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RIMHE, Revue Interdisciplinaire sur le Management et l’Humanisme
n°1 - NE - mars/avril 2012 - Ethique et Organisation
Alain ANQUETIL1
Résumé
On évoque souvent, à propos de l’éthique des affaires académique, l’existence
d’une incompatibilité entre les principes de l’éthique et les principes de la vie des
affaires. Elle ne désigne pas seulement la plaisanterie sarcastique bien connue
selon laquelle l’éthique des affaires serait un oxymore. L’incompatibilité en ques-
tion recouvre plutôt un ensemble de préjugés négatifs tenaces sur la place de la
morale dans la vie économique marchande, qui se trouvent résumés dans la thèse
de la séparation entre la morale des affaires et la morale ordinaire. Depuis qu’elle
a été institutionnalisée il y a une trentaine d’années, l’éthique des affaires acadé-
mique a été confrontée au scepticisme produit par cet ensemble de préjugés. Il en
existe différentes formes. Cet article présente certaines d’entre elles et explore
l’hypothèse selon laquelle le scepticisme sur la place de la morale dans la vie
économique a joué un rôle heuristique pour l’éthique des affaires académique, en
particulier pour sa branche normative.
Mots clés
Éthique des affaires, scepticisme, thèse de la séparation, théories normatives, égo-
ïsme.
Abstract
The phrase « business ethics » frequently evokes an incompatibility between
business and ethics. Such an incompatibility goes beyond the well-known sar-
casm that business ethics would be oxymoronic. It rather involves a set of nega-
tive entrenched prejudices on the effectiveness of ethics in business which is
referred to as the « separation thesis ». Since its institutionalization in the 1980’s,
business ethics has been confronted with the skepticism resulting from this set of
prejudices. This paper accounts for different types of skepticism about ethics in
business and explores the idea that one or other of these types has been used as
heuristic devices, especially in normative business ethics.
Keywords
Business ethics, skepticism, separation thesis, normative theories, egoism
1 - Professeur d’éthique des affaires à l’ESSCA Ecole de Management, LUNAM Université, chercheur
associé au CERSES (Université Paris-Descartes / CNRS – UMR8137) - [email protected]
L’éthique des affaires et le scepticisme moral
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Introduction
Quand on aborde l’éthique des affaires, on est frappé par la place qu’y oc-
cupe le scepticisme moral. Il ne s’agit pas d’un scepticisme radical tel que
celui qui donna naissance au doute sceptique dans la philosophie antique.
Il s’agit plutôt d’une incertitude quant à la possibilité d’agir moralement et
de mener une vie morale dans le contexte de la vie des affaires.
L’attitude sceptique a une dimension positive. Elle correspond d’ailleurs
au sens étymologique du mot « sceptique », qui vient du grec skeptikos,
« qui examine, observe, réfléchit » (Godin, 2004, p. 1177). Elle renvoie
aussi à l’une des visées fondamentales du scepticisme qui consiste à com-
battre toute pensée dogmatique, en particulier la pensée dogmatique reli-
gieuse.
Mais l’attitude sceptique a également une dimension négative. Elle se
manifeste notamment dans la branche normative de l’éthique des affai-
res académique, celle qui s’attache à élaborer des théories décrivant les
conditions organisationnelles permettant aux acteurs de la vie économique
d’agir bien et de vivre bien. On s’aperçoit souvent que les auteurs de ces
théories prennent soin d’exposer le scepticisme à l’égard de la vie des
affaires du moins leur propre interprétation de ce scepticisme avant
d’exposer leurs théories et de montrer comment elles peuvent y répondre.
Comprendre l’influence de l’attitude sceptique négative sur l’éthique des
affaires académique est une tâche complexe que nous ne chercherons pas
à accomplir ici. Nous nous efforcerons plutôt de faire ressortir la manière
dont l’attitude sceptique et certaines constructions normatives proposées
dans la business ethics ont été articulées. Nous chercherons en particu-
lier à suggérer l’hypothèse épistémologique selon laquelle l’attitude scep-
tique négative relative à la vie économique a pu contribuer à structurer
l’éthique des affaires académique. Il s’agit seulement d’une hypothèse, et
il n’est pas certain qu’elle soit susceptible d’une vérification empirique.
Naturellement, d’autres facteurs ont influencé la discipline, par exemple
l’avènement d’une économie mondialisée, les pressions sociales exercées
sur les entreprises ou les scandales financiers. Mais l’attitude sceptique
proprement dite est l’un de ces facteurs.
Elle est présente typiquement dans la « thèse de la séparation » exposée
par Edward Freeman (1994, 2000), l’un des plus éminents promoteurs de
la théorie des parties prenantes, paradigme dominant de la business ethics.
Cette thèse affirme qu’il existe une séparation entre la morale des affaires
et la morale ordinaire. On retrouve également une attitude sceptique né-
gative chez Robert Solomon (1992), qui défend une philosophie morale
de la vie des affaires inspirée par l’éthique de la vertu aristotélicienne.
On retrouve encore une telle attitude à travers les efforts visant à corriger
l’interprétation erronée de la fameuse thèse imputée à Adam Smith se-
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lon laquelle l’égoïsme individuel des agents économiques serait source de
prospérité collective – le paradigme de la main invisible.
Dans un premier temps, nous proposerons quelques considérations géné-
rales sur les origines du scepticisme relatif à la vie des affaires. Puis nous
traiterons de la réponse apportée aux arguments sceptiques dans quatre
textes de référence qui ont contribué à la littérature académique de la bu-
siness ethics normative.
1. Origines du scepticisme moral relatif à la vie des affaires
On peut se demander pourquoi l’attitude sceptique négative a pris une si
grande importance au sein de l’éthique des affaires académique. Certes,
pour des disciplines scientifiques telles que la physique ou la biologie,
l’attitude sceptique est fondamentale, mais il s’agit de la version positive
de cette attitude. Celle-ci est inhérente à la démarche scientifique. Comme
le dit Anne Fagot-Largeault (2002, p. 164) à propos de l’esprit scientifique
européen, une telle attitude renvoie à « un esprit d’investigation, fait de
curiosité active, d’une aptitude à identifier et poser des problèmes, d’es-
prit critique qui remet le consensus en question, et d’une fidélité au réel
naturel, faisant de la méthode scientifique en même temps une éthique ».
Pour le scientifique, aucune théorie n’est irréfutable, car le propre de la
démarche scientifique est de douter2. Mais ce n’est pas à ce sens vertueux
que l’attitude sceptique examinée ici fait référence. C’est à un sens négatif
qui consiste à douter de la possibilité d’agir moralement et de mener une
vie morale dans le contexte de la vie des affaires.
Ce sens négatif est partagé par beaucoup d’acteurs de l’économie mar-
chande, mais aussi par beaucoup de ceux qui l’observent de l’extérieur.
Ces observateurs incluent les théoriciens de la business ethics. À cet
égard, il est intéressant de noter que l’on a parfois imputé au scepticisme
de ces observateurs la difficulté d’établir un dialogue constructif entre les
acteurs et l’éthique des affaires académique. Pourtant, l’une des demandes
formulées par les praticiens aux théoriciens est qu’ils les aident à établir
les critères permettant de conférer une légitimité morale à leurs pratiques.
Ou, pour le dire autrement, qu’ils les aident à démontrer que la défiance –
le scepticisme – qu’inspire la moralité dans les affaires est inappropriée.
Pour les théoriciens, comme pour les praticiens, la tâche est difficile. Car
2 - Nous ne distinguons pas ici le doute du scepticisme alors que les deux notions diffèrent. En particulier,
l’attitude sceptique, prise en un sens fort, implique de douter de tout, ce de façon radicale. Cette forme
de scepticisme, que défendait Pyrrhon d’Élis, nie que toute connaissance, voire toute croyance, puisse
être justifiée. Par contraste, le doute du scientifique implique d’éviter de formuler un jugement sur un
fait avant de disposer d’éléments suffisamment probants. Dans le présent texte, nous employons le mot
« scepticisme » en un sens qui le rapproche du mot « doute » et qui recouvre une attitude a priori de
défiance ou de critique systématique quant à l’autorité pratique de la morale dans la vie des affaires.
Nous supposons aussi que ce scepticisme conduit à une attitude défensive de la part des praticiens et
des théoriciens de l’éthique des affaires, au sens où c’est à eux que revient la tâche de prouver que la vie
économique est morale.
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le scepticisme relatif à la place de l’éthique dans la vie des affaires prend
des formes multiples et certaines sont particulièrement résistantes à la cri-
tique. Dans ce qui suit, nous nous intéresserons à quatre d’entre elles.
Elles relèvent respectivement de l’idéologie, d’une certaine conception de
la nature humaine, de la place accordée à la théorie éthique pour résoudre
des problèmes pratiques et de la méta-éthique.
La première forme de scepticisme sur la place de l’éthique dans la vie des
affaires est idéologique. Elle repose sur une critique des fondements de
la vie économique marchande qui prend place au sein d’une dénoncia-
tion plus large, politique, sociale et économique, des effets nuisibles du
libéralisme et du capitalisme. Selon cette critique, le système économique
lui-même fait obstacle au progrès moral. Seul un changement du système
pourrait favoriser un tel progrès. La critique purement idéologique demeu-
re marginale au sein de l’éthique des affaires académique, mais certains
arguments peuvent y être rattachés, par exemple ceux qui s’intéressent au
concept marxiste d’aliénation (Corlett, 1988 ; Sweet, 1993) ou à la démo-
cratie dans l’entreprise (McMahon, 2010).
La deuxième forme de scepticisme dépend d’une conception égoïste de la
nature humaine. Si l’on considère que les raisons d’agir des agents sont
fondamentalement égoïstes et qu’elles ont pour contenu la recherche du
pouvoir et de la richesse, il semble difficile de ne pas douter de l’efficacité
de la morale dans la vie économique. Ce scepticisme trouve par exemple
sa source dans les Discours de Machiavel où est affirmée l’importance du
désir de dominer qu’éprouvent les gouvernants et de la volonté d’acquérir
qui motive les actions humaines. Il s’inspire aussi des auteurs qui, comme
Robert Michels (1911), se sont intéressés aux modes d’accession et de
maintien au pouvoir des classes dirigeantes. Et c’est au sein de cette forme
de scepticisme que s’inscrit le modèle classique de l’homo œconomicus
cet être imaginaire motivé par la seule satisfaction de son intérêt personnel
–, bien que ce modèle soit remis en cause au sein des sciences sociales, y
compris dans l’économie moderne.
Cette forme de scepticisme est présente dans l’éthique des affaires. On la
trouve chez les auteurs qui se sont intéressés à l’amoralité et à l’immo-
ralité dans les affaires, par exemple Archie Carroll (1991). Elle est aussi
présente en arrière-plan de conceptualisations normatives comme celle de
Donald Robin et Eric Reidenbach (1993), qui cherchent à fonder une phi-
losophie morale du marketing (voir la deuxième partie).
La troisième forme de scepticisme sur la place de l’éthique dans la vie des
affaires peut être qualifiée d’anti-théorique. Bertrand Russell (1925), qui
ne croyait pas en l’existence d’un savoir éthique, en a donné un exemple
frappant. Pour lui, la source de tout comportement humain se trouve dans
le désir, et non dans des injonctions morales qui seraient indépendantes
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de tout désir. Il n’existe pas de théorie éthique à laquelle nous pourrions
nous référer pour prendre une décision juste indépendamment de notre
désir. « Supposons, par exemple », écrit Russell (1925, p. 115), « que vo-
tre enfant soit malade. Votre amour vous fait désirer qu’il guérisse, et la
science vous apprend comment vous y prendre. Il n’existe pas de phase
intermédiaire, et qui relèverait uniquement d’une éthique théorique. Votre
acte naît directement d’un désir adapté à une fin en même temps que de
la connaissance des moyens. » Il est important de noter que Russell n’ex-
clut pas toute analyse normative il prescrit d’évaluer les conséquences
probables des options dans toute situation de choix. Mais il réfute l’utilité
d’un savoir éthique qui serait déconnecté du désir.
Un rejet de la théorie éthique tel que celui de Russell peut nourrir une
forme de scepticisme ordinaire sur l’autorité pratique de la morale. Dans
l’éthique appliquée, et spécialement dans l’éthique des affaires, un tel re-
jet de la théorie existe également ou a pu exister. Les arguments contre
l’utilité pratique de la théorie éthique se sont souvent concentrés sur le
caractère trop général des théories normatives issues de la philosophie
morale, comme l’utilitarisme et le déontologisme (Cavanagh, Moberg et
Velasquez, 1995). Même si les conseils moraux dispensés par ces théories
reflètent souvent des intuitions morales ordinaires, ils seraient inapplica-
bles dans les situations complexes où une décision éthique doit être prise.
Solomon (1992, p. 198) affirmait plus généralement qu’« une grande par-
tie du problème vient du fait que l’on ne sait absolument pas à quoi devrait
ressembler une théorie au sein de l’éthique des affaires ». Mais lui-même
a proposé les fondements d’une telle théorie (voir la deuxième partie).
En outre, beaucoup de travaux de la business ethics se sont efforcés de
construire des théories utilisables par les praticiens. Celle de Cavanagh,
Moberg et Velasquez (1995), par exemple, vise explicitement à les aider à
clarifier les sources de leurs décisions éthiques et à justifier ces décisions.
C’est aussi le cas de l’approche proposée par Gene Laczniak et Patrick
Murphy (1991), qui est fondée sur une série de tests auxquels toute déci-
sion morale doit être soumise avant d’être prise.
Le rejet de la théorie vient aussi de la place occupée par le relativisme mo-
ral dans le paysage normatif de l’éthique des affaires. Le relativisme « nie
qu’un code moral quelconque ait une validité universelle » (Wong, 1996,
p. 1290)3. Certains efforts théoriques dans l’éthique des affaires ont cher-
ché à « limiter » le relativisme moral. C’est le cas de la théorie proposée
par Robin et Reidenbach (1993), qui vise à proposer un « relativisme li-
mité », et de la fameuse théorie contractualiste, dite « des contrats sociaux
3 - On ne doit pas le confondre avec le relativisme culturel dont on parle si souvent dans le contexte
contemporain de la mondialisation. Par ailleurs, David Wong (1996, p. 1290) fait une distinction entre
le relativisme moral et le scepticisme, lequel « nie qu’un code quelconque ait une validité ». Mais le
scepticisme envisagé dans le présent texte, qui a le sens d’un doute sur le rôle effectif que peut jouer
l’éthique dans la vie des affaires, est alimenté par le relativisme.
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