Luptate ex eum ex Luptate ex eum ex Réflexivités par Loïc Wacquant L’habitus comme objet et méthode d’investigation Retour sur la fabrique du boxeur l’usinage collectif des schèmes pugilistiques au Woodlawn Boys Club de Chicago. 108 Cet article revient sur le cheminement qui m’a conduit à la pratique de l’enquête de terrain et qui m’a vu atterrir dans le club de boxe de Chicago qui est la scène principale de mon ethnographie du pugilisme dans le ghetto noir américain. Comment ai-je conçu le livre Corps et âme1, qui présente un premier bilan de cette plongée anthropologique tout en offrant une application méthodologique et une élaboration empirique du concept d’habitus de Pierre Bourdieu ? Pour répondre à ces questions, je démêlerai les liens biographiques, intellectuels et analytiques entre ce projet de recherche sur un métier corporel plébéien, le cadre théorique qui l’informe et l’étude macro-comparative sur la marginalité urbaine dont il est un produit dérivé imprévu2. J’expliquerai comment les contingences pratiques du travail de terrain m’ont conduit du ghetto comme instrument de domination ethno-raciale à l’incorporation comme problème et ressource de l’enquête sociologique. Par cette réflexion sur le procès de production du boxeur, j’entends plaider pour l’emploi de l’ethnographie comme instrument de construction théorique ; je souligne l’emprise et la puissance (potency) du savoir charnel et l’impératif de réflexivité épistémique, ainsi que la nécessité d’élargir la palette des genres et des styles textuels de l’ethnographie, de sorte à mieux saisir le Sturm und Drang de l’action sociale telle qu’elle est fabriquée et vécue. Le concept d’habitus a fourni l’ancre, la boussole et le cap du voyage ethnographique dont Corps et âme donne une manière de récit. C’est d’abord l’objet de l’enquête : le livre est une dissection du moulage des dispositions corporelles et mentales qui font le boxeur compétent et appétant dans le creuset de la salle d’entraînement. Mais c’est aussi l’outil de l’enquête : l’acquisition pratique de ces dispositions par l’analyste sert de véhicule technique pour mieux pénétrer les mystères de leur production sociale et de leur assemblage. En d’autres termes, l’apprentissage du sociologue au sein du gym est un miroir méthodologique de l’apprentissage subi par les sujets empiriques de l’étude ; le premier est exploité pour creuser plus profondément le second afin de porter au jour sa logique interne et ses propriétés souterraines ; tous deux mettent à l’épreuve la robustesse et la fécondité de l’habitus comme outil pour démonter les ressorts de l’action sociale. Contrairement à une vue répandue selon laquelle l’habitus serait une notion vague qui reproduit mécaniquement les structures sociales, efface l’histoire et opère à la manière d’une « boîte noire » obstruant l’observation et brouillant les explications3, il s’avère que la reformulation sociologique que Bourdieu donne de ce concept de la philosophie classique est un puissant levier pour guider l’investigation anthropologique et détecter les mécanismes sociaux opérants. Correctement utilisé, l’habitus ne se contente pas d’éclairer les logiques bigarrées de l’action sociale ; il fonde aussi les vertus distinctives de l’immersion profonde dans l’objet de l’enquête ethnographique et de l’enchevêtrement charnel (carnal entanglement) avec cet objet. Du Pacifique sud au South Side de Chicago La notion d’habitus pose que les agents humains sont des animaux historiques portant en leur corps des sensibilités et des catégories acquises, qui sont le produit sédimenté 1. Loïc Wacquant, Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Montréal, Comeau & Nadeau, 2000. 2. Loïc Wacquant, Parias urbains. Ghetto, banlieues, État, Paris, La Découverte, 2006. 3. Pour une régurgitation-type de ces objections, voir Richard Jenkins, Pierre Bourdieu, Londres, Routledge, 1991. ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES numéro 174 p. 4-13 109 Luptate ex eum ex Luptate ex eum ex Réflexivités de leurs expériences sociales passées. Il convient donc de commencer en évoquant ce qui m’a conduit à la recherche ethnographique et en précisant les attentes et les intérêts intellectuels qui étaient les miens lorsque je suis arrivé sur le South Side de Chicago. Mon initiation au travail de terrain précède mon entrée à l’école doctorale de l’université de Chicago en 1985. Pour satisfaire à mes obligations militaires (comme tout citoyen français de sexe masculin à l’époque), j’ai eu la chance d’être affecté dans le Pacifique sud pour y effectuer un service civil, au titre de l’assistance technique, en tant que sociologue dans un centre de recherche de l’ORSTOM (l’ancien « Office de recherche coloniale » de la France, désormais Institut de recherche pour le développement). J’ai donc passé deux ans en Nouvelle-Calédonie, lointain comptoir de l’ancien empire oublié à l’autre bout du monde, au sein d’une toute petite équipe de recherche (nous étions trois), au moment du soulèvement kanak de novembre 1984. J’ai ainsi vécu et travaillé dans une société coloniale très brutale et très archaïque : la Nouvelle-Calédonie dans les années 1980 était une colonie type fin du XIXe siècle qui avait survécu, quasi intacte, à la fin du XXe4. C’était une expérience sociale extraordinaire pour un apprenti sociologue, que de mener des enquêtes sur le système scolaire, l’urbanisation et le changement social dans ce contexte d’insurrection, sous état d’urgence, et d’observer en temps réel les luttes entre colons et indépendantistes, et de devoir réfléchir concrètement au rôle civique de la science sociale. J’ai ainsi eu le privilège de participer à un congrès à huis clos du Front de libération nationale kanak et socialiste à Canala au plus fort du soulèvement, et j’ai fait le tour de la « Grande terre » (l’île principale) et séjourné à plusieurs reprises sur l’île de Lifou chez des amis militants kanak alors que pratiquement personne ne circulait sur le territoire à ce moment. Le creuset néo-calédonien m’a sensibilisé à l’inégalité ethno-raciale et au cantonnement spatial comme modalité du contrôle social, les Kanaks étant majoritairement relégués dans des réserves rurales isolées et des quartiers « hyper-ségrégués » de la capitale Nouméa. Il m’a également donné une conscience aiguë du fonctionnement au quotidien des hiérarchies rigides de couleur et d’honneur et de la place cruciale du corps comme cible, réceptacle et source de rapports de pouvoir asymétriques. J’ai en outre été exposé à des formes extrêmes d’imagerie raciale dévalorisante, les natifs mélanésiens étant typiquement représentés comme des « super-primitifs » dépourvus de culture et d’histoire, alors même qu’ils se soulevaient pour prendre en main leur destin historique5. Tout cela devait s’avérer extrêmement utile par la suite, dans le ghetto du 110 Réflexivités South Side de Chicago où les Noirs américains étaient couramment soumis à des traitements similaires. C’est en Nouvelle-Calédonie que j’ai lu les classiques de l’ethnologie, Mauss, Mead, Malinowski, Radcliffe-Brown, Bateson, etc. (notamment les travaux sur le Pacifique sud : les îles Trobriand étaient juste à côté) et que j’ai tenu mes premiers carnets de terrain. Le tout premier a été griffonné au sein de la tribu de Luecilla, sur la baie de Wé, lors de la Noël 1983, environ un an avant le soulèvement indépendantiste (son point d’orgue était la description d’une chasse à la chauve-souris suivie de la dégustation du produit de notre expédition au repas du soir). Ces notes de terrain ont trouvé leur place dans mes premières publications sur l’inégalité scolaire, le conflit colonial et la transformation des communautés mélanésiennes sous la pression de l’expansion capitaliste et de la tutelle française. À l’issue de mon séjour calédonien, j’ai obtenu une bourse de quatre ans pour aller faire mon doctorat à l’université de Chicago, berceau de la sociologie étasunienne et havre de la principale tradition d’ethnographie urbaine. En arrivant dans la ville d’Upton Sinclair, mon intention était de travailler à une anthropologie historique de la domination coloniale en Nouvelle-Calédonie, mais j’ai été dérouté de manière imprévue et j’ai dévié vers le ghetto noir américain. D’un côté, les portes de la Nouvelle-Calédonie se sont brusquement refermées après que j’aie porté plainte contre le bureaucrate médiocre qui me chapeautait à Nouméa et qui avait abusé de son autorité pour cosigner contre mon gré une monographie que j’avais réalisée seul6 – ce qui, tristement, était une pratique courante à l’ORSTOM. Les directeurs parisiens de l’Institut se sont empressés de couvrir le fraudeur et je me suis vu « interdit de séjour » dans cet organisme et, partant, sur l’île. De l’autre côté, je me suis trouvé confronté au quotidien aux rudes réalités du ghetto de Chicago, ou du moins de ce qu’il en restait. On m’avait attribué le dernier logement étudiant disponible en lisière du campus, celui dont personne ne voulait ; j’ai donc emménagé sur la 61e rue, en bordure du quartier noir déshérité de Woodlawn. C’était un choc terrible et un étonnement de tous les instants d’avoir juste sous ma fenêtre ce paysage urbain quasi lunaire, invraisemblable de délabrement, de misère et 4. Sur ce point, voir Alban Bensa, Chroniques kanak. L’ethnologie en marche, Paris, Ethnies, 1995. 5. Pierre Bourdieu et Alban Bensa, « Quand les Canaques prennent la parole », Actes de la recherche en sciences sociales, 56, mars 1985, p. 69-85. 6. Loïc Wacquant, L’École inégale. Éléments de sociologie de l’enseignement en Nouvelle-Calédonie, Paris-Nouméa, Éd. de l’ORSTOM-Institut culturel mélanésien, 1985. de violence, avec une séparation totalement hermétique entre le monde blanc, prospère et privilégié de l’université et les quartiers afro-américains à l’abandon tout autour. Venant d’Europe de l’ouest où de tels niveaux d’abandon urbain, d’indigence matérielle et de ségrégation ethnique sont inconnus, je me sentais profondément interpellé au quotidien, intellectuellement et politiquement. C’est alors qu’intervient la deuxième rencontre décisive de ma vie intellectuelle, celle avec William Julius Wilson – la première était ma rencontre avec Pierre Bourdieu, cinq ans auparavant, qui m’avait conduit à me convertir de l’économie à la sociologie après avoir assisté à une de ses conférences7. Wilson est le plus éminent sociologue noir américain de la seconde moitié du XXe siècle et le grand spécialiste de la question des liens entre « race et classe » aux États-Unis – son analyse sur « Les Noirs et les institutions américaines » dans The Declining Significance of Race8 a posé les paramètres de ce secteur de la recherche en 1978. Sa présence parmi le corps professoral de Chicago était l’un des éléments qui m’avait initialement attiré vers cette université et, par conséquent, lorsqu’il m’a proposé de travailler avec lui à la grande enquête sur la pauvreté urbaine qu’il venait de lancer – en gros le programme de recherche tracé par son livre The Truly Disadvantaged 9 –, j’ai sauté sur l’occasion et je suis rapidement devenu son proche collaborateur et co-auteur. J’ai donc eu la chance d’aller tout de suite au cœur du sujet mais aussi de voir de près comment fonctionnait ce débat scientifique et politique au plus haut niveau, notamment dans les instituts philanthropiques et les think tanks qui ont façonné la résurgence de la problématique des rapports entre race, classe et pauvreté dans l’inner city10. C’est ainsi que j’ai entamé mes investigations, d’abord aux côtés de Wilson puis par moi-même, sur la transformation du ghetto noir après les soulèvements des années 1960, en m’efforçant de sortir de la vision pathologisante qui imprégnait et biaisait les travaux sur la question. J’ai une grande dette personnelle et intellectuelle envers Bill Wilson, qui a été un mentor à la fois exigeant et généreux : il m’a stimulé et soutenu, et il m’a donné la liberté de diverger d’avec ses analyses, voire d’avancer dans une direction diamétralement opposée à la sienne. Par l’exemple, il m’a enseigné le courage intellectuel – comment prendre une focale élargie, creuser les détails en profondeur, poser les questions difficiles, même lorsque cela implique d’ébouriffer au passage quelques plumes sociales ou universitaires. Il a aussi invité Pierre Bourdieu à venir présenter à son équipe sa recherche algérienne sur l’urbanisation et la prolétarisa- tion au début des années 196011. Il se trouvait justement que Bourdieu avait voulu, quelques années auparavant, faire traduire en français The Declining Significance of Race (mais le projet n’avait pas abouti en raison de la réticence des Éditions de Minuit). Cette rencontre et la discussion qui s’en est suivi m’ont renforcé dans le sentiment que je pouvais faire la connexion entre les premières enquêtes anthropologiques de Bourdieu sur les trajectoires de vie des sous-prolétaires algériens et les dilemmes contemporains des habitants du ghetto noir de Chicago qui préoccupaient Wilson. Mais je n’avais pas encore trouvé comment. L’ethnographie a joué un rôle pivot à ce moment, et ce pour deux raisons. Tout d’abord, j’ai suivi davantage de cours en anthropologie qu’en sociologie parce que le département de sociologie de l’université de Chicago était très terne intellectuellement et parce que j’étais viscéralement attaché à une conception unitaire de la science sociale héritée de ma formation française. Les cours, les publications et les encouragements de John et Jean Comaroff, Marshall Sahlins, Bernard Cohn et Raymond Smith m’ont poussé vers le travail de terrain. Ensuite, j’ai voulu très vite trouver un point d’observation directe à l’intérieur du ghetto parce que la littérature existante sur le sujet était le produit d’un « regard lointain » qui me semblait foncièrement biaisé, sinon aveugle12. Cette littérature était dominée par l’approche statistique, déployée de très haut par des chercheurs qui le plus souvent n’avaient aucune connaissance première, voire même seconde, de ce qui fait la réalité ordinaire des quartiers dégradés du cœur de la Black Belt et qui remplissent ce vide par des stéréotypes tirés du sens commun, journalistique ou universitaire. J’ai voulu reconstruire la question du ghetto d’en bas, sur la 7. Loïc Wacquant, “Taking Bourdieu into the field”, Berkeley Journal of Socio­ logy, 46, 2002, p. 180-186. (trad. fr. « Le pari pascalien de Bourdieu », in Gérard Mauger (éd.), Rencontres avec Pierre Bourdieu, Paris, Éd. du Croquant, 2005, p. 271-279). 8. William Julius Wilson, The Declining Significance of Race: Blacks and Chan­ ging American Institutions, Chicago, University of Chicago Press, 1978. 9. William Julius Wilson, The Truly Disadvantaged: the Inner City, the Underclass, and Public Policy, Chicago, University of Chicago Press, 1987 (trad. fr. Les Oubliés de l’Amérique, Paris, Desclée de Brouwer, 1994). 10. Le terme inner city est l’euphémisme géographique déracialisé par lequel la sociologie étasunienne désigne le ghetto noir et les quartiers ségrégués des autres « minorités » qui lui sont historiquement accolés (voir David Ward, Poverty, Ethnicity and the American City, 1840-1925: Changing Conceptions of the Slum and Ghetto, New York, Cambridge University Press, 1989). 11. Pierre Bourdieu, Alain Darbel, Jean-Pierre Rivet et Claude Seibel, Travail et travailleurs en Algérie, Paris-La Haye, Mouton, 1963. 12. Loïc Wacquant, “Three pernicious premises in the study of the American ghetto”, International Journal of Urban and Regional Research, 21, “Events and Debate”, 1997, p. 341-353. (trad. fr. « Trois tendances pernicieuses dans l’étude du ghetto américain », M: Mensuel Marxisme Mouvement (numéro spécial « Mégalopole USA »), 85-86, novembre-décembre 1996, p. 36-41. 111 Luptate ex eum ex Luptate ex eum ex Réflexivités base d’une observation précise des activités et rapports quotidiens des habitants de cette terra non grata mais aussi, pour cette raison même, incognita13. Je jugeais impossible, épistémologiquement et moralement, de travailler sur le ghetto sans en acquérir une connaissance sérieuse de première main, puisqu’il était là, littéralement sur le pas de ma porte (l’été on entendait des coups de feu claquer dans la nuit de l’autre côté de la rue), et que les travaux établis me semblaient pleins de notions académiques improbables ou pernicieuses, à commencer par le mythe savant de l’underclass qui était une véritable industrie intellectuelle durant ces années14. En tant que Français blanc, mes expériences formatrices au plan social et intellectuel faisaient de moi un parfait étranger à ce milieu et intensifiaient le besoin que je ressentais d’en acquérir une familiarité pratique. Après quelques tentatives avortées, j’ai trouvé par hasard une salle de boxe à Woodlawn, à trois pâtés de maisons de chez moi, et je m’y suis inscrit en disant que je souhaitais apprendre à boxer, tout simplement parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire dans le contexte. En fait, je n’avais absolument aucune curiosité ni intérêt pour le monde pugilistique en soi, même si je souhaitais réellement prendre de l’exercice. Le club ne devait être qu’un tremplin pour mener mes observations dans le ghetto, un lieu de rencontre avec des informateurs potentiels. L’habitus s’invite à la salle de boxe Très vite, le gym s’est avéré être non seulement une formidable fenêtre sur la vie quotidienne des jeunes du quartier mais aussi un microcosme complexe, doté d’une histoire, d’une culture et d’une vie sociale, esthétique, émotionnelle et morale bien à lui. En quelques mois, j’ai établi un lien très fort, charnel, avec les habitués du club et avec le vieux coach, DeeDee Armour, qui est devenu pour moi une manière de second père. Je me suis peu à peu senti happé par le magnétisme du Noble art, au point de passer le plus clair de mon temps à la salle de boxe et ses abords. Au bout d’une année environ, l’idée s’est imposée de creuser un second sujet de recherche, à savoir la logique sociale d’un métier du corps. Qu’est-ce qui fait vibrer les boxeurs ? Pourquoi s’engagent-ils dans ce métier si dur et si destructeur entre tous ? Comment acquièrent-ils l’envie et les habiletés nécessaires pour l’exercer sur la durée ? Quel est le rôle du gym, de la rue, de la violence ambiante et du mépris racial, de l’intérêt et du plaisir, et de la croyance collective dans la transcendance personnelle dans tout ça ? Plus abstraitement, comment se crée une compétence sociale qui est une 112 compétence incorporée, transmise par le truchement d’une pédagogie silencieuse des organismes en action ? Bref, comment se fabrique et se déploie l’habitus pugilistique ? C’est ainsi que je me suis mis à mener de front deux recherches connexes – deux projets apparemment très différents mais en réalité étroitement liés entre eux : une microsociologie charnelle de l’apprentissage de la boxe comme métier du corps sous-prolétarien dans le ghetto, livrant de cet univers une « coupe » particulière, d’en bas et de l’intérieur15 ; et une macrosociologie historique et théorique du ghetto comme instrument de fermeture raciale et de domination sociale, offrant une perspective généralisante d’en haut et de l’extérieur16. Dès ma première après-midi à la salle, j’avais commencé à tenir un journal de terrain après chaque entraînement, dans un premier temps pour surmonter le sentiment écrasant de ne pas être à ma place sur la scène pugilistique à de multiples égards, et sans véritablement savoir ce que j’allais faire de ces notes. Je me suis mis ensuite à prendre des notes systématiques et à explorer les différentes facettes du Noble art. La notion d’habitus s’est d’emblée proposée à moi comme un outil conceptuel susceptible de donner sens à mon expérience personnelle d’apprenti boxeur autant que comme un canevas me permettant d’organiser mes observations de la pédagogie pugilistique. J’avais lu et relu les travaux anthropologiques de Bourdieu durant mes années en Nouvelle-Calédonie. Je savais donc parfaitement comment il avait élaboré cette notion dans l’idée de surmonter l’antinomie entre un objectivisme qui ravale la pratique au rang de précipité mécanique des nécessités structurales et un subjectivisme qui confond les volontés et les intentions personnelles de l’agent avec les ressorts de son action17. L’auteur de l’Esquisse d’une théorie de la pratique avait repris l’habitus à une longue lignée de philosophes, courant d’Aristote à Husserl en passant par la scolastique de Thomas d’Aquin, pour développer une théorie dispositionnelle DÉSOLATION URBAINE SUR LA 63e RUE, South Side de Chicago. 13. Voir Loïc Wacquant, « “The Zone”: Le métier de “hustler” dans le ghetto noir américain” », Actes de la recherche en sciences sociales, 93, juin 1992, p. 38-58, pour une première tentative. 14. Michael Katz (in M. Katz (éd.), The “Underclass” Debate: Views from History, Princeton, Princeton University Press, 1993) et Herbert Gans (The War Against the Poor, New York, Pantheon, 1995) offrent un panorama critique des travaux utilisant cette notion interlope ; Loïc Wacquant (« L’“underclass” urbaine dans l’imaginaire social et scientifique américain », in Serge Paugam (éd.), L’Exclusion : l’état des savoirs, Paris, La Découverte,1996, p. 248-262) en livre une dissection conceptuelle. 15. L. Wacquant, Corps et âme..., op. cit. 16. L. Wacquant, Parias urbains..., op. cit. 17. Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Minuit, 1980 ; voir aussi Loïc Wacquant (“Habitus”, in Jens Beckert et Milan Zafirovski (éds), International Encyclopedia of Economic Sociology, Londres, Routledge, 2004, p. 315-319) pour une généalogie et une exégèse de cette notion. 113 Luptate ex eum ex Luptate ex eum ex Réflexivités de l’action posant que les agents sociaux ne sont pas des êtres passifs manipulés par des forces externes mais des créatures agiles et habiles qui construisent activement la réalité sociale par le biais de catégories de perception, d’appréciation et d’action. Mais, à rebours de la phénoménologie, Bourdieu affirme que, tout en étant résilientes et partagées, ces catégories ne sont pas universelles (transcendantales au sens de la philosophie kantienne) et que la matrice générative qu’elles constituent n’est pas immuable. Plus précisément, en tant que sédiments incorporés de l’histoire individuelle et collective, elles sont elles-mêmes socialement construites. Produit de l’histoire, l’habitus produit des pratiques, individuelles et collectives, donc de l’histoire, conformément aux schèmes engendrés par l’histoire ; il assure la présence active des expériences passées qui, déposées en chaque organisme sous la forme de schèmes de perception, de pensée et d’action, tendent, plus sûrement que toutes les règles formelles et toutes les normes explicites, à garantir la conformité des pratiques et leur constance à travers le temps18. Le vieux coach DeeDee orchestre la pédagogie silencieuse des corps en action. 114 Quatre propriétés du concept d’habitus suggéraient d’entrée sa pertinence pour disséquer la fabrique sociale des boxeurs. Premièrement, l’habitus est un ensemble de dispositions acquises et personne n’est boxeur de naissance (et moi encore moins que tous !) : l’entraînement des combattants est justement composé d’exercices physiques, de règles de vie ascétiques (tenant à la gestion de la nourriture, du temps, des émotions et du désir sexuel) et de jeux sociaux visant à leur conférer de nouvelles habiletés, de nouveaux schémas et désirs spécifiques au microcosme pugilistique19. Deuxièmement, l’habitus pose que la maîtrise pratique fonctionne en-deçà de la conscience et du discours ; cet aspect correspond parfaitement à la caractéristique cardinale de l’expérience de l’apprentissage pugilistique, qui est que la compréhension mentale est de peu d’utilité (et s’avère même être une gêne considérable sur le ring) aussi longtemps qu’on n’a pas saisi la technique du combat avec son corps20. Troisièmement, l’habitus indique que les ensembles de dispositions varient en fonction de la position et de la trajectoire sociales : des individus ayant des expériences de vie diverses auront acquis différents modes de penser, de sentir et d’agir ; leurs dispositions primaires seront plus ou moins éloignées de celles requises par le Noble art ; et, de ce fait, ils s’y investiront plus ou moins et s’avèreront plus ou moins aptes à en maîtriser les techniques. Voilà qui s’accordait tout à fait avec mon expérience et mes observations personnelles sur les comportements disparates de mes camarades de salle qui, au fil du temps, bataillaient contre les attraits concurrents de la rue et du gym, s’adaptaient à l’autorité de notre coach et cherchaient à refaçonner leur soi en accord avec les exigences astreignantes du métier de la cogne. Quatrièmement, les structures conatives et cognitives socialement constituées qui composent l’habitus sont malléables et transmissibles parce qu’elles résultent d’un travail pédagogique. Qui veut percer les mystères de l’habitus doit étudier les pratiques d’inculcation organisées par le truchement desquelles il est constitué21. Le moment-clé du travail de terrain qui a cristallisé cette intuition théorique, transmuant ce qui n’était initialement qu’une activité annexe en une enquête à part entière sur la logique sociale de l’incarnation, n’a rien de glorieux : je me suis fait casser le nez à l’entraînement en juillet 1989, au bout d’environ dix mois de noviciat. Cette blessure m’a contraint à délaisser le ring pendant une longue parenthèse durant laquelle Bourdieu m’a demandé d’écrire une note de recherche sur mon initiation sur la base de mon carnet de terrain pour un numéro thématique des Actes de la recherche en sciences sociales en préparation sur « L’espace des sports ». Il en est résulté un long article qui nous a convaincus qu’il était à la fois possible et fructueux de convertir la théorie de l’action qu’enferme la notion d’habitus en une expérimentation empirique sur la production pratique des boxeurs au gym de Woodlawn22. L’analyse amorcée dans cet article a bientôt été approfondie par un engagement plus direct avec l’habitus sur le front théorique. Pendant que je menais mes investigations sur la boxe dans le ghetto, j’étais en contact permanent avec Pierre Bourdieu, qui m’encourageait et me guidait. Lorsqu’il avait appris que je m’étais inscrit à la salle de Woodlawn, il m’avait griffonné un mot qui disait en substance « Accrochez-vous, vous en apprendrez plus sur le ghetto dans ce club que dans toutes les enquêtes quantitatives du monde ». (Par la suite, quand je suis descendu d’un palier 18. P. Bourdieu, ibid., p. 91. 19. Loïc Wacquant, “The Prizefighter’s three bodies”, Ethnos. Journal of Anthropology, 63, novembre 1998, p. 325-352. 20. Loïc Wacquant, “The pugilistic point of view: how boxers think and feel about their trade”, Theory and Society, 24, août 1995, p. 489-535. 21. Loïc Wacquant, “Pugs at work: bodily capital and bodily labor among professional boxers”, Body and Society, 1, printemps 1995, p. 65-94 (trad. fr. « La fabrique de la cogne : capital corporel et travail du corps chez les boxeurs professionnels », Quasimodo, 7, printemps 2003, p. 181-201). 22. Loïc Wacquant, « Corps et âme : notes ethnographiques d’un apprentiboxeur », Actes de la recherche en sciences sociales, 80, novembre 1989, p. 33-67 ; L. Wacquant, “Taking Bourdieu into the field”, art. cit. 115 Luptate ex eum ex Luptate ex eum ex Réflexivités dans mon immersion, il s’est quelque peu effrayé et a tenté de me retenir. Lorsque je suis rentré en lice pour combattre dans le tournoi des Golden Gloves de Chicago, il a d’abord menacé de me renier parce qu’il craignait que je ne sois blessé, avant de réaliser qu’il n’y avait pas lieu de paniquer : j’étais bien préparé à cette épreuve du feu.) Bourdieu est venu plusieurs fois à Chicago, où il a visité le gym et a rencontré DeeDee et mes amis boxeurs (auxquels je l’ai présenté comme « le Mike Tyson de la sociologie »). C’est lors d’une de ces visites que nous avons élaboré le projet d’un livre qui expliciterait le cœur théorique de son travail, à l’intention du public angloaméricain puisque c’est sur ce front que les distorsions et les obstacles à une appropriation fructueuse de ses modèles étaient alors les plus forts. Nous avons consacré trois ans à la rédaction de cet ouvrage, écrit directement en anglais à travers l’Atlantique (par fax, téléphone, lettres et au fil de rencontres tous les quelques mois), intitulé An Invitation to Reflexive Sociology23, dans lequel nous démêlons les liens entre habitus, capital et champ. Durant ces années-là, j’ai mené une existence à la « Doctor Jekyll and Mister Hyde », boxant le jour et passant mes nuits à écrire de la théorie sociologique. L’après-midi, j’allais à la salle, je m’entraînais, je traînais avec mes ring buddies et je conversais sans fin avec notre coach DeeDee avant de le ramener chez lui après la fermeture. Et, plus tard dans la soirée, après avoir tapé mes notes de terrain, je m’attelais au manuscrit du livre avec Bourdieu. C’était tour à tour enivrant, stimulant et épuisant. Mais mes travaux pratiques d’apprenti pugiliste de la journée me procuraient à la fois un répit de la cogitation conceptuelle intense et une puissante incitation à reformuler en termes empiriques prosaïques les questions abstraites traitées dans le livre. Sociologie du ghetto (que je prolongeais par une comparaison avec la transformation postindustrielle de la banlieue populaire française), ethnographie charnelle du corps habile, et travail théorique avec Bourdieu : tout s’est construit ensemble et en même temps, et tout se tient par cet entremêlement même. Le projet sur la boxe est une ethnographie de facture classique par ses paramètres, une sorte d’étude de village comme en faisaient les anthropologues britanniques dans les années 1940, à ceci près que mon village est la salle de boxe et ses extensions, et ma tribu les boxeurs et leur entourage. J’ai retenu cette unité structurale et fonctionnelle parce qu’elle enserre les boxeurs et découpe un horizon temporel, relationnel, mental, émotionnel et esthétique spécifique, qui sépare le pugiliste, le pousse à « héroïser » son monde quotidien et, ce faisant, l’élève au-dessus de son environnement 116 Réflexivités ordinaire24. Je voulais d’abord disséquer la relation bifide d’« opposition symbiotique » entre le ghetto et le gym, la rue et le ring. Ensuite, j’entendais montrer comment la structure sociale et symbolique de la salle gouverne la transmission de la technique du Noble art et la production de la croyance collective dans l’illusio pugilistique. Enfin, je souhaitais percer la logique en actes d’une pratique corporelle qui opère aux limites extrêmes de la pratique par le biais d’un apprentissage de longue durée à la première personne. Pendant trois ans, je me suis fondu dans le paysage local et je me suis littéralement pris au jeu. J’ai appris à boxer et participé à toutes les phases de la préparation du boxeur, jusqu’à combattre lors du grand tournoi amateur des Golden Gloves. J’ai suivi mes copains de la salle dans leurs pérégrinations personnelles et professionnelles. Et j’ai traité au quotidien avec les entraîneurs, managers, promoteurs, etc., qui font tourner la planète de la « cogne » et se partagent les profits et les périls de ce « show-business with blood », pour reprendre l’expression de Budd Schulberg25. Ce faisant, j’ai été aspiré par la spirale sensuelle et morale du pugilisme, au point d’envisager sérieusement d’interrompre mon parcours universitaire pour passer professionnel. Toutefois, comme tout ce qui précède l’indique, l’objet et la méthode de cette enquête, elles, n’ont rien de classique. Corps et âme propose une radicalisation empirique et méthodologique de la théorie de l’habitus. D’une part, j’ouvre la « boîte noire » de l’habitus pugilistique en décortiquant la production et l’assemblage des catégories cognitives, des habiletés corporelles et des désirs qui, combinés, définissent la compétence et l’appétence propres au boxeur. De l’autre, je déploie l’habitus comme dispositif méthodologique, c’est-à-dire que je me place dans le tourbillon local de l’action, en situation d’acquérir, par la pratique et en temps réel, les dispositions du boxeur, afin d’élucider le magnétisme propre au cosmos pugilistique. Je suis, de ce fait, en mesure de dévoiler le pouvoir de séduction (powerful allure) de la combinaison d’habiletés, de sensualité et de moralité qui lie le boxeur à son métier et qui marque de son empreinte les conceptions incorporées du risque et de la rédemption qui lui permettent de surmonter le senti23. Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant, An Invitation to Reflexive Sociology, Chicago, University of Chicago Press ; Cambridge, Polity Press, 1992 (trad. fr. abrégée, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, Seuil, 1992). 24. Loïc Wacquant, « Protection, discipline et honneur : une salle de boxe dans le ghetto américain », Sociologie et sociétés, 27, printemps 1995, p. 75-89. 25. Loïc Wacquant, “A fleshpeddler at work: power, pain, and profit in the prizefighting economy”, Theory and Society, 27, février 1998, p. 1-42 (extrait en trad. fr. « Un marchand de chair à l’œuvre : passion, pouvoir et profit dans l’économie de la boxe professionnelle », Actuel Marx, 41, printemps 2007, p. 71-83). ment trouble qu’il a d’être surexploité26. La méthode met donc à l’épreuve la théorie de l’action qui anime l’analyse selon un dispositif de recherche récursif et réflexif. L’idée qui me guidait ici était de pousser la logique de l’observation participante jusqu’à inverser cette dualité et faire de la participation observante. Dans la tradition anglo-américaine, on met en garde les étudiants en anthropologie qui partent pour la première fois sur le terrain en leur disant, « Don’t go native ». Dans la tradition française, on peut admettre l’immersion radicale – ainsi Jeanne Favret-Saada dans les Mots, la mort, les sorts27, sans parler de Michel Leiris et son Afrique fantôme28 – mais à condition qu’elle soit couplée avec une épistémologie subjectiviste qui nous perd dans le for intérieur de l’anthropologue-sujet. Ma position est, au contraire, de dire « Go native », mais « Go native armed », soit équipé de tous vos outils théoriques et méthodologiques, avec toutes les problématiques héritées de votre discipline, avec votre capacité de réflexivité et d’analyse, et guidé par un constant effort pour, une fois passée l’épreuve initiatique, objectiver cette expérience et construire l’objet – plutôt que de vous laisser naïvement embrasser et construire par lui. Allez-y, devenez indigènes mais revenez en sociologues ! Dans mon cas, le concept d’habitus a servi à la fois de passerelle pour entrer dans la fabrique du savoir-faire pugilistique et découper méthodiquement la texture du monde du pugiliste au travail et de bouclier contre la tentation du glissement subjectiviste de l’analyse sociologique dans le récit narcissique. De la chair au texte Certains de mes critiques, confondant la facture narrative du livre et sa teneur analytique, et méprenant mon travail pour une extension des « études de professions » à la manière de la seconde École de Chicago29, n’ont pas même aperçu le double rôle que joue le concept d’habitus dans l’enquête et se sont plaint de l’absence de théorie dans le livre30. En fait, théorie et méthode sont liées au point de fusionner dans l’objet empirique même qu’elles permettent d’élaborer. Corps et âme est une ethnographie expérimentale au sens originel du terme, puisque le chercheur est l’un des corps socialisés jetés dans l’alambic socio-moral et sensuel de la salle de boxe, corps en action dont on va tracer la transmutation pour percer l’alchimie par laquelle se fabrique le boxeur. L’apprentissage est ici le moyen d’acquérir une maîtrise pratique, une connaissance viscérale de l’univers analysé, d’élucider la praxéologie des agents en question, comme le recommandait Erving Goffman31 dans une communication célèbre sur le travail de terrain – et non pas d’entrer dans la subjectivité du chercheur. Ce n’est pas du tout une chute dans le puits sans fond du subjectivisme, dans lequel se jette joyeusement l’« auto-ethnographie32 », au contraire : c’est s’appuyer sur l’expérience la plus intime, celle du corps désirant qui souffre, pour saisir in vivo l’usinage collectif des schèmes de perception, d’appréciation et d’action pugilistiques qui sont partagés, peu ou prou, par tous les boxeurs, quelles que soient leur origine, leur trajectoire et leur position dans la hiérarchie sportive33. Le personnage central de l’histoire, ce n’est ni « Busy » Louie, ni tel ou tel boxeur, ni même DeeDee, le vieux coach, en dépit de sa position de chef d’orchestre : c’est le gym en tant que forge sociale et morale. En fait, je pense qu’avec ce projet j’ai fait de manière explicite, méthodique et surtout extrême, ce que fait tout bon ethnographe : se donner une appréhension pratique, tactile, sensorielle de la réalité prosaïque qu’elle étudie de sorte à élucider les catégories et les relations qui organisent le comportement et les sentiments ordinaires de ses sujets. Sauf que, d’habitude, on le fait sans le dire ou sans thématiser le rôle de « co-présence » au phénomène, ou en (se) faisant croire que c’est un processus mental et non un apprentissage corporel et sensuel qui procède en-deçà de la conscience avant de passer par la médiation du langage. Corps et âme apporte la démonstration en actes des possibilités et des vertus distinctives d’une sociologie charnelle, qui tient pleinement compte du fait que l’agent social est un animal souffrant, un être de chair et de sang, de nerfs et de viscères, habité par des passions et doté de savoirs et d’habiletés incorporés – par opposition à l’animal symbolicum de la tradition néokantienne, reprise par Clifford Geertz34 et les tenants de l’anthropologie interprétative, d’un côté, et par Herbert Blumer35 26. Loïc Wacquant, “Whores, slaves, and stallions: languages of exploitation and accommodation among professional fighters”, Body and Society, numéro spécial “Commodifying bodies”, 7, septembre 2001, p. 181-194. 27. Jeanne Favret-Saada, Les Mots, la mort, les sorts, Paris, Gallimard, 1978. 28. Michel Leiris, L’Afrique fantôme, Paris, Gallimard, 1934. 29. Everett C. Hughes, On Work, Race, and the Sociological Imagination, Lewis A. Coser (éd.), Chicago, University of Chicago Press, 1994. 30. Loïc Wacquant, “Shadowboxing with ethnographic ghosts: a rejoinder”, Symbolic Interaction, 28(3), été 2005, p. 441-447 (réponse au symposium sur Body and Soul). 31. Erving Goffman, “On fieldwork”, Journal of Contemporary Ethnography, 18, juillet 1989, p. 123-132. 32. Deborah Reed-Danahay (éd.), Auto/Ethnography: Rewriting the Self and the Social, New York, Berg, 1997. 33. Loïc Wacquant, “Carnal connections: on embodiment, membership and apprentice-ship”, Qualitative Sociology, 28(4), hiver 2005, p. 445-471 [réponse au numéro spécial sur Body and Soul, 28(3)]. 34. Clifford Geertz, The Interpretation of Cultures, New York, Basic Books, 1973. 35. Herbert Blumer, Symbolic Interaction, Englewood Cliffs (NJ), PrenticeHall, 1969. 117 Luptate ex eum ex Luptate ex eum ex Réflexivités et l’interactionnisme symbolique, de l’autre – et que cela est vrai aussi du sociologue. Ce qui implique de remettre le corps du sociologue en jeu et de traiter son organisme intelligent, non pas comme un obstacle au savoir, ainsi que le voudrait l’intellectualisme vrillé à la conception indigène de la pratique intellectuelle, mais comme vecteur de connaissance du monde social. Corps et âme n’est pas un exercice d’anthropologie réflexive au sens de l’anthropologie dite « poststructuraliste » ou « postmoderne », pour laquelle le retour du regard analytique est dirigé, soit sur le sujet connaissant dans son intimité personnelle, soit sur le texte livré aux pairs et les circuits de pouvoir-savoir dans lesquels il circule, dans une étreinte contradictoire et autodestructrice du relativisme36. Ces formes de réflexivité, narcissique et discursive, sont très superficielles ; elles peuvent certes être un moment utile dans la recherche en contribuant à limiter le jeu des biais les plus grossiers (enracinés dans l’identité et la trajectoire sociales, les affects, les effets rhétoriques, etc.). Mais elles arrêtent le mouvement de la critique là où il devrait justement commencer, soit par la mise en question continuelle des catégories et des techniques de l’analyse sociologique et du rapport au monde qu’elles présupposent. C’est ce retour sur les instruments de construction de l’objet, par opposition au sujet de l’objectivation, qui est la marque distinctive de ce que l’on peut appeler la réflexivité épistémique37. Autre différence avec la réflexivité « égologique » ou textuelle des anthropologues subjectivistes : la réflexivité épistémique se déploie non pas en fin de projet, ex post, au moment de rédiger le compte rendu final, mais durante, à toutes les étapes de l’investigation. Elle vise l’ensemble des opérations les plus routinières, depuis la sélection du site et le recrutement des informateurs jusqu’aux questions à poser ou à éviter, en passant par l’engagement des schèmes théoriques, des outils méthodologiques et des techniques d’exposition, au moment où elles sont employées. Corps et âme est donc un livre réflexif au sens où le dispositif même de l’enquête me forçait en permanence à réfléchir à l’adéquation des moyens d’investigation à leurs fins, à la différence entre la maîtrise pratique et la maîtrise théorique d’une pratique, à la marge entre l’engouement sensoriel et la compréhension analytique, au hiatus entre le viscéral et le mental, l’ethos et le logos du pugilisme mais aussi de la sociologie. De même, Parias urbains, l’ouvrage qui est le pendant macrosociologique de Corps et âme établissant une comparaison entre la structure et l’expérience de la relégation urbaine dans le ghetto noir américain et 118 la périphérie urbaine française38, est un ouvrage de sociologie urbaine réflexive parce qu’il questionne sans cesse les catégories-mêmes qu’il met en cause et en jeu – underclass, inner city, banlieues, ghetto, hyperghetto, anti-ghetto, précariat – pour penser les nouvelles configurations de la marginalité dans la ville. Et parce qu’il s’appuie sur une démarcation claire entre catégories indigènes et catégories analytiques, qui est pour moi le socle de la réflexivité. La réflexivité épistémique s’impose à l’ethnographe avec une urgence d’autant plus grande que tout l’invite à se soumettre aux pré-constructions du sens commun, profane ou érudit. Par devoir méthodologique, l’enquêtrice de terrain se doit d’être à l’écoute des agents qu’elle étudie et de prendre au sérieux leur « point de vue ». Si elle fait bien son travail, elle se trouve également lié à eux par des rapports affectifs qui encouragent l’identification et le transfert39. Enfin l’image publique de l’ethnographie (y compris chez les autres chercheurs en science sociale, malheureusement) la rapproche du récit, du journal intime, voire de l’épopée. C’est pourquoi l’anthropologue ou le sociologue qui recourt au travail de terrain se doit de redoubler de réflexivité. C’est ce que j’ai essayé de montrer dans « Scrutinizing the Street » à propos des récentes dérives et carences de l’ethnographie urbaine étasunienne40. L’objet bien considéré de ma critique n’est pas les trois livres sur les rapports entre division raciale et pauvreté que je passe au crible analytique (et encore moins leurs auteurs, qui ne sont ici que des points dans l’espace académique, ou encore leurs options politiques qui me sont parfaitement indifférentes), mais une certaine posture épistémologique d’abandon irréfléchi aux aperceptions indigènes, au moralisme ordinaire, aux séductions de la pensée officielle et aux règles de la bienséance académique. Cette posture est au principe d’erreurs scientifiques graves, parce qu’elles font système et qu’elles ont le sens commun ordinaire et le sens commun savant pour elles. 36. Kirsten Halstrup, A Passage to Anthropology: between Experience and Theory, Londres, Routledge, 1995 ; George E. Marcus, Ethnography through Thick and Thin, Princeton (NJ), Princeton University Press, 1998. 37. P. Bourdieu et L. Wacquant, An Invitation to Reflexive Sociology, op. cit., p. 36-46 ; Pierre Bourdieu, “Participant objectivation: the Huxley medal lecture”, Journal of the Royal Anthropological Institute, 9(2), 2003, p. 281-294 (trad. fr. « L’objectivation participante », Actes de la recherche en sciences sociales, « Regards croisés sur l’anthropologie de Pierre Bourdieu », 150, décembre 2003, p. 43-58). 38. L. Wacquant, Parias urbains..., op. cit. 39. Pour une analyse néo-freudienne fine de l’emploi méthodologique du transfert dans Corps et âme, voir Philip Manning, Freud and American Sociology, Cambridge, Polity Press, 2005. 40. Loïc Wacquant, “Scrutinizing the street: poverty, morality, and the pitfalls of urban ethnography”, American Journal of Sociology, 107, mai 2002, p. 1468-1532 (trad. fr. Sur la rue. Questions d’ethnographie urbaine, Paris, Raisons d’agir, coll. « Cours et travaux », à paraître). LORE VEL ET ADIT iriuscilisci tat. Ut ad ex erostrud tem velismolore dit atisit adit augiamet ullandreet eugait adiat. Ut ulla faci et, qui tatio odit aliquiscil esse tate essent prate commolore con voloborper sim quam nullan veriure facidunt ad ming essi. affiche des Golden Gloves. 119 Luptate ex eum ex Luptate ex eum ex Réflexivités ajouter cadre noir photos “BUSY” LOUIE en séance de sparring avec Ashante. 120 Pour permettre au lecteur de vibrer avec l’apprenti boxeur et rendre palpable à la fois la logique du travail de terrain et son produit final, j’ai dû adopter un mode d’écriture quasi théâtral. Comment passer des tripes à l’intellect, de la compréhension de la chair au savoir du texte ? Voilà un vrai problème d’épistémologie concrète sur lequel on n’a pas suffisamment réfléchi, et qui m’a longtemps semblé pratiquement insoluble (nonobstant diverses tentatives d’innovation formelle et les débats sur « la poétique de l’ethnographie » parmi les anthropologues américains). Restituer la dimension charnelle de l’existence ordinaire et l’ancrage corporel du savoir pratique constitutif du pugilisme – mais aussi de toute pratique, même les moins « corporées » en apparence, comme la pratique sociologique – requiert en effet un remaniement profond de notre manière d’écrire la science sociale. Dans le cas présent, il me fallait trouver un style en rupture avec la rédaction monologique, monochrome, linéaire, d’un compte rendu classique duquel l’ethnographe s’est retiré, pour mettre au point une écriture à plusieurs facettes, mêlant les styles et les genres, afin de capturer et de transmettre au lecteur « la saveur et la douleur de l’action41 ». Corps et âme est écrit contre le subjectivisme, contre le narcissisme et l’irrationalisme qui sous-tendent certaines théories littéraires dites « postmodernes », mais ça n’implique pas qu’il faille pour autant se priver des techniques littéraires et des instruments d’exposition dramatique que nous donne cette tradition. C’est pourquoi le livre mêle trois formes d’écriture qui, tout en s’entrecroisant au fil des pages, se partagent la priorité dans les trois parties, de sorte que le lecteur glisse insensiblement du concept au percept, de l’analyse à l’expérience. La première partie ancre une écriture sociologique classique de type analytique qui isole d’entrée les structures et les mécanismes sous-jacents, de façon à donner au lecteur les instruments nécessaires pour expliquer et comprendre ce qui se passe. Le ton de la seconde partie est donné par une écriture ethnographique stricto sensu, c’est-à-dire descriptive des manières d’être, de penser, de sentir et d’agir propres au milieu considéré, où l’on retrouve ces mêmes mécanismes mais en jeu, à travers les effets qu’ils produisent. Avec la troisième partie vient le moment expérientiel, sous la forme d’une « nouvelle sociologique » qui livre l’agir ressenti, l’expérience vécue du sujet dont il se trouve qu’il est aussi l’analyste. La combinaison raisonnée de ces trois modalités d’écriture – sociologique, ethnographique et littéraire –, selon des proportions qui vont s’inversant au fil des pages, vise à permettre au lecteur à la fois de ressentir émotionnellement et de comprendre rationnellement les ressorts et les tours de l’action pugilistique. Pour cela, le texte tresse une trame analytique, des plages de notes de terrain soigneusement éditées, des contrepoints faits de portraits de personnages-clefs et d’extraits d’interviews, et des photographies dont le rôle est de favoriser une aperception synthétique du jeu dynamique des facteurs et des formes répertoriées dans l’analyse, de donner à « toucher avec les yeux » le pouls battant du pugilisme. Là encore, la théorie de l’habitus, le recours à l’apprentissage comme technique d’investigation, la place accordée au corps sensible comme vecteur de connaissance et l’innovation formelle dans l’écriture : tout se tient. Il ne sert à rien de faire une sociologie charnelle adossée à une initiation pratique si ce qu’elle révèle du magnétisme sensorimoteur de l’univers en question disparaît ensuite à la rédaction, sous prétexte qu’il faut respecter les canons textuels dictés par le positivisme humien ou le cognitivisme néo-kantien. Aux yeux de bien des chercheurs, la théorie s’apparente à un ensemble de notions abstraites qui flottent très haut dans le ciel pur des idées, déconnectées des rudes réalités de la conduite de l’enquête, ou bien qui constituent autant de réponses aux questions empiriques que cette dernière soulève, et qu’il conviendrait de découvrir dans le monde réel, comme le voudrait la fable épistémologique de la « théorie ancrée » (grounded theory). Il s’agit là d’une conception faussée des rapports entre théorie et recherche ou, pour ce qui nous concerne ici, entre théorie et ethnographie. Que le chercheur en soit conscient ou non, c’est toujours la théorie qui guide l’enquête de terrain puisque, comme Gaston Bachelard42 l’enseignait, « le vecteur de la connaissance va du rationnel vers le réel », et non pas dans le sens inverse. Et elle doit nécessairement engager l’observation afin de se convertir en propositions portant sur une entité dotée d’une existence empirique. Il en va ainsi de l’habitus, qui comme n’importe quel autre concept, n’est pas la réponse à une question de recherche mais un miniprogramme de questionnement du monde social – dans le cas ici considéré, un plan méthodique pour opérer une vivisection de la fabrique sociale des pugilistes dans leur univers de travail quotidien. Traduit de l’anglais par Françoise Wirth 41. Loïc Wacquant, “The taste and ache of action”, préface à Body and Soul: Notebooks of an Apprentice Boxer, New York-Oxford, Oxford University Press, 2004, p. VII-XII (trad. fr. « La saveur et la douleur de l’action », Corps et culture, 6, printemps 2004, p. 257-261). 42. Gaston Bachelard, Épistémologie, Paris, PUF, 1971. 121