Actes du VIIIème Congrès de l’Association pour la Recherche InterCulturelle (ARIC)
Université de Genève – 24-28 septembre 2001
sur le site : http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/aric.
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Approches culturelle et interculturelle comparative:
vers une intégration de paradigmes complémentaires
par Bertrand TROADEC
Université de Toulouse-Le Mirail (UTM)
UFR de Psychologie
Département de Psychologie du Développement
Laboratoire Développement, Contextes, Cultures (LDCC)
5, allées Antonio Machado
31058 - Toulouse - Cedex 1
France
Tél./fax: +33 (0)561.407.693
Résumé:
Les débats traditionnels en psychologie interculturelle différencient souvent une approche
dite culturelle (cultural approach) et une approche dite (inter)culturelle comparative (cross-
cultural approach). L'opposition des courants qui résultent de cette différenciation prend
parfois la forme d'une «bataille» entre celui qui est «dans le vrai» et celui qui est «dans
l'erreur». Le projet de la communication proposée est d'exposer les fondements des deux
approches et, plus spécifiquement, ce qui les rassemble et les sépare.
Toutefois, l'objectif est aussi de montrer la stérilité d'une telle opposition et d'envisager son
dépassement. Il en résulte nécessairement le passage d'une pensée scientifique dualiste,
qui sépare et oppose les approches culturelle et (inter)culturelle comparative, à une
pensée scientifique de la complexité, qui conjoint et intègre les deux approches en
complémentarité.
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Introduction
Le philosophe de l’esprit John Searle, «l’un des plus influents et féroces critiques du
cognitivisme et de l’intelligence artificielle» (Dupuy, 2000, p. 53), affirme que «tout état
conscient est l'état conscient de quelqu'un» (Searle, 1995, p. 139). L’auteur met ici
l’accent sur le fait que, même dans le cadre de la connaissance scientifique, la subjectivité
ou l’intentionnalité de celui qui la produit est essentielle. «Autre conséquence de la
subjectivité: toutes mes formes conscientes d'intentionnalité [celles de Searle] qui me
donnent une information sur le monde indépendamment de moi se font toujours à partir
d'un point de vue particulier. Le monde lui-même n'a pas de point de vue; en revanche,
mon accès au monde par le biais de mes états conscients a toujours une perspective, il se
fait toujours à partir de mon point de vue» (p. 140). Aussi, bien que ce soit inhabituel en
psychologie du développement cognitif, mais dans la mesure où la réflexion qui suit est
faite à partir du point de vue subjectif de son auteur, l’introduction et la conclusion de la
communication sont à la première personne (je).
J’ai passé plus de 20 ans de ma vie en Océanie, dans le Pacifique Sud. Parmi les
événements les plus marquants de cette expérience personnelle, il y a eu mon adoption
(ou fa’a’amu) par une famille polynésienne. J’ai donc eu la chance d’avoir une deuxième
mère et un autre frère. Avec ce dernier, il a toujours été évident que je n’ai pas la même
couleur de peau que lui et que je parle la langue qu’il utilise quotidiennement beaucoup
moins bien. De plus, lorsqu’il est devenu diacre de l’Eglise Protestante, je suis devenu
docteur en psychologie de l’Université de Paris. Autrement dit, il y a toujours eu entre nous
une différence raciale, ethnique, et culturelle. Cette différence, objectivée par la
comparaison constante de l’un avec l’autre, n’a jamais fait de problème. Outre qu’elle nous
a souvent amusés, elle est, encore à l’heure actuelle, notre richesse.
Or, depuis que je suis devenu enseignant-chercheur à l’Université de Toulouse, il m’est
arrivé d’entendre que l’approche (inter)culturelle comparative qui guide, en partie, mes
travaux de recherche et mes enseignements, peut être suspectée parfois, d’une part d’être
raciste, et d’autre part de ne pas être vraiment de l’interculturel. Je me suis souvent
demandé pourquoi des points de vue sur mon histoire personnelle là-bas et ma démarche
scientifique ici pouvaient varier à ce point. Cela m’a tout naturellement amené à
m’interroger sur ce qui fonde la recherche interculturelle et surtout sur la manière dont,
personnellement, j’en fais. De nombreux éléments d’analyse ne sont pas nouveaux. Ils ont
déjà fait l’objet de prises de conscience et de débats au sein même de l’Association pour
la Recherche InterCulturelle (ARIC). Ce qui est peut-être nouveau, c’est mon souci de
dépasser les antagonismes idéologiques et aussi d’exposer les instruments conceptuels et
méthodologiques que j’utilise dans le cadre du projet de recherche qui est le mien. Ces
schèmes du chercheur apparaissent donc construits par la subjectivité de celui qui fait ce
projet. Il s’agit ainsi de considérer l’observateur, c’est-à-dire moi, comme «partie intégrante
de l’objet d’étude» (Laplantine, 1995, p. 168).
Aussi, le premier objectif de la communication est de tenter une analyse idéologique et
épistémologique des différentes approches du rapport psychisme/cultures, et ensuite
d’évoquer en quoi il est stérile de les opposer. Comme l’Association pour la Recherche
InterCulturelle (ARIC) l’a toujours soutenu, et comme de nombreux auteurs qui y adhèrent
l’affirment encore tout récemment, elles apparaissent plutôt complémentaires (par
exemple, Dasen, 2001). Il reste toutefois à préciser en quoi elles le sont, et surtout à en
proposer, si cela est possible, un modèle intégré. Une proposition en ce sens est faite
actuellement par Krewer (1999) et Bredendiek & Krewer (2001; sous presse). Si le
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problème de la construction d’un savoir relatif à l’autre culturel est depuis fort longtemps
familier aux anthropologues (Augé, 1994; Kilani, 1994/2000; Laplantine, 1995),
Bredendiek & Krewer (2001) estiment qu’un modèle intégré de compréhension de l’altérité
culturelle se doit de répondre à deux grandes questions «cruciales» (p. 43):
Comment et avec quelle complexité le sujet comprend et explique l’interaction entre
deux acteurs interculturels?
Comment un sujet construit une intersubjectivité interculturelle, c’est-à-dire quelle
est sa stratégie d’interculturalité? «L’idéal de l’interculturalité [étant] une négociation
active avec l’autre afin de trouver de manière consensuelle des potentiels
d’intégration de chaque perspective» (p. 45).
Le deuxième objectif de la communication est de tenter de répondre à ces deux questions,
dans le cadre du projet de recherche interculturelle qui est le mien, et relatif au
développement cognitif de l’enfant. Ici, le sujet dont on parle, est donc moi. Dans ce cas,
les deux questions précédentes deviennent:
Comment et avec quelle complexité je comprends et explique l’interaction entre
deux acteurs interculturels, dont l’un des deux est moi?
Comment je construis une intersubjectivité interculturelle, c’est-à-dire quelle est ma
stratégie d’interculturalité?
Qu’est-ce que l’interculturel?
«Cross-cultural psychology [la psychologie interculturelle] is the systematic study of relationships between
the cultural context of human development and the behaviors that become established in the repertoire of
individuals growing up in a particular culture. The field is diverse:
[1.] some psychologists work intensively within one culture [psychologie culturelle; cultural
psychology, indigenous psychology],
[2.] some work comparatively across cultures [psychologie (inter)culturelle comparative; cross-
cultural psychology],
[3.] and some work with ethnic groups within culturally plural societies [psychologie interculturelle;
acculturation psychology];
all are seeking to provide an understanding of these culture-behavior relationships» (Berry, 1997, p. x).
Les différentes approches
Sur la base de cette définition récente de Berry (1997), Troadec (1999b) et Guerraoui &
Troadec (2000) ont proposé un organigramme des différentes approches du rapport
psychisme/cultures (Tableau n° 1). Ces approches sont historiquement issues d’une
dialectique entre une tendance universaliste ou transculturelle et une tendance relativiste
ou culturaliste (Berry, 1984). Cette organisation rejoint aussi celle proposée, entre autres,
par Bredendiek & Krewer (2001), sous la forme de trois grandes perspectives, estimées
«divergentes» par les auteurs (p. 40), qui tentent de rendre compte de l’altérité culturelle:
Une perspective dite universaliste, focalisée sur l’unité du psychisme humain, dont
la culture serait seulement une source de variation (avec le statut de variable
indépendante), et qui correspond à ce que nous désignons ci-après par l’approche
(inter)culturelle comparative;
Une perspective particulariste pour laquelle l’univers culturel constitue le psychisme
humain, le rendant incomparable à un autre culturel, et qui correspond aux
approches culturelle et indigène (indigenous psychology);
Une perspective constructiviste, où l’altérité culturelle est le produit d’une rencontre
(ou processus de construction de significations) dans le cadre de situations de
communication, et qui correspond à l’approche interculturelle.
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LES APPROCHES DU RAPPORT «PSYCHISME/CULTURES»
Psychologie (inter)culturelle ou (Cross)-Cultural Psychology
Psychologie transculturelle
(déterminisme universaliste
ou absolutism)
Psychologie culturaliste
(relativisme culturel
ou relativism)
Ð
Psychologie
interculturelle
(acculturation
psychology)
Psychologie
(inter)culturelle
comparative
(cross-cultural
psychology)
Psychologie
Culturelle ou indigène
(cultural ou indigenous
psychology)
Acculturation
Ð
Interculturation
Acculturation
et
Enculturation
Enculturation
Clanet (1990)
Denoux (1995)
Camilleri & Vinsonneau
(1996)
Berry, Poortinga, Segall,
& Dasen (1992)
Segall, Dasen, Berry, &
Poortinga (1999)
Shweder (1990)
Bruner (1991)
Kim & Berry (1993)
Cole (1996)
Tableau n° 1 – Les approches du rapport psychisme/cultures
La polysémie des termes
A l’usage, il apparaît que cette typologie est très problématique. On peut tout d’abord
relever une polysémie, déjà ancienne, des termes utilisés pour désigner ces différentes
conceptions, et donc créer des ambiguïtés sémantiques (Krewer & Dasen, 1993; Krewer &
Jahoda, 1993). Par exemple, le même terme peut signifier le tout ou bien une partie de ce
tout. Un spécialiste des structures lexicales ou bien des classifications scientifiques peut
trouver cela surprenant. Le terme francophone interculturel, par exemple, peut dans une
acception large, recouvrir l’ensemble des approches, et dans une acception particulière,
l’approche qui se centre sur l’étude des situations de contacts ou de rencontres entre
personnes de cultures différentes. Le terme anglophone cross-cultural quant à lui, peut
aussi recouvrir l’ensemble des approches dans une acception large, et dans une
acception particulière, l’étude comparative de phénomènes dans des cultures différentes.
Il en est de même pour les termes francophone culturel et anglophone cultural. Ainsi, dans
une acception large et internationale, interculturel équivaut à cross-cultural, mais dans une
acception spécifique et francophone, interculturel est différent de culturel comparatif. De là
à dire que l’approche (inter)culturelle comparative n’est pas de l’interculturel, en jouant sur
les mots, le pas est facile à franchir…
L’aspect psychosocial
Sous un autre aspect (psychosocial et non plus seulement linguistique), Dasen (2000,
2001) rappelle récemment que l’ARIC a défini la recherche interculturelle, et cela dès sa
fondation en 1984 (voir aussi, Krewer & Dasen, 1993), sur la base de deux principales
approches complémentaires (par un regroupement des approches anglophones culturelle
et culturelle comparative):
l’étude de la diversité culturelle avec ou sans comparaison explicite (approches
culturelle comparative et culturelle tout court);
l’étude des contacts entre groupes culturels (approche interculturelle).
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Selon Dasen (2001), «stigmatiser cette distinction a été une erreur» (p. 69), parce qu’elle
a créé un antagonisme puissant entre un nous qui est dans le vrai et un eux dans l’erreur.
En effet, la psychologie sociale a depuis longtemps montré l’effet des processus de
catégorisation sociale lors d’interactions, notamment conflictuelles, entre groupes (par
exemple, Doise, 1979). Ces processus apparaissent aussi valides pour expliquer les
relations entre groupes de chercheurs en sciences humaines et sociales. Ils consistent à
valoriser et à homogénéiser son propre groupe d’appartenance (le in-group), identifié par
un label ou une étiquette particuliers, et à dévaloriser et se différencier des autres groupes
(les out-groups), identifiés par d’autres labels ou d’autres étiquettes, créant ainsi des
zones d’exclusion. Si le phénomène est humain, appliqué à la recherche interculturelle, il
peut être nocif et stérilisant. Segall (1993) fait une analyse du même type pour ce qui est
de l’opposition entre la cross-cultural psychology et la cultural psychology, et montre qu’à
bien y regarder, les différences entre eux et nous ne sont pas aussi marquées qu’on le
croit.
Les espaces linguistiques
D’autres aspects problématiques qui résultent de la polysémie des termes utilisés dans la
recherche interculturelle et de l’antagonisme psychosocial qu’ils autorisent, peuvent être
évoqués. Le premier, analysé par Krewer & Dasen (1993) en termes d’espaces
anglophone, germanophone et francophone, s’exprime aussi en termes d’univers
anglophone et de champ francophone par Camilleri & Vinsonneau (1996). En effet, il est
indéniable qu’il y a des traditions différentes, liées à leurs contextes linguistiques,
historiques et sociopolitiques d’émergence, à l’origine des conceptions actuelles du
rapport psychisme/cultures. Krewer & Dasen (1993), par exemple, en font une analyse
détaillée. Selon les auteurs, l’espace anglophone est caractérisé par une dichotomie entre
la cross-cultural psychology qui est une «amplification méthodologique de la psychologie
générale» (p. 54) et la cultural psychology qui souligne «la capacité d’autorégulation
psychique de l’individu dans le contexte culturellement préstructuré de l’action et de la
communication quotidienne» (p. 55). L’espace germanophone est différencié aussi par les
mêmes approches: la kulturvergleichende psychologie et la kulturpsychologie (tradition
herméneutique et théorie de l’action). Enfin, dans l’espace francophone, on retrouve aussi
les deux conceptions précédentes ainsi qu’une «particularité» (p. 56), qualifiée de
psychologie de l’interculturel, qui est «l’étude des effets psychologiques d’une existence
entre deux cultures» (p. 56) (voir Tableau n° 1). Il convient toutefois d’être très prudent
quant à une utilisation parfois réductrice de ces catégories et d’affirmer que la recherche
interculturelle n’a pas de frontières, notamment linguistiques. Sous peine de créer à
nouveau des zones d’exclusion (nous vs. eux), les différentes traditions qui la composent
ne se réduisent pas à des espaces, champs, ou univers linguistiquement clos.
Les mono- et les pluri-cultures
Vu sous un autre angle, la citation de Berry (1997), l’organigramme de Troadec (1999) et
Guerraoui & Troadec (2000), les analyses de Dasen (2000) et Bredendiek & Krewer
(2001), laissent supposer qu’il semble possible de différencier:
des études «d’un phénomène à l’intérieur d’une seule culture» (Dasen, 2000, p. 11)
ou culturelles et monoculturelles;
des études «d’un phénomène dans plusieurs cultures» (idem) ou biculturelles et
pluriculturelles;
des études de «processus mis en jeu par la rencontre de personnes d’origines
culturelles différentes» (idem) ou multiculturelles et interculturelles.
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