La Constitution de Médine

publicité
Faculté des sciences économiques, sociales, politiques et de communication (ESPO)
Ecole des Sciences Politiques et Sociales (PSAD)
La Constitution de Médine
Travail réalisé par
Orsolini Gonzague
LGLOR2533 – Histoire et Société de l’Islam et du Monde Arabe II
Godefroid de Callataÿ
2015-2016
Master en relations internationales à finalité spécialisée: diplomatie et résolution des
conflits
Références portfolio : n°10
Adresse html : http://tinyurl.com/js6kl8n
Table des matières
Introduction ................................................................................................................................ 3
Contexte historique .................................................................................................................... 3
L’authenticité du document de Médine ..................................................................................... 4
Le contenu politique du document de Médine ........................................................................... 5
Le terme « d’ummah » ............................................................................................................... 6
La fonction politique de Muhammad ......................................................................................... 7
L’Etat islamique selon la Constitution de Médine..................................................................... 8
La Constitution de Médine : révélateur de la crise d’identité politique du monde musulman .. 9
Conclusion ............................................................................................................................... 10
Bibliographie............................................................................................................................ 14
Introduction
Au 21e siècle, le monde musulman est en crise entre les guerres, les conflits sectaires,
les organisations terroristes islamistes,… Pourtant les pays arabo-musulmans sont à la
recherche d’une identité politique plus conforme aux aspirations du peuple depuis le 20e
siècle. Avec la décolonisation sont apparus des Etats-nations dans un Moyen-Orient qui avait
connu le califat pendant 13 siècles. Les jeunes gouvernements séculiers recherchèrent à lier
un système politique importé de l’Occident à la tradition islamique.
De ce fait, un texte semblant avoir été écrit par le Prophète Muhammad semble être
d’une importance capitale dans la réalisation d’un Etat islamique à une époque moderne. Ce
document est constitué d’un préambule et de 47 articles. Il porta de nombreux noms: kitab
(livre), sahifah (document), wathiqah (accord), suhl (traité), mithaq (charte), dustur
(constitution). Ce dernier nom de « constitution » porte une importante signification
politique.
C’est pourquoi il est important de répondre à la question de savoir « Quelle est la
théorie politique exprimée dans la Constitution de Médine ? Et quelle est sa portée à l’époque
contemporaine ?» Ce document a fait l’objet de nombreuses recherches sur son authenticité et
son contenu politique. Ainsi, une hypothèse est que la Constitution de Médine est un
document arbitrant les différends entre les tribus de Médine et n’exprime pas de structure
constitutionnelle. De même, une autre hypothèse est que l’importance donnée à la
Constitution de Médine est liée à la disparition du Califat et la recherche du monde
musulman d’une structure constitutionnelle moderne de l’Etat islamique. Par conséquent, il
est nécessaire de comprendre la nature de ce document en abordant ses concepts politiques
avant d’aborder sa portée à l’époque contemporaine.
Contexte historique
En 622, Muhammad et les Muhajirun (Emigrants) s’expatrient dans la ville de Yathrib
avec les Médinois (Ansar) et les différentes tribus juives. C’est avec l’hégire que débute
l’activité politique de Muhammad. En effet, celui-ci constitue un nouveau corps politique
grâce à la création d’un accord entre les différentes tribus de Médine où serait permise la
pleine réalisation de la religion islamique. Ensuite, en 627 a lieu l’expulsion ou l’exécution
des trois principaux clans juifs de Médine, Qaymaqa, al-Nadir et Quarayza. Enfin, dans son
conflit contre la Mecque païenne, Muhammad l’emporte et occupe la Mecque en 630.1
D’ailleurs, la date estimée à laquelle aurait été élaboré le document de Médine ou ses
différentes parties varie selon les auteurs. Par exemple, William Montgomery Watt estime
que l’élaboration du document a démarré en 622 ou 624. Il a ensuite atteint sa forme finale en
627 après que des articles aient été modifiés, supprimés ou rajoutés. Cette dernière date est
estimée à partir de l’omission des trois principaux clans juifs dans l’accord.2 Cependant,
même si l’authenticité du document est probable, elle n’a pas été prouvée.
1
2
WATT William Montgomery, La pensée politique de l’islam, Paris : Puf, 1995, 166 p.
WATT William Montgomery, Mahomet à Médine, Paris: Payot, 1959, 412p.
L’authenticité du document de Médine
La Constitution de Médine est connu par l’intermédiaire de deux auteurs médiévaux
arabes Ibn Ishaq dans sa « Biographie de Mahomet » et Abu Ubayd dans son « livre des
finances de l’Etat ». Tous les deux l’ont rapporté deux siècles après la mort de Muhammad.
Cependant, il n’y a aucune trace du document original ou de preuve archéologique
l’attestant.3 Les historiens médiévaux comme Ibn Ishaq voyaient ce document à leur époque
comme un pacte de Muhammad avec les juifs de Médine. Ils le considéraient aussi comme un
texte de loi publique faisant partie de la Sunna du Prophète.4
D’abord, plusieurs auteurs ont tenté de prouver l’authenticité du document. Par
exemple Julius Wellhausen explique en 1889 que le langage du texte est ambigu, non formel,
comme s’il avait été écrit pour un groupe qui comprendrait son contenu. Des pronoms sont
parfois utilisés à des endroits où des noms seraient utilisés. Un autre argument est que le
vocabulaire utilisé comme le terme « croyant » au lieu de « musulman » appartiendrait à la
période médinoise. En plus, le texte décrit négativement la tribu des Quraysh. Et étant donné
que les califes suivants proviennent de la tribu des Quraysh, un musulman ayant écrit ce texte
plus tardivement n’aurait pas donné un portrait si négatif de la tribu des Quraysh.5 Cependant,
cette méthodologie ne peut prouver l’authenticité du document. Les éléments ambigus qui
auraient pu faire partie intégrante d’un texte inventé peuvent faire partie d’une interprétation
politique, théologique ou d’une construction historique. De plus Wellhausen ne prend en
considération que le texte d’Ibn Ishaq sans regarder la retranscription d’Abu Ubayd.6
Ensuite, un autre auteur, Robert Bertram Serjeant utilise une autre méthodologie Il
utilise des arguments anthropologiques culturels, et observe des similitudes en les pratiques
culturelles et linguistiques entre le texte du 7e siècle et l’Arabie contemporaine. Et
notamment dans ce que Serjeant perçoit comme les conclusions des différentes parties du
texte. De plus, il affirme que le mode de préservation des documents importants est resté la
même. Ainsi, le quatrième calife, Ali, aurait gardé dans le fourreau de son épée un document
qui aurait pu être la Constitution de Médine. Cette continuité prouverait donc l’authenticité
du document.7 Cependant, cette idée de la non-évolution de pratiques culturelles et
linguistiques sur une période de 13 siècles se présenterait plutôt comme un argument
colonialiste et dégradant de l’Arabie.8 Ainsi, divers auteurs tentent de prouver l’authenticité
du document sans y arriver avec certitude.
Et également, même le nombre de document composant la Constitution de Médine est
incertain. Ainsi, Wellhausen pense que le document est constitué d’un seul texte. Au
EMON Anver, “Reflections on the”Constitution of Medina” An essay on methodology and ideology in Islamic
legal history”, in SAEED Abdullah (sous la direction de), Islamic political thought and gouvernance, London:
Routledge, Coll. “Critical concepts in political science”, 2010, pp. 55-82.
4
AMIR ARJOMAN Saïd, “The Constitution of Medina: A Sociolegal Interpretation of Muhammad's Acts of
Foundation of the "Umma"”, International Journal of Middle East Studies, November 2009, vol. XLI, n° 4, pp.
555-575.
5
WELLHAUSEN Julius, “Muhammads Gemeindeordnung von Medina”, Skizzen und Vorarbeiten, 1889, vol.
IV, pp. 65-83.
6
EMON Anver, op.cit, pp. 55-82.
7
SERJEANT Robert Bertram, “The ‘Constitution of Medina’”, Islamic Quartely, 1964, vol. VIII, pp.3-16.
8
EMON Anver, op.cit, pp. 55-82.
3
contraire, Watt estime qu’il y aurait au minimum deux documents différents étant donné la
répétition ou quasi-répétition de plusieurs articles.9 Tandis que Muhammad Hamidullah
établit qu’il s’agit que de deux textes. La première partie allant jusque l’article 23 exprimerait
les droits et obligations des Ansar et des Muhajirun les uns envers les autres, tandis que la
seconde partie exprimerait les relations avec les juifs.10 Enfin , Serjeant, toujours selon sa
méthode exprimée plus haut, dit qu’il y aurait huit parties, retraçant l’évolution du pouvoir et
des relations sociales de la communauté de Médine.11
Au final, le document de Médine est probablement authentique au vu des arguments
apportés. Mais les zones d’obscurités liées à la création du document rendent toujours
incertaines le contexte précis de son élaboration. De même ces ambiguïtés et le manque de
clarté de la constitution permettent aux auteurs l’analysant d’y projeter leur propre vision de
la Constitution.12
Le contenu politique du document de Médine
D’abord, la fonction politique de la Constitution de Médine est la suivante : celle-ci
organise les divers aspects de la communauté, comme la défense commune par exemple,
entre les Ansar, les Muhajirun et les tribus juives. Certains articles traitent de questions
mineures tandis que d’autres articles sont des quasi-répétitions.13 Ces répétitions sont des
indications d’après Watt que les articles ont été rédigés à plusieurs dates différentes. Les
articles les plus anciens irait jusqu’aux numéros 15 ou 16, voire 23, et ont été élaboré peu de
temps après l’hégire. Ils traitent des problèmes relatifs à la cohésion des clans.14
Puis, le document exprime selon son article 1 que les différents partis du document
font partie d’une seule communauté basé sur la religion (ummah) distincte des autres peuples.
A travers cet accord, Muhammad brise les affiliations tribales.15 Il établit un traité politicomilitaire visant à sécuriser Yathrib et les contractants du document.16 La communauté avait
non seulement une base religieuse, mais aussi une base locale sans distinction de la parenté.
C’est pourquoi, le territoire de Médine est sacré selon les articles 39 et 44.17
Ensuite, la sécurité de la communauté était maintenue grâce à un degré élevé de
solidarité sociale. Muhammad n’étant pas un théoricien politique, les concepts employés sont
emprunts des mœurs et mentalités tribales préislamiques.18 D’après celles-ci, les alliances
entre les clans prenaient la forme de confédération où tous les partis contractant étaient
WATT William Montgomery, La pensée politique de l’islam, op.cit, 166 p.
HAMIDULLAH Muhammad, “The First Written Constitution in the World: An Important Document of the
Time of the Holy Prophet”, The Islamic review, 1941, 45p.
11
SERJEANT Robert Bertram, op.cit, pp.3-16.
12
EMON Anver, op.cit, pp. 55-82.
13
WATT William Montgomery, La pensée politique de l’islam, op.cit, 166 p.
14
WATT William Montgomery, Mahomet à Médine, op.cit, 412p.
15
EMON Anver, op.cit, pp. 55-82.
16
DENNY Frederick M., “Ummah in the constitution of Medina”, in SAEED Abdullah (sous la direction de),
Islamic political thought and gouvernance, London: Routledge, Coll. “Critical concepts in political science”,
2010, pp. 83-93.
17
RUBIN Uri, “The "Constitution of Medina" Some Notes”, Studia Islamica, 1985, n°62, pp. 5-23.
18
WATT William Montgomery, La pensée politique de l’islam, op.cit, 166 p.
9
10
égaux. Dans la Constitution de Médine, cette notion de sécurité est introduite dans l’article 15
avec la « dhimmah de Dieu ». En disant que la « dhimma de Dieu est une », il est signifié que
tous les membres de l’ummah se protègent mutuellement. Chacun reçoit la protection de la
communauté et chacun protège la communauté. Cependant, dans l’islam, il ne peut plus y
avoir de confédération hilf entre deux tribus. Car si deux tribus de la communauté établissent
des relations spéciales entre eux, la signification serait que la « dhimmah de Dieu » est
insuffisante.19
En résumé, les points essentiels de l’Etat d’après la Constitution de Médine sont que
la communauté de Médine forme une communauté unique ou ummah. Ce sont des clans et
non des individus qui sont contractants de l’accord. Et chaque clan de cette communauté est
responsable de ses membres selon les articles 2 à 11. Par la suite, selon les articles 13 à 21,
les membres de la communauté sont solidaires entre eux contre le crime. De même, ils sont
unis contre les incroyants en tout temps selon les articles 14, 17, 19 et 44. Enfin, les
musulmans et les juifs se doivent mutuellement assistance et ces derniers conservent leur
religion selon les articles 24 à 35, 37, 38, et 46.20
Enfin, la Constitution de Médine traite de questions relatives à l’organisation d’un
petit groupe de tribus. Elle traite de questions immédiates pour un petit nombre de tribus. Elle
ne mentionne pas de système de police, d’armée ou de taxation, laissant les clans gérer leur
dépense. Le mode de gouvernance ou les institutions avec leurs compétences et pouvoirs sont
absents. Et le système de justice se limite à la qisas, ou représailles. Au final, la Constitution
de Médine ne dit rien concernant la gestion d’un Etat.21 Mais plus encore, même dans ces
articles, le sens est parfois ambigu, posant donc problème à son utilisation en tant que
possible source normative du système politique islamique.
Le terme « d’ummah »
Le concept d’ummah traduit par « tribu » ou « peuple » est un terme dont le sens est
ambigu dans la Constitution de Médine. L’origine du mot est sans doute hébreu et lui-même
d’origine sumérienne.22 En effet, le terme ummah inventé par Muhammad désignerait la tribu
basée sur la religion et non la tribu basée sur la parenté traduit par qawm.23 Cependant une
question se pose quant à l’intégration des juifs dans l’ummah avec les musulmans. En effet,
dans l’article 1, les contractants de la Constitution, donc les juifs compris, sont dits former
une communauté unique distincte des autres peuples. Cependant l’article 25 mentionne que
les juifs sont une communauté (ummah) semblable à celle des croyants. Par conséquent,
chacun a sa religion et sa communauté. Cette ambiguïté rend confus l’inclusion des juifs ou
non dans la même ummah que les musulmans.
19
WATT William Montgomery, Mahomet à Médine, op.cit, 412p
WATT William Montgomery, La pensée politique de l’islam, op.cit, 166 p.
21
AMIRALI HOODBHOY Pervez, « L’illusion du Califat et la guerre à l’intérieur de l’Islam : Une opinion
pakistanaise », NAQD, 2015, vol. I, n° 32, pp. 57-74.
22
WATT William Montgomery, La pensée politique de l’islam, op.cit 166 p.
23
WATT William Montgomery, Mahomet à Médine, op.cit, 412p.
20
D’abord dans l’article 25, le texte rapporté par Ibn Ishaq utilise le terme « ma’a » qui
signifie « avec ». Tandis qu’Abu Ubayd transcrit pour ce même article le mot « min » qui
signifie « parmi ».24 Ainsi, en modifiant la traduction du texte dans le livre de Watt, l’article
25 donnerait ceci : « Les Juifs de Banû ‘Awf forment une communauté (ummah) [avec/
parmi] celle des croyants. »25 Avec ce mot de différence, le sens de la phrase change et crée
l’ambigüité.
Ensuite, les auteurs se penchant sur la question divergent. Frederick Denny pense que
les juifs puissent peut-être être englobés dans l’ummah car ils sont mentionnés dans la
Constitution.26 Tandis que Serjeant s’appuient sur l’article 25 pour distinguer l’ummah des
juifs et l’ummah des musulmans. En effet, si des juifs pratiquaient leur religion dans l’ummah
musulman, celui-ci ne serait pas exclusivement religieux.27 A cette période, le Coran fait en
parallèle référence à chaque communauté religieuse comme une ummah.28 D’ailleurs, le
Coran considère les juifs comme une ummah proche avec leur propre loi et défini par une
religion commune.29 A l’époque médinoise, les juifs devaient être perçus comme une
communauté naturelle ethnico-linguistique pratiquant les mêmes rites religieux.30
Enfin, comme mentionné dans la partie précédente, il y a la possibilité que l’ummah
pouvait aussi se distinguer sur une base territoriale. Mais les doutes des chercheurs restent
concernant l’inclusion de la communauté juive dans l’ummah. Cependant les chercheurs sont
plus en concordance quant à la fonction politique du créateur de la Constitution de Médine.
La fonction politique de Muhammad
Au cours de son séjour à Médine, les pouvoirs politiques de Muhammad augmentent
progressivement. Selon l’article 42 de la Constitution de Médine, toutes les disputes doivent
être référées à Dieu et à Muhammad. La qualité d’envoyé de Dieu est reconnue à
Muhammad, laissant supposer sa sagesse supérieure. Soumettre ses différends à Dieu et à
Muhammad peut supposer que soit les arbitrages devaient se baser sur le Coran, soit qu’une
assistance divine aidait Muhammad dans son arbitrage. Cependant Muhammad, chef du clan
des Expatriés, n’est pas supérieur aux huit autres chefs de clans, malgré son statut d’arbitre
ou hakam. 31
Au sein de l’ummah, les chefs de tribus forment un conseil de notables. Cette
organisation politique se base sur les concepts de la vie tribale préislamique. Chaque tribu a
son chef ou sayyid qui est un primus inter pares parmi les notables de sa tribu. Et chaque
tribu a un chef de guerre ou qa’id. Donc Muhammad n’est pas le chef de l’ummah, même s’il
lui ait reconnu des attributs supérieurs.32 En effet, chaque chef de clan concerné par la
24
EMON Anver, op.cit, pp. 55-82.
WATT William Montgomery, Mahomet à Médine, op.cit, pp.269-270.
26
DENNY Frederick M., op.cit, pp. 83-93.
27
WATT William Montgomery, Mahomet à Médine, op.cit, 412p.
28
DENNY Frederick M., op.cit , pp. 83-93.
29
Ibidem.
30
WATT William Montgomery, La pensée politique de l’islam, op.cit, 1995, 166 p.
31
Ibidem.
32
Ibidem.
25
Constitution reconnait Muhammad en tant que Prophète avec la révélation de la parole
divine. Pour préciser, les chefs de clan acceptent la révélation, mais ils n’acceptent pas
forcément les opinions de Muhammad.33
De ce constat, cette séparation du pouvoir laisse à Muhammad un faible pouvoir
politique loin d’être autocratique, surtout durant les premières années de la période
médinoise. Par exemple, lors de « l’affaire du démenti », l’adversaire de Muhammad
s’empare d’une rumeur d’adultère d’A’isha pour le discréditer. Lorsque fut révélé un passage
coranique disculpant A’isha et la preuve qu’elle ne fut pas enceinte, Muhammad ne dispose
cependant pas du pouvoir politique suffisant pour ordonner la punition de son adversaire. Il
doit faire appel à tous les chefs de clans pour leurs demander de faire pression sur ceux qui
calomniaient sa famille.34 Ainsi, Muhammad ne devait être qu’un chef religieux de l’ummah
et chef du clan des Emigrants à ses débuts. Après la victoire de Badr en mars 624, il acquiert
une force politique qui devient immense après l’échec du siège de Médine en avril 627. 35
Ainsi, en plus de sayyid et de hakam, Muhammad finit par aussi accumuler le titre de
qa’id. D’après Watt, les musulmans de Médine se joignent aux expéditions de Muhammad et
de ses premières expéditions du clan des Emigrants « faisant effort dans le chemin de Dieu ».
La force militaire de Muhammad se renforce au fil de ses expéditions militaires victorieuses.
Par la suite, même quand Muhammad ne dirige pas l’expédition en personne, c’est une
personne désignée par lui qui le fait. De cette manière, Muhammad fut reconnu chef de
guerre. Le prestige de ses victoires encourage les tribus les plus faibles à rejoindre le clan des
Emigrants, développant son système d’alliance. L’autorité de Muhammad se renforçant, il
devient le seul à décider des affaires extérieures de son proto-Etat théocratique.36
L’Etat islamique selon la Constitution de Médine
D’abord, Bertram Thomas qualifie cette organisation générale de l’ummah islamique
de « super-tribu ».37 En effet, les arabes de l’époque ont utilisés les concepts politiques
préislamiques qu’ils connaissaient. Ainsi les concepts politiques de la fédération de tribu
constituent la structure de l’Etat islamique. Et cet Etat rassemblant l’ummah sur une base
religieuse pourrait permettre aux musulmans de pratiquer leurs rites librement.38
Mais avec la Constitution de Médine, les auteurs contemporains cherchent à redéfinir
le système politique islamique. Et l’Etat islamique contemporain imaginé réunit les auteurs,
surtout musulmans. D’après eux, le document écrit par Muhammad appelle à une
organisation fédérale des tribus de l’ummah islamique. Pour Hussein Mu’nis, ce système
fédéral ne concentre pas plus de pouvoir que le système des Etats-Unis.39 De même, al-Hibri
tente de concilier la nature de la société musulmane avec la démocratie à l’américaine. La
33
WATT William Montgomery, Mahomet à Médine, op.cit, 412p.
WATT William Montgomery, La pensée politique de l’islam, op.cit, 166 p.
35
WATT William Montgomery, Mahomet à Médine, op.cit, 412p.
36
WATT William Montgomery, La pensée politique de l’islam, op.cit, 166 p.
37
BERTRAM Thomas, The Arabs- The life story of a people who have left their deep impress on the world,
New York: Doubleday, 1937, 372p.
38
WATT William Montgomery, La pensée politique de l’islam, Paris : Puf, 1995, 166 p.
39
MU’NIS Hussein, “Dustur Ummat al-Islam”, Caire, 1993.
34
Constitution de Médine avec sa portée normative exprime la possibilité pour les musulmans
d’établir leurs pouvoirs constitutionnels. De plus, le bay’a est un mécanisme par lequel les
musulmans peuvent choisir leur calife, chef politique sans attribution divin.40 Cependant, ces
arguments utilisent des concepts avec un sens très précis et sont donc non représentatifs de
l’ensemble de l’histoire politique islamique avec ses spécificités qui prirent différentes
formes selon le temps et le lieu.
Ainsi, les auteurs imaginent quel genre d’Etat islamique proposerait la Constitution de
Médine. Mais une autre question serait de savoir si ce document est réellement une
constitution. Car comme mentionné précédemment, la Constitution de Médine n’indique en
rien comment gérer un Etat. De ce constat Mu’nis répond que le document de Médine est une
constitution dans son approche spirituelle. Il n’est qu’une partie de la Sunna du Prophète
Muhammad. En effet, le document ne fait pas de proposition d’un système politique avec un
corps législatif ou une branche exécutive puisque la constitution formelle de l’ummah est le
Coran et la Sunna du Prophète.41
Pourtant, la lecture du document de Médine écrit par Muhammad en tant que
constitution est récente. Les chercheurs du 20e siècle ont vu dans ce document une possible
réponse constitutionnaliste islamique aux préoccupations du monde musulman.42
La Constitution de Médine : révélateur de la crise d’identité politique du monde musulman
Certains auteurs considèrent la nomination de « constitution » au document de Médine
comme erronée. Cette différence prend racine entre les auteurs non-musulmans et
musulmans. Ces derniers sont à la recherche un document fondateur d’un ordre politique
islamique qui serait essentiel à la société musulmane contemporaine.43
En fait, comme mentionné au début de ce travail, le document de Médine reçut
beaucoup de noms. A l’époque médiévale, Ibn Ishaq le nommait « écriture » comme Abu
Ubayd ou Ibn Kathir qui se reposaient sur la version d’Ibn Ishaq. En réalité, ce document n’a
jamais été considéré comme un document fondateur. Des historiens médiévaux musulmans
comme Al-Tabari ou Ibn Khaldun ne connaissaient que partiellement ce document et n’en
comprenaient pas sa nature. Pour ceux qui le connaissaient, il était considéré comme un traité
entre tribus médinoises, un document sur l’historique des pouvoirs du Prophète pour conclure
des traités, ou au plus une partie de la Sunna.44
Par la suite, le nom de « constitution » est apposé sur le document de Médine au plus
tôt en 1956 sous la plume de Watt. Ce terme sera repris en 1959 par Hamidullah désignant le
AL-HIBRI Azizah, “Islamic and American Constitutional Law: Borrowing possibilities or a history of
borrowing?”, Pennsylvania, Penn maw journal, 1999, vol. I, n°3, 36p.
41
EMON Anver, op.cit, pp. 55-82.
42
AMIR ARJOMAN Saïd, op.cit, pp. 555-575.
43
EMON Anver, op.cit, pp. 55-82.
44
Ibidem.
40
document comme la première constitution de l’histoire. Ensuite ce terme de « constitution »
sera repris universellement par les commentateurs musulmans et non-musulmans.45
Au final, ce texte au départ insignifiant en tant qu’héritage historique apparait comme
un document majeur à partir du contexte du monde musulman au 20e siècle. Avec la
décolonisation du monde musulman entre 1930 et 1970 apparait la volonté pour les nouveaux
gouvernements de créer des formes de gouvernements représentatifs.46 Le califat aboli le 3
mars 1924 par Kemal Atatürk mit fin à 13 siècles de gouvernance islamique. Les Etatsnations naissantes sur les anciennes terres du califat recherchent une nouvelle identité
politique conforme aussi bien à leur système politique à l’occidentale qu’à l’islam. Cette
nouvelle identité politique donnerait une vision d’avenir à une population musulmane
nostalgique du califat. Selon Mu’nis, la Constitution de Médine sert de document normatif
étant donné le silence du Coran à propos de l’Etat et sa politique. Elle fait partie de la Sunna
du Prophète Muhammad et possède donc une valeur autant historique que prescriptive.47
Conclusion
Au début, le document appelé la Constitution de Médine n’avait pas cette importance
essentielle pour les sociétés musulmanes. Au départ simple document historique, la
Constitution de Médine a acquis sa valeur normative suite aux crises traversées par le monde
musulman. Celle-ci est à la recherche d’une identité politique à la fois conforme aux
systèmes politiques modernes et aux traditions islamiques. L’abolition du califat en 1924 a
mis fin à 13 siècle de gouvernance islamique et a laissé un sentiment de nostalgie dans la
population du monde musulman.48
Puis, le document écrit par Muhammad, identifié comme pouvant transmettre un
nouvel ordre politique à un monde sans identité politique, a fait l’objet d’intenses
interprétations. Le texte a vu de nombreuses tentatives pour lever les ambiguïtés du texte
comme l’ummah, ou même pour tenter de prouver l’aspect constitutionnel moderne d’un
texte médiéval du 7e siècle. L’Etat de Médine n’a constitué au mieux qu’un proto-Etat. Le
document de Médine ne faisait que répondre à des besoins immédiats de paix entre tribus
médinoises sans donner de prescriptions normatives à des lecteurs futurs. De même pour la
fonction du décideur politique, Muhammad renforça son pouvoir par ses victoires militaires
et non par des accords institutionnels.
Finalement, l’importance donnée à la Constitution de Médine est révélatrice du besoin
du monde musulman de se trouver une identité politique. La nostalgie du califat se confronte
à la volonté d’adopter un système politique islamique moderne. Même 60 ans après les
premières recherches sur la « Constitution » de Médine, le monde musulman du 21e siècle est
encore à la recherche d’une stabilité politique entre les guerres, les conflits sectaires, les
45
Ibidem.
Ibidem.
47
Ibidem.
48
LUZ GOMEZ Garcia, « Vers un islamo-nationalisme », Confluences Méditerranée, 2011, vol. I, n° 76, pp.
23-36.
46
révolutions islamiques ou les tentatives violentes de ramener le système politique du califat à
la vie.
Annexe : Texte de la Constitution de Médine : DENNY Frederick M, ”Ummah in the
Constitution of Medina”, Journal of Near Eastern Studies, January 1977, vol. XXXVI, n° 1,
pp.39-47.
Bibliographie
Article scientifique
AMIR ARJOMAN Saïd, “The Constitution of Medina: A Sociolegal Interpretation of
Muhammad's Acts of Foundation of the "Umma"”, International Journal of Middle East
Studies, November 2009, vol. XLI, n° 4, pp. 555-575.
AL-HIBRI Azizah, “Islamic and American Constitutional Law: Borrowing possibilities or a
history of borrowing?”, Pennsylvania, Penn maw journal, 1999, vol. I, n°3, 36p.
AMIRALI HOODBHOY Pervez, « L’illusion du Califat et la guerre à l’intérieur de l’Islam :
Une opinion pakistanaise », NAQD, 2015, vol. I, n° 32, pp. 57-74.
CHERIF FERJANI Mohamed, « Langage politique de l’islam ou langage de l’islam politique
?», Les Temps Modernes, 2015, vol. II, n° 683, p. 50-71.
DENNY Frederick M, ”Ummah in the Constitution of Medina”, Journal of Near Eastern
Studies, January 1977, vol. XXXVI, n° 1, pp. 39-47.
HAMIDULLAH Muhammad, “The First Written Constitution in the World: An Important
Document of the Time of the Holy Prophet”, The Islamic review, 1941, 45p.
LUZ GOMEZ Garcia, « Vers un islamo-nationalisme », Confluences Méditerranée, 2011,
vol. I, n° 76, pp. 23-36.
MU’NIS Hussein, “Dustur Ummat al-Islam”, Caire, 1993.
RUBIN Uri, “The "Constitution of Medina" Some Notes”, Studia Islamica, 1985, n°62, pp.
5-23.
SAJOO Amyn B, “The Islamic Ethos and the Spirit of Humanism”, International Journal of
Politics, Culture, and Society, summer 1995, vol. VIII, n°4, pp. 579-596.
SERJEANT Robert Bertram, “Haram and Hawtah, the Sacred Enclave in Arabia.” Mélanges
Taha Hussein Caire, 1962, pp.41-58.
SERJEANT Robert Bertram, “The ‘Constitution of Medina’”, Islamic Quartely, 1964, vol.
VIII, pp.3-16.
SERJEANT Robert Bertram, “The "Sunnah Jāmi'ah," Pacts with the Yaṯẖrib Jews, and the
"Taḥrīm" of Yaṯẖrib: Analysis and Translation of the Documents Comprised in the So-Called
'Constitution of Medina'”, Bulletin of the School of Oriental and African Studies, University
of London, 1978, vol. XLI, n° 1, pp. 1-42
WELLHAUSEN Julius, “Muhammads Gemeindeordnung von Medina”, Skizzen und
Vorarbeiten, 1889, vol. IV, pp. 65-83.
Contribution à un ouvrage collectif
EMON Anver, “Reflections on the”Constitution of Medina” An essay on methodology and
ideology in Islamic legal history”, in SAEED Abdullah (sous la direction de), Islamic
political thought and gouvernance, London: Routledge, Coll. “Critical concepts in political
science”, 2010, pp. 55-82.
DENNY Frederick M., “Ummah in the constitution of Medina”, in SAEED Abdullah (sous la
direction de), Islamic political thought and gouvernance, London: Routledge, Coll. “Critical
concepts in political science”, 2010, pp. 83-93.
Monographie
BERTRAM Thomas, The Arabs- The life story of a people who have left their deep impress
on the world, New York: Doubleday, 1937, 372p.
WATT William Montgomery, La pensée politique de l’islam, Paris : Puf, 1995, 166 p.
WATT William Montgomery, Mahomet, Paris: Payot, 1989, 628 p.
WATT William Montgomery, Mahomet à Médine, Paris: Payot, 1959, 412p.
Ouvrage collectif
SAEED Abdullad (sous la direction de), Islamic political thought and gouvernance, London:
Routledge, Coll. “Critical concepts in political science”, 2010, 418 p.
Place Montesquieu, 1 bte L2.08.05, 1348 Louvain-la-Neuve, Belgique www.uclouvain.be/psad
Téléchargement