCES TERMINALES ET DES PROFILS DE FORMATION Bernard DELVAUX Centre de recherche interdisciplinaire pour la solidarité et l’innovation sociale UCL Les compétences terminales et savoirs requis (pour les cours généraux) ainsi que les profils de formation (pour les options groupées) ont été récemment définis par le législateur. Ceux-ci ont ensuite été traduits dans les programmes des 2ème et 3ème degrés de l’enseignement secondaire ordinaire. Cet important travail tend à redéfinir profondément les objectifs et les pédagogies en vigueur à ce niveau d’enseignement. Une lecture sociologique des documents officiels et d’articles analysant la mouvance dans laquelle ils s’inscrivent a servi de base à une analyse : - des logiques qui ont présidé à cette entreprise de définition des objectifs ; des tensions sous-jacentes aux compromis qui ont été trouvés lors de l’élaboration de ces documents ; des facteurs pesant sur l’appropriation de ces documents par les enseignants. Concernant le premier point, on peut montrer que le processus de définition des compétences terminales et des profils de formation a été rendu possible par la présence du « concept étendard » de compétence, capable de réunir les deux principaux courants réformateurs : patronal et pédagogique. Bien que concourrant à un même travail, ces deux courants ont gardé leurs accents spécifiques, partiellement contradictoires : alors que le courant patronal conçoit plutôt la compétence dans une perspective d’allongement de la liste des « savoir agir », le courant pédagogique la conçoit comme un « pouvoir agir », c’est-à-dire comme la combinaison d’éléments sous-jacents à l’agir (Tilman, 2000). Si ces deux courants ont pu coexister sans trop de heurts, c’est parce que chacun d’eux a trouvé un terrain de traduction privilégié de ses préoccupations : les options groupées de l’enseignement qualifiant pour le courant patronal ; l’enseignement de transition pour le courant pédagogique. Concernant les tensions sous-jacentes au compromis ainsi dégagé, on peut montrer que la présence de ces deux courants réformateurs, mais aussi l’existence de certaines tensions internes à chacun de ces courants et la subsistance de courants plus anciens, ont contribué à la présence, dans les documents officiels, de quatre tensions principales : - - la première se situe entre l’éducation à l’adaptabilité (à la mobilité professionnelle) et la préparation pointue à un métier très précisément défini ; les professeurs des options groupées sont soumis à ces deux injonctions peu aisément conciliables ; la seconde tension concerne davantage les professeurs des cours généraux des filières qualifiantes : eux se sentent tiraillés entre l’objectif d’insertion professionnelle directe à la sortie du secondaire et celui de préparation à la poursuite des études (Deprez, 2000) ; 147 - - la troisième tension, surtout perceptible dans l’enseignement général, résulte de la conciliation délicate du développement des compétences transversales et des compétences disciplinaires (Fourez, 1997) ; enfin, la dernière tension, transversale, oppose l’éducation à la citoyenneté et la conformation à des rôles sociaux différenciés. Alors que, par définition, l’éducation à la citoyenneté doit être la plus semblable pour tous, il apparaît que les compétences terminales prévues pour l’enseignement qualifiant mettent préférentiellement l’accent sur une seule des trois dimensions de la citoyenneté (la responsabilité), alors que l’enseignement de transition privilégie les deux autres (le sens critique et la participation active à l’orientation de la société). L’analyse indique que chaque acteur, et particulièrement les enseignants, peut être amené, individuellement ou collectivement, à gérer les tensions présentes dans les documents officiels, à prendre des options, par exemple en privilégiant l’un des pôles de la tension. Leurs options dépendent notamment de la manière dont les responsables du système éducatif traduisent les objectifs dans les dispositifs concrets d’encadrement du travail enseignant (programmes, grilles d’évaluation,…). Ainsi peut-on montrer que, pour chacune des tensions, les dispositifs tendent à privilégier un des deux pôles de la tension : - - - le pôle de la préparation pointue à un métier plutôt que celui de l’adaptabilité (du fait notamment que les programmes des options groupées sont essentiellement structurés autour d’une liste répertoriant les différents agir propres à un métier) ; le pôle de l’insertion professionnelle directe plutôt que celui de la poursuite des études du fait du flou qui subsiste à propos de la distinction entre les cours généraux orientés et ceux qui ne le sont pas ; le pôle des compétences disciplinaires plutôt que celui des compétences transversales, du fait que les intitulés des cours restent disciplinaires ; le pôle de la conformation à des rôles sociaux différenciés plutôt que celui de l’éducation à la citoyenneté, du fait qu’aucun socle commun aux différentes filières n’a été défini au-delà du 1er degré (Delvaux, 1999). L’analyse ainsi menée ouvre un vaste champ de questions, parmi lesquelles : - la question de la structuration des dispositifs d’accompagnement et d’encadrement des enseignants des 2ème et 3ème degrés ; la question de la structuration des filières au niveau du 2ème degré de l’enseignement secondaire. Sur ce dernier point, force est de constater qu’une proportion très importante des trajectoires scolaires comporte des changements de filières et d’options en cours ou à l’issue du deuxième degré. Pour certains, cette instabilité pourrait être réduite grâce à une amélioration des aides à l’orientation et à une revalorisation des filières qualifiantes. Pour d’autres, l’instabilité ne pourra être combattue par ces seules mesures : la prolongation de la scolarité et l’ancrage fort de la hiérarchie des enseignements conduisent à penser qu’il est difficile d’espérer une orientation définitive de la majorité des élèves à l’âge de 14 ans. Dans cette perspective, il conviendrait dès lors de réfléchir à une redéfinition des filières, et plus précisément à une atténuation de leurs spécificités qui, en aucun cas, ne devrait consister en un alignement des différentes filières sur les caractéristiques de l’enseignement général. Ce rapprochement des différentes filières pourrait consister notamment en une atténuation des différences horaires en matière de cours généraux (dont les contours devraient être redéfinis), et en une remise en cause de la liaison souvent étroite faite entre nature du tronc commun et option (qui interdit par exemple la combinaison de 148 l’option menuiserie et des « maths fortes ») de même qu’entre options (qui rend peu probable la combinaison d’un cours de sciences sociales et de latin). De tels changements structurels ne sont bien sûr pas envisageables à court terme. Peut-être faut-il cependant les considérer comme la traduction de lentes évolutions d’opinions et de pratiques, favorisées par petites touches par les dispositifs concrets définis au niveau du pouvoir central. Delvaux B. (1999), « Négocier la diversité, une utopie ? », dans Meuret D. (éd), La justice du système éducatif, De Boeck université, p. 155-171. Deprez A. (2000), La socialisation des élèves dans l’enseignement de qualification. Le cas des sections « auxiliaire familial et sanitaire » et « éducation de l’enfance », Cerisis-U.C.L. Fourez G., Englebert-Lecomte V., Mathy Ph. (1997), Nos savoirs sur nos savoirs, lexique d’épistémologie pour l’enseignement, De Boeck. Tilman F. (2000), « Qu’est-ce qu’une compétence ? », Exposant Neuf, n° 2, p. 28-31. 149