La recherche qualitative : sa pertinence et sa nécessité en

La recherche qualitative :
sa
pertinence et sa nécessité en
kinésithérapie
Qualitative research:
Its
relevance and necessity in physiotherapy
Michel Gedda (Directeur général des instituts de formation en masso-kinésithérapie et ergothérapie de Berck-
sur-Mer,
Rédacteur en chef de « Kinésithérapie, la Revue »)
Je
n'ai jamais compris pourquoi on les oppose tant.
Je
n'ai jamais compris pour quelles raisons s'intéresser à la « recherche qualitative » (approche
dite
constructiviste) altérerait le crédit qu'on porte à la recherche dite « quantitative » (approche
dite
positiviste). Pourquoi cette recherche qualitative semble si peu valorisée, voire dénigrée au
sein
de la profession, et plus généralement dans la communauté médicale – fort probablement
par
méconnaissance, voire par condescendance, il faut bien le reconnaître [1–3].
Le
simple constat de la façon avec laquelle les plus ardents promoteurs de la pratique factuelle
(evidence-based
practice)
1
escamotent les caractéristiques du patient – et même l'expérience
du
praticien – du triptyque original de Sackett, pour ne retenir que les données probantes, est
symptomatique
de ce malheureux aveuglement [2,4–9].
Est-ce
parce que la recherche qualitative expose davantage dans son ambition d'embrasser
l'entièreté
d'une situation réelle, là où il est tant rassurant d'isoler un phénomène pour mieux en
discerner
les tenants ? Est-ce parce que manipuler des instruments sophistiqués et aseptisés
dans
un laboratoire fait plus « scientifique » que de se dépatouiller dans le fatras du réel ? Est-ce
une
façon de disqualifier la diversité professionnelle dans la compétition au prestige servant des
carrières
personnelles ?
Ou
alors prétexter l'objectivité matérielle serait-il le seul moyen de neutraliser la subjectivité de
l'observateur
engagé dans son objet d'étude ? Mais refuser sa part d'imputation, et donc
d'implication,
n'est-ce pas s'exonérer de la responsabilité inhérente à toute prise en charge
humaine,
de surcroît toujours opérateur-dépendante en médecine (physique) ? Se réfugier dans
un
simplisme illusoire et naïf, fort d'une indigence occultée par amples fards méthodologiques et
statistiques,
pour finalement juste dénier la richesse et la multiplicité des réalités [10] qu'on
prétend
par ailleurs vouloir décrypter du (petit) bout de son microscope ?
Pourtant
la conscience de la nécessité d'élargir la compréhension thérapeutique dans la sphère
originale
et unique du patient n'est pas nouvelle, et ponctue la littérature professionnelle depuis
plusieurs
décennies [3–6,11–16].
Pourtant
un minimum de pratique de terrain suffit à faire percevoir la prégnance des embrouil-
laminis
contextuels influençant évidemment chaque situation humaine.
N'étant
pas « biomécanothérapeute », le physio-kinésithérapeute ne peut ignorer les perplexités
psychologiques
et sociologiques dans lesquelles s'expriment les problématiques gestuelles qu'il
traite.
De
la même façon qu'il cherche à maîtriser les composantes physico-chimiques, il appréhende
les
conduites et contradictions qui les mobilisent – autant et pas moins.
Car,
de part et d'autre de chaque articulation, au bout de tout membre, au sein de chaque organe,
il
y a une personne.
Car
toute articulation, tout membre, tout organe est avant tout une personne.
Sans
parler des possibilités fonctionnelles qui ne prennent sens et limites qu'au sein de leur
intrication
situationnelle. Tout le monde est d'accord, mais comment on en tient compte alors ?
Mots clés
Approche globale du patient
Épistémologie
Formation
Méta-compétence
Méthodologie
Objectivité
Recherche
qualitative
Recherche
quantitative
Réflexivité
Subjectivité
Keywords
Patient comprehensive
approach
Epistemology
Training
Meta-skill
Methodology
Objectivity
Qualitative
research
Quantitative
research
Reflexivity
Subjectivity
Unité
de recherche
pluridisciplinaire
sport, santé,
société,
laboratoire ER3S (Atelier
SHERPAS),
université d'Artois,
instituts
de formation en masso-
kinésithérapie
et ergothérapie,
avenue
du Phare, BP 62, 62602
Berck-sur-Mer
cedex, France
Adresse
e-mail :
[email protected]
DOIs
des articles originaux :
http://dx.doi.org/10.1016/j.
kine.2016.07.005
http://dx.doi.org/10.1016/j.
kine.2016.07.003
http://dx.doi.org/10.1016/j.
kine.2016.07.006
http://dx.doi.org/10.1016/j.
kine.2016.07.004
1
Cf médecine factuelle (evidence-based medicine).
Kinesither Rev 2016;16(180):20–23
Dossier / Avant-propos
20
http://dx.doi.org/10.1016/j.kine.2016.09.032
©
2016 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Comment peut-on tant étudier les déplacements tissulaires et
échanges
fluidiques sans considérer la plus grande globalité –
et
les finalités – dans lesquelles ils s'exercent et dont ils
s'influencent
inévitablement ?
Aucun
schème synaptique, aucune chaîne synergique,
aucune
liberté orthopédique ne résiste au caillou – imprévu,
connu
ou même vécu – qui titille dans la chaussure.
Aucune
rectitude posturale ne résiste à l'affliction sentimen-
tale,
aux peurs et désirs, qui hantent et persistent au sein de
toute
volition et automation. Comme aucune individualité ne
peut
s'extraire de sa société.
Je
peux contrôler mes mouvements, pas mes gestes. On peut
catégoriser
ma motilité, pas ma spontanéité. Ma réalité, ma
vérité.
Car
mes mouvements ne sont que support et manifestation de
mon
identité. Celle qui persiste(ra) malgré les âges et handi-
caps,
au sein d'une complexité présente, passée et à venir qui
m'enlise
et m'empreint aussi solidement qu'ankylose ou
paralysie.
Alors
que vaudrait de « rééduquer » sans « ré-éduquer »,
puisque
l'un et l'autre me servent et dessinent ?
Et
pour m'aider à maintenir, à récupérer, j'ai autant besoin
qu'on
cherche à me comprendre qu'à me mesurer.
Alors
pourquoi analyser l'un et ignorer l'autre ? Étudier le
contenu
sans explorer le contenant ? Cibler sans élargir ?
Je
suis rassuré qu'on m'applique des techniques avérées et au
bon
dosage évalué, mais le suis davantage quand on
m'aborde
selon des représentations adaptées, ou même sim-
plement
lucides des limites inhérentes à la mécompréhension
qu'engendrent
les singularités de ma situation unique.
Note de la rédaction
Cet article fait partie d'un ensemble indissociable, coor-
donné
par Michel GEDDA, publié dans ce numéro sous
forme
d'un dossier nommé « La recherche qualitative :
sa
pertinence et sa nécessité en kinésithérapie » et
composé
des articles suivants :
Gedda
M. La recherche qualitative : sa pertinence et
sa
nécessité en kinésithérapie. Kinesither Rev 2016;
16
(180).
Gatto
F, Vincent S, Michel S. Pourquoi la nouvelle
formation
initiale des kinésithérapeutes est une for-
mation
« à et par la recherche » multi-référentielle
(qualitative
et quantitative), indispensable pour une
professionnalisation
de qualité et pour une approche
globale
des patients ? Kinesither Rev 2016; 16 (180).
Demoncy
A. La recherche qualitative : introduction
à
la méthodologie de l'entretien. Kinesither Rev
2016;
16 (180).
Damour
C. Quel masseur-kinésithérapeute devenir ?
L'accompagnement
des étudiants en stage influ-
ence-t-il
leur orientation professionnelle ? Kinesither
Rev
2016; 16 (180).
Mulon
M. Les conditions pour créer une discipline
universitaire
en kinésithérapie : Résultats
d'enquêtes.
Kinesither Rev 2016; 16 (180).
Figure 1. « Spring in Wonderland » par Pedro Fernández Aguado, Madrid (http://www.dolcefoto.com, https://www.500px.com/fotoaguado).
Nous
remercions Pedro pour son aimable autorisation.
La recherche qualitative : sa pertinence et sa nécessité en kinésithérapie Dossier
/ Avant-propos
21

Et là peut-être, la recherche qualitative contribue-t-elle à ajus-
ter
et enrichir les certitudes issues des décompositions artifi-
cielles
et nécessaires ? À en pallier les carences ?
Alors
bien-sur, les modèles, les objectifs et les méthodologies
diffèrent
selon les approches. Mais avec chacune leur légiti-
mité
scientifique [17–23]. Car on peut différencier sans
exclure,
affirmer l'un sans infirmer l'autre.
Bien
au contraire : les recherches quantitatives et qualitatives
apparaissent
surtout complémentaires [3,24], pour s'équilibrer,
voire
corriger les excès que trop de précision fausserait autant
que
pas assez, que trop de particularisme utile nuirait à toute
utile
généralisation.
Quelle
serait triste, cette réalité qui ne se comprendrait uni-
quement
par ses parties ou par sa globalité !
Qu'une
seule façon de voir la vie !
Là
où justement, le rôle du rééducateur consiste à voir et faire
voir
autrement les réalités s'imposant trop facilement par limi-
tation
physique ou psychique. Et on ne résout pas une res-
triction
par une autre restriction.
Car
voir le monde autrement n'est pas le voir plus justement,
mais
souvent juste plus possiblement (Fig. 1).
Il
s'agit alors de doter les pratiques professionnelles de méta-
compétences
adaptatives, car non-reproductives, moins tech-
nicistes,
ouvertes à l'inconnu qu'est tout individu, a fortiori tout
patient
confronté à l'expression évolutive et disparate de la
pathologie
dans les problématiques, toujours inédites, qu'elle
génère
[24,25].
Des
problématiques appelant plusieurs bonnes solutions pos-
sibles,
et donc un choix acceptable parmi d'autres risques
à
accepter.
Alors,
chacun l'aura compris : nous soutenons la recherche
qualitative,
et toute sorte d'approche qui permette de mieux
comprendre
les réalités
2
, avec transparence, méthode et
rigueur.
Raison
pour laquelle nous avions traduit en 2015 les
lignes
directrices COREQ (rapport de recherche qualitative :
entretiens
individuels et entretiens de groupe focalisés) [26]
et
ENTREQ (synthèses de recherche qualitative, revues
de
littérature et méta-analyses) [27] destinées à aider
l'écriture
et la lecture des synthèses de recherche
qualitative.
Ce
dossier [24,28–30] concrétise les imperfections par les-
quelles
nous jugeons aussi licite de progresser.
Déclaration de liens d'intérêts
L'auteur
déclare ne pas avoir de liens d'intérêts.
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[24]
Gatto F, Vincent S, Michel S. Pourquoi la nouvelle formation
initiale
des kinésithérapeutes est une formation « à et par la
recherche
» multi-référentielle (qualitative et quantitative), indis-
pensable
pour une professionnalisation de qualité et pour une
approche
globale des patients ? Kinesither Rev 2016;16(180).
http://dx.doi.org/10.1016/j.kine.2016.07.003.
2
Ou plutôt – pour être lucide – d'accepter qu'il est souvent vain d'espérer les
comprendre.
. .
M. Gedda
Dossier / Avant-propos
22

[25] Michon D. Enjeux, sens et innovations de la réforme de la
formation
en kinésithérapie : les apports de la dialogique « pro-
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et universitarisation ». Kinesither Rev 2015;
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[26]
Gedda M. Traduction française des lignes directrices COREQ
pour
l'écriture et la lecture des rapports de recherche qualitative.
Kinesither
Rev 2015;15:50–4. http://dx.doi.org/10.1016/j.kine.
2014.11.005.
[27]
Gedda M. Traduction française des lignes directrices ENTREQ
pour
l'écriture et la lecture des synthèses de recherche qualitative.
Kinesither
Rev 2015;15:55–8. http://dx.doi.org/10.1016/j.kine.
2014.11.007.
[28]
Demoncy A. Méthodologie de recherche : la démarche qualita-
tive.
Kinesither Rev 2016;16(180). http://dx.doi.org/10.1016/j.
kine.2016.07.004.
[29]
Damour C. Quel masseur-kinésithérapeute devenir ? L'accompa-
gnement
des étudiants en stage influence-t-il leur orientation
professionnelle
?. Kinesither Rev 2016;16(180). http://dx.doi.
org/10.1016/j.kine.2016.07.005.
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Mulon M. Les conditions pour créer une discipline universitaire en
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La recherche qualitative : sa pertinence et sa nécessité en kinésithérapie Dossier
/ Avant-propos
23