L ' A RG UME NTA TI O N P HI L O S O P HI Q UE VI SE-T-ELLE L A V t RI TE ? ROBERT BLANCHE L'une des raisons qui rendent dif f ic ile de traiter, sous une f orme générale, d e l'argument at ion philos ophique, c omme d'ailleurs de t out ce qui concerne la philosophie, est que la f aç on de concevoir c elleci i mpl i que déjà u n e c ert aine philos ophie, l a nat ure mê me d e l a philosophie ét ant de n' en pas av oir. Carnap est philos ophe c omme Berdiaeff, o u M. Louis Rougier c omme M. Gabriel Marc el: c omme, c.,à-d. aussi bien que, mais non, certes, semblablement. E n gros, o n peut d i r e que l a philos ophie os c ille ent re deux pôles d'attTaction, science et religion. Or, s elon qu'elle penche plut ôt d' un côté ou de l'autre, bascule aussi le rang qu'elle accorde, dans sa hiérarc hie des valeurs, aux v aleurs logiques et à l' idéal de vérité. Ent re ses deux visées fondamentales, s av oir et sagesse, le rapport de préséance s'inverse. La religion vise d'abord le salut de l'âme: l a v érit é est appréciée, mais c omme un moy en en v ue de cette f in suprême. La science, au contraire, vise l a v érit é pour elle-même, sans se laisser inf léc hir, dans s a recherche e t moins enc ore dans ses conclusions, p a r des considérations extrinsèques. L' une et l'aut re positions s ont franches, du moins en principe. Le philosophe, lui, hésite perpét uellement entre les deux. I l v oudrait tout avoir, à la fois l'immac ulée connaissance et la v ie bienheureuse. Mais i l l u i est malais é de ne pas manif es ter une préférence. P o u r les uns, l a philos ophie s e déf init d' abord comme u n ef f ort pour répondre a u x angoissantes questions que se pose l'homme, celles qu'a symbolisées Gauguin dans sa grande t oile: D'où venons-nous ? qui sommes-nous ? où allons-nous ? Sa f onc t ion est de c almer les âmes inquiètes, avides de certitudes apaisantes. Le besoin s'en f ait s ent ir dans les situations de déc hirement, Ent z weiung, p o u r rét ablir l' unit é perdue. Dans ces conditions, l e sens d e la répons e est déjà dic t é; e t i l n e s era pas nécessaire qu' elle s oit vraie, i l s uf f ira qu' elle s e donne p o u r t elle ( 1 ). P o u r l e s ( a u t r e s . du sage] d e la possession d e la v érité; mais nous font 1 dépendre [ la sérénité lcroyons a que toute connaissance apte a l u i rév éler sa v raie nat ure ac hemine ) l'homme v ers l'angoisse. L a ( C ,quef des consolations q u ' il s'est inventées, des fic tions q u ' i l a s u interpos er v i e. h e u r e u s e » R d u 195 s . a g e n L e p A e u t d C o n c R r O é s u l t Z e r E , L qualité de philos ophe n e s'obtient pas p a r l e f ait d e s'occuper de certains problèmes, mais d'abord par l'adopt ion d'une c ert aine at t itude de l'esprit, o u plut ôt de l'êt re t out entier, p a r une conversion radicale q u i subordonne t ous les autres intérêts a l a pure c ont emplat ion de l a vérité. Amis de Platon, ceux-la le sont de la meilleure manière, q u i est de dire: magis arnica veritas. I l ne s uf f it pas, pour être désintéressé, de s'affranchir de l' ut ilit é industrielle, i l f aut aussi savoir échapper aux séductions de la satisfaction affective. Mais ains i exalté, le scrupule de vérité, lié à la possibilité de l a vérification, v a conduire a écarter c omme insolubles, certains diront mê me c omme dénués de sens, d'abord tous les problèmes métaphysiques, et bientôt, de proc he en proche, l a plupart des problèmes t radit ionnels de la philosophie, puisque les valeurs, q u i faisaient son princ ipal objet, sont conques c omme étrangères au v rai et au faux, et qu'ains i une controverse s ur une question d'ét hique o u d'esthétique n e se prêt e pas a êt re tranchée par une discussion objective. A l a limit e, u n e philosophie ains i épurée se réduit a l'analy s e de l a syntaxe logique du discours scientifique ( 2 De t out e façon, et même s ' il demeure implic it e, l e problème des rapports ent re vérité et v aleur demeure l'une des apories essentielles ). de l a spéculation philosophique. D' une part la philos ophie se dis t ingue de l a science a u moins e n ceci, qu' elle l a s urplombe p o u r l a situer dans l'ens emble des v aleurs humaines . De c e point de v ue, le v rai apparaît, a côté du beau et du bien, c omme une v aleur parmi d'autres, et dont rien ne permet de préjuger qu'elle possède l a s uprême dignit é: peut-être f aut -il dire que l e moindre mouv ement de charité passe inf iniment t out e not re science, c ela ét ant «d'un aut re ordre». Et même l'intellectualiste le plus intransigeant, quand i l place au s ommet la v aleur de vérité, rec onnaît implic it ement qu' il dis pose d'un princ ipe de c hoix qui permet ainsi de la juger et qui donc, en quelque manière, l a transcende. Mais , d'aut re part , cette hiérarchie des v aleurs à laquelle i l adhère, quelle qu'elle soit, e t mê me si elle relègue la v érit é a u n rang assez modeste, l e philos ophe ne la présente pas c omme l'expression d'une s imple préférence personnelle ou d'une constatation sociologique, n i c omme l'effet d' un décret arbitraire. I l la professe c omme une doctrine, i l s'efforce de la prouver, bref i l la donne pour vraie; et de c e point de vue, c'est la v érientre la v ie et lui. De ce point de vue, les métaphysiques apparaissent c omme les f ormes les plus parfaites des «mensonges v it aux « (V e rn o n Lee)». ( Congrès 2 int ernat ional de philos ophie des sciences, 1935, fasc. 1, p.36-41. ) 196 V . p . e x . R . C A té qui domine maint enant toutes les valeurs. O n pourrait appliquer l'ensemble de celles-ci, en l e transposant, l e mot de Lac helier au sujet d' une v aleur s implement biologique: c o mme l a connaissance d'une douleur n'est pas douloureuse, mais v raie, ains i l a c onnais sance des v aleurs e t d e l e u r hiérarc hie n' es t pas elle-même u n e valeur, ma i s u n e v érit é. Il y a l à u n e opt ion f ondament ale qui, sous des noms div ers et dans des contextes dissemblables — s av oir et sagesse, v r a i et bien, raison t héorique et rais on prat ique, es prit et âme, t êt e et c œur — s'impose à t out e philos ophie et décide de s on orient at ion. I l s erait d'une outrecuidance ex t rême d e prét endre dic t er a u philos ophe l e choix • u ' même et il s'il ne situe qu'A un rang subordonné les scrupules logiques d la et o vi aleur de vérité, une chose sans quoi il ne mérit e plus la qualif ication de philosophe, et doit être regardé c omme un sophiste. C'est la t bonne f a foi, l'honnêteté intellectuelle, le souci non seulement de ne pas tromper les autres, mais aussi de ne pas se duper soi-même. Q u ' i l i r s'interdise not amment cette pratique, que les polit iques ne connaise . sent que t rop bien, q u i consiste à abus er des mot s en en mésusant, U et à s 'approprier u n mo t f av orablement v aloris é p o u r f aire passer n en f raude une marc handis e q u i n'est pas t out à f ait c elle q u ' i l est e censé recouvrir. Le mo t même de «vérité» es t précisément de c eux c qui se prêtent à une t elle manoeuvre. A ce danger, les doctrines qui h subordonnent l a v érit é à des valeurs qu'elles jugent supérieures, se o trouvent part ic ulièrement exposées. N o n pas qu'elles t ombent n é s cessairement dans l a mauv ais e f oi. Elles peuv ent res t er honnêtes, e dire f ranc hement à q u e l r a n g inf érieur elles plac ent l a v érit é, l a c connaissance, l'int elligenc e. Ma i s préc is ément parc e qu' A c elles -c i e n'est plus reconnue qu'une v aleur subordonnée, elles ris quent d'être p utilisées c omme d e s imples moyens. Des moyens q u i s eront jus t ie fiés par les f ins plus hautes auxquelles on les f ait servir. Et qui les n serviront avec l e ma x i mu m d'efficacité s ' ils conservent l e prestige d qui leur est ordinairement attaché. I l pourra y av oir avantage, pour a entraîner l'adhésion, à présenter c omme v érit é une thèse q u i mé r i n terait proprement u n aut re nom: croyance, c ert it ude morale, postut lat de l'action. Qu'est-ce qui pourrait bien ret enir d'us er de ce prop cédé frauduleux, s i l' on ne f ait plus de l a probit é int ellec t uelle une e exigence inc ondit ionnelle ? u Si donc o n n ' a pas l e d r o i t d e ray er d'av anc e d u n o mb r e des t philosophes quic onque rejette l' opt ion intellectualiste, d u moins estê on e n droit de demander à c elui-c i, s ' il v eut qu' on l' honore de c e t titre, q u ' i l applique, a u s ujet de l a vérité, u n e max ime analogue r e 197 e x i g é e d e l la seconde f ormule de l' impérat if kantien. I l est permis de se s erv ir de la v érit é c omme d' un moyen, i l y a des fins autres que la v érit é et aussi légitimes qu'elle, et peut-être davantage, en vue desquelles i l est lic it e de l'ut ilis er, mais à une c ondit ion: t oujours l a c ons idérer en même t emps c omme une f in, e t jamais s implement c omme u n moyen. Mais ic i, l e problème rebondit . Peut-on, dans l e domaine phi l osophique, parler proprement de vérité ? Question qui eût assurément paru scandaleuse aux philosophes anciens, mais qui a peu à peu cessé de l'être, à mesure que la science positive conquérait son aut onomie. Depuis l e XVI I I ème siècle, elle t end à ac c aparer l a possession d e la v érit é, déf inie p a r ses caractères d'objec t iv it é e t d'univ ers alit é, tandis que par compensation l a métaphysique, o u même plus généralement l a spéculation philos ophique, se t rouv e rejetée d u côté de la Trailmerei. Et si, e n effet, l e c rit ère d u v r a i est s on apt it ude faire l'ac c ord des esprits, i l n'es t que t rop f ac ile d' ironis er s ur les mésententes entre les philosophes. L'éc art est douloureux entre leurs prétentions et leurs résultats: i l s s'adressent, e n int ent ion, à l' «auditoire univ ers el»; e n f ait , leurs argument s a d humanit at em s emblent n'av oir de force que dans la mes ure où ils se réduisent à des arguments a d hominem ( 3 s ent ir ains i écartelée ent re des philosophies contradictoires. Sans se ) . L a-t doute a -on pu soutenir, n o n sans quelque apparence, qu' un f onds cv ommun é r i se t ret é rouv ait sous la diversité quas i inf inie des expressions philosophiques; s o u f f qu' r il ey a ains i une vérité philosophique, aperçue d'un point de par chaque philosophe; et que même cette vém o vue rdif f érent t rité a, f inalement , u n caractère plus stable et plus p u r e philos ophique t que l aa v éritsé scientifique, t oujours empêtrée dans l' erreur et sujette p s révision. Le savant c roirait perdre son t emps à ét udier aujourd' hui i o n Kepler, t andis que s i nous continuons à l i r e et à médit er nos v ieux ( philosophes, c'est que nous y trouvons t oujours not re aliment , et que 4 leur pensée profonde, sous les accidents imput ables à l' indiv idu et ) son époque, demeure pour nous toujours valable. Seulement, quand d on les dépouille ains i des contextes contingents, ces prétendus e n e seignements de la perennis philos ophia se v ident à t el point de t oute substance, qu' il n'en reste plus que des formules creuses. Que peut bien nous apprendre, p. ex.. une thèse s ur la libert é, s i o n ne nous précise pas le sens qu'on donne à ce terme, puis c elui des mots ut i( University, 8 1959, c h. V et V I . )( 4 C 198 f) .C f H . . E W t .. JB O O H R N N lises pour cette ex plic at ion ? De proc he en proche, nous v oilà entraînés vers Descartes o u Spinoza, v ers Bergson ou vers Sartre, c ar tout se tient dans une philosophie. Et c'est pourquoi, si l'on peut bien soutenir que tous les philosophes ont, au fond, dit la même chose, i l ne s erait pas moins jus t e d'af f irmer, t out au contraire, que jamais deux philosophes n'ont réellement dit la même chose, c ar la mê me phrase ne s aurait av oir un sens ident ique chez l ' u n et chez l'aut re. La not ion d e v érit é s'amenuise ains i a u point d e s e dissoudre e n celle d'opinion. A l a perennis philos ophia o n opposera les plac it a philosophorurn. On a souvent at t ribué ce f lot t ement dans l a not ion de v érit é philosophique, et dans le mode d'argument at ion q u i la soutient, à l ' i n tervention des valeurs. L' idée est juste, mai s demande à êt re c orrectement interprétée. Ce q u i v ic ie l'argument at ion et l'empêc he de parvenir à des conclusions objec t iv ement e t univ ers ellement v alables, ce n'est pas le f ait même qu'elle s'occupe de valeurs. Lalande, Goblot, ont, vers le début du siècle, éc rit s ur ce sujet des pages pertinentes. Plus réc emment et de façon plus précise, nombre d'auteurs rompus aux méthodes f ormelles sont revenus s ur ce problème et le projet n e l e u r a pas p a r u c himérique d e v o u l o i r c ons t it uer u n e logique des impératifs, des normes et des valeurs. La rigueur logique d'un rais onnement ét ant indépendant e d e s on contenu, u n e argumentation q u i port e s ur les v aleurs peut en ef f et av oir une f orc e contraignante égale à celle d'une démons t rat ion d'ordre scientifique. Mais n o n pas une argument at ion q u i ut ilis e les v aleurs c omme i n struments de preuve, et q u i prét end convaincre par des moyens de persuasion. Mê me s i, o u p l u t ô t s urt out s i, c et t e int erv ent ion es t masquée o u inv olont aire. C'est l a c ont aminat ion des princ ipes logiques par des principes axiologiques qui fausse la démonstration. Or, cette c ont aminat ion est presque c ommandée par la nat ure même des problèmes philosophiques. Gas t on Bac helard a relev é l a c harge af fective que port e ma i n t t erme d'usage scientifique: q u e d i r e alors de ceux que manie l e philos ophe ! Tous ses concepts majeurs , avec les mots qui les ex priment , ont des échos dans l'affectivité profonde. Et que certains soient ambivalents, n e f ait que c onf irmer l a chose. Ce n'est donc pas s eulement p o u r les concepts éthiques que v a u t l'analyse de Stevenson (s): les concepts métaphysiques aussi ont une double composante, déclarative et émotive, et ils se prêtent, c omme les premiers, à la prat ique des «définitions persuasives». O n pourrait s'amuser à f aire, dans les écrits de chaque philosophe, u n relevé des ( 5 ) C h . L . S T E V E 199 mots clefs d u système, puis à les disposer s ur deux colonnes selon la valorisation, f av orable ou défavorable, dont ils sont affectés. Rien ne serait plus facile, p. ex., que de réduire à cette opposition quas i manichéenne l e v oc abulaire bergs onien: l a durée e t l a s pat ialit é, l'int ériorit é et l'extériorité, le c ont inu et le discontinu, le dy namique et le statique, rorganis at ion et l a fabrication, etc. Parfois, c'est l' auteur lui-même qui se charge de la besogne: ains i Berdiaef f exposant les «mobiles internes» d e s a philos ophie: «primaut é d e l a libert é sur l'être, de l'es prit s ur l a nature, d u s ujet s ur l'objet , d e l a personne sur le général et l'aniversel, de la c réat ion s ur l'évolution, d u dualisme s ur le monis me, de l' amour s ur l a loi» ('). C'es t pourquoi rargrumentation philos ophique p e u t dif f ic ilement res t er pure. L e s thèses q u i s 'y af f ront ent flottent, p o u r reprendre une j o l i e f ormule de J. Nic od ( 7 mérite des pensées». I l y a, o n l e s ait bien, des «mauvaises» doc ) trines, o ù le f aux se double d'une faute, où l' inf irmit é d u jugement « e n une trahit t r perversion e de la volonté; les dénoncer n'est pas seulement lrectifier ' e r l ar connaissance, c ' es t ac c omplir u n e œu v r e p i e . Q u e l quefois e u r mê me l a s ens ibilit é indiv iduelle t rans paraî t dans l' appréciation. Dé j à lors que Bergs on at t aque les ex plic at ions mécanistes, e plus manif es t ement lors que Berdiaef f prend à part ie les doctrines t objectivistes, on sent bien que l a question pour eux n'est pas seulel ment af f aire de connaissance, et qu'ils en v eulent à ces thèses parce e que, lit p é t éralement , elles les blessent, elles l e u r f ont m a l ( 8 discussions philosophiques, donc, r a me ent re e n jeu c onc urremcles h ) . D»avec ment a n l'intellect. s Et pas seulement pour les problèmes qu'on s'y é pose, mais aussi pour l a manière dont on les traite. , o Ce n'est pas que l ' «argument pragmatique», q u i juge de la v aleur d'une thèse par la bienfaisance de ses conséquences, s oit nécessaireu ment suspect. S' il se donne f ranc hement pour ce q u ' i l est, i l n ' y a « rien à y reprendre. Le pari de Pascal n'offusque nullement la raison, e tant qu' il se présente précisément c omme u n pari. O u bien lors que n W. James soutient que «notre nat ure passionnelle possède non seut r lement la faculté légit ime, mais encore le dev oir d'exercer un c hoix e lentre les propos it ions q u i l u i s ont soumises, t out es les f ois q u ' i l as'agrit d' une v érit able alt ernat iv e d o n t l a s olut ion n e dépend pas v é r ( 8 1946, p. 8. ilevitch, ( ) t 7(N é )8 . e 200 J)B t .C E l N fR e I.D C I N O .A D E B ,E F LR F aD , gID uniquement de l'entendement» ( oubliant 9 les prolongements de l'aut eur, d e q u o i scandaliser l' int ellectualiste: i l dev ), i l no u' alors, y a rait c ondamner au même titre, p. ex., l a seconde p a smax,ime de la morale provisoire de Descartes, et plus généralement s i nous int erdire t out risque, c.-à-d. t out e action. Seulement, presque l ' t oujours o n s emblables argument s s ont tirés, p a r l e u r aut eur ou d u côté des preuves: c omme s i t out e inc it as par' ses interprètes, e n r e p o rnt a i t etn s o i u n e garant ie d e v érit é. Cons t at ant ttion ai c r oi e que Chaucer,à l ' u n des derniers hérit iers de la pensée médiévale, est l moins délirantn, o u moins âpre, o u moins fanatique, o u moins amer e que t el ou t el de ses successeurs, Chesterton en conclut que la philosophie d u Moy en A g e ét ait beauc oup mi e u x équilibrée, balanc ed, que celles q u i ont s uiv i ("). I l est bien c lair que, dans cette f ormule, le mo t d'«équilibrée» es t lui-même en équilibre ins t able ent re deux significations, e t q u e c elle q u ' o n v oudrait nous s uggérer dans l a conclusion n'est pas celle qu'on faisait jouer dans les prémisses. Une équivoque s emblable pèse s ur l e mo t de «légit ime», quand Ed. L e Roy t ire argument de la v it alit é persistante de la métaphysique pour prouver qu'elle «doit répondre à quelque tendance profonde, essentielle, et par conséquent légitime, de l'es prit humain» ("). O u encore sur le mot de «privilège» lorsque M. Ch. Werner déclare que «le privilège d e l a philos ophie grecque... es t d' av oir considéré les choses comme dépendant d' un princ ipe absolu d' harmonie et de perfection, qui les dirige toutes vers une f i n et donne u n sens à l'univers» ( I1l 2ne serait que t rop aisé de mult iplier les exemples. Rien à redire là ) . contre, répétons-le, s i l ' o n se garde de glis s er de l ' u n des sens l'autre, et si l' on ne tente pas non plus d'y induire le lecteur. N i même si, l e faisant, l' aut eur s ubordonne expressément l a f onc t ion spéculative d e l a philos ophie à s a f onc t ion prat ique, s ' i l l u i d e mande en premier lieu d'êt re une médecine pour l'âme, e n consentant q u e ses éc rit s s oient a ranger dans l e genre lit t éraire d e l a Consolatio. C e q u i n'es t pas permis , c'est d e c onf ondre v érit é e t bienfaisance, et, mis ant s ur une tableau, d e prét endre gagner s u r l'autre. A moins , év idemment , q u e l ' o n admet t e qu'ent re l e v r a i e t l e bien i l ne s aurait y av oir, en dépit de heurts superficiels, de désac( (f ' (0 (1 ) métaphysique 1 et de morale, 1938, p. 502. W G 2 ). )E J K C .A d h / .C .L s H W f E E S R R S T o N , yE E L ,R R a T L ,a v O 20 1 cord foncier, et que les v aleurs diverses se rejoignent , a u s ommet , dans l a Valeur. Et , d e f ait , u n e t elle idée s emble bien ins pirer l a plupart des philosophies. Mais alors, c'est à c e niv eau que se pos e de nouv eau le problème. S'agit -il d'une thèse ay ant prét ent ion à l a vérité, o u s implement d' une c roy anc e q u i n e s e donne q u e p o u r telle ? I l faudrait, sans parler de cet opt imis me irréf léc hi qui est une des composantes de l' élan v it al, dis t inguer plusieurs f ormes de l' optimisme philos ophique. O n p e u t d' abord c onc ev oir — d u mo i n s comme c as t héorique, c a r o n s erait embarras s é d ' e n t rouv er des exemples his t oriques incontestables — u n opt imis me prouv é, q u i serait u n résultat de l a spéculation philos ophique sans en êt re d' abord une visée, et auquel on about irait c omme conséquence inat t endue de propositions antérieures tenues pour assurées. I l y a ensuite un opt imis me postulé: dans l'impos s ibilit é o ù nous sommes d e décider par les seules lumières de l a raison, et l'obligat ion de prendre parti parc e q u e nous s ommes embarqués , o n j u g e préf érable d e jouer pour plut ôt que contre. Beau risque, pari, f o i prat ique, engagement: ic i, les références historiques ne f ont pas défaut. Ces deux premières f ormes d'opt inais me s ont nettes e t irréproc hables . Ma i s il y en a une troisième, q u i résulte d' une c ont aminat ion des deux précédentes, et q u i est l' opt imis me justifié. Justifié, a u sens o ù l ' o n parle de ces «raisonnements de jus t if ic at ion», q u i s e donnent l' apparence d e démonstrations, ma i s o ù c'est l a conclusion, pos ée a u préalable, q u i appelle les prémisses susceptibles de l a f aire passer, comme dans les plaidoy ers d'avocat. Cet t e fois, l' illus t rat ion his t orique s 'impos e d'elle-même. C a r l e philos ophe q u i a at t ac hé s on nom à la thèse de l'opt imis me, c'est c elui q u i s'est v oulu à l a f ois avocat et juge, juge des controverses et avocat de Dieu, c elui q u i s'est f lat t é d' int roduire en philos ophie les méthodes d e démons t ration rigoureuse des géomètres„ mais qui, en même temps, s'est réservé p o u r lui-même l e n o m de Théophile e n laissant à l'adv ers aire celui d e Philalet he, e t q u i s'est assigné p o u r t âc he philos ophique de concillare v erit at em piet at i ( 1«vérité» s i accommodante, c 'es t qu' elle n e res s emble guère à c e squ'entendent, sous c e nom, c eux q u i prennent modèle s ur les géomètres. ). L e m o i n s q Dans u l'us ' age o qnu ' i l f era d e l a not ion d e v érit é, l e philos ophe s e ptrouve u d o in c exposé s s à edeux périls contraires. L e p r e mi e r lors qu' il dveut, p ai r u n rs c rupule e t rès honorable, c ons erv er a u mo t t out e s a d ' u n e (IS) Lettre à Ph. J. Spener, 8 ju ille t 1687; c it é par G. FRIEDMANN, Leibniz et Spinoza, 1946, p.206. 202 force: i l s 'int erdit d'abus er d e s on pres t ige dans t ous les c as o ù un énonc é n'es t pas susceptible d'êt re ét abli p a r u n e preuv e o b jectivement contraignante. L' argument at ion philos ophique ret ombe alors a u rang des discours persuasifs„ et l a philos ophie elle-même passe d u domaine de l ' ? bas - encore, puis qu'une opinion, mê me n o n prouvée, relèv e enc ore du m avr rl a' li l et , t rdi u faux, à t andis que, s elon certains, u n énonc é q u i n'est ni n i empirique n ' a plus auc un sens. L e philos ophe c t aut e ologique l a qui d prend e ce part i extrême se met lui-même dans une situation bien refusant de reconnaître aux arguments et aux énoncés linconfortable: a philosophiques 6 6 a l e u r . prét ent ion à l a vérité, et mê me à l a s ignif ic ation, i l s e rés E t oudra dif f ic ilement à af f ec t er d' une t elle déchéance ses propres m ê spéculations,, e t à i n v i t e r s on lec t eur à rejet er, après usage, l'écehelle qu' il l u i aura tendue ("). Mais surtout, pareille l i mi m tation au lsens d u mo t de v érit é est à l a f ois arbit raire et dangep reuse. Arbit u s raire, parc e qu' il n' y a pas, ent re le c ont rôlable et l ' i n contrôlable, de c oupure brut ale et déf init iv e. N' es t -il pas paradox al de prét endre t rac er u n e ligne d e démarc at ion b i e n net t e ent re c e qui part ic ipe du v rai et du f aux et ce qui leur échappe, au moment même où la science, s ur quoi l' on entend se régler, renonce à l'idée d'un v r a i et d' un f aux absolus, pour ne v oir dans ces deux not ions que d e u x limit es t o u t idéales, ent re les quelles s e dis t ribuent des énoncés plus o u moins probables: aut oris ant ains i, s i l ' o n n e v eut pas se priv er de rus age de ces mot s de v rai et de f aux , à les entendre e n u n sens approché, e t donc quelque p e u élas t ique ? O n hésitera alors dev ant u n remède aussi drastique. A i n s i v oit -on que Johnstone, après av oir mont ré que t out e argument at ion philos ophique comporte quelque chose de circulaire, parce qu'une thèse philosophique t ire une part ie d e s on sens des prémisses q u i s erv ent l'ét ablir et n' en est donc pas net t ement séparable, e t a v o i r c onc lu de là, q u e les énoncés philos ophiques n e s ont pas proprement des propositions, susceptibles d'êt re v raies o u fausses, f i n i t p a r rec onnaître que, t o u t b i e n pesé, i l es t enc ore préf érable d e ma i n t e n i r pour les énoncés de l a philosophie, f ût -c e en u n sens peu «hétérodoxe», les qualif ic at ions t radit ionnelles d e v r a i e t d e f a u x ( 1 5 qui, cependant, se raidiraient en une attitude intransigeante, on ceux ). pourrait A reprocher — sans pour autant abuser de l'argument pragmatique, puis qu'il s'agit moins ic i de l a v érit é d'une thèse que du bien fondé d'ime décision sur l'usage du mo t même de «vérité» — les ( (1 1 4 5 ) )L O . u W vI rT a T g G e E cN 203 dangers qu'elle comporte. Ca r c e ne s ont pas s eulement les thèses métaphysiques qu' elle ex c lut d u v érif iable, ma i s e n mê me t emps tous les jugements de valeur, même isolés de t out encadrement philosophique, puis que de tels jugements ne sont év idemment n i tautologiques n i factuels. Tout le monde des valeurs se trouve ains i soustrait a u c ont rôle d e l a rais on, e t renv oy é à l a f ant ais ie d u s ent iment indiv iduel o u à l' inef f able d e l a my s t ique. M . Perelman a justement s ouligné q u e l e propos d e res t reindre l e rais onnement ce q u i est réduc t ible a u c alc ul f ormel, et l'usage de l a rais on la perc ept ion d e l'év idenc e, s ens ible ou int ellec t uelle, a v a i t pour contre-partie l'abandon de toutes les fonctions prat iques aux forces irrationnelles. L a remarque s e laisse i c i ais ément transposer: u n e limit at ion t rop stricte d u concept de v érit é a p o u r ef f et de c ouper totalement l a sagesse de l a science. Seulement, à prendre le part i contraire, ne c ourt -on pas u n aut re risque ? Ca r s i l ' o n décide d'ét endre au-delà d u c ont rôlable l e domaine d u v r a i e t d u f aux , o ù s 'arrêt er ? L a t ent at ion sera grande alors d e prat iquer l a «déf init ion persuasive», e t d'ut ilis er l e pot entiel af f ec t if d u mo t d e v érit é p o u r t romper aut rui, o u s oi-même. sur l a v aleur d e c e qu' on propose. O n t rans f érera s u r l' objet l a certitude subjective, o n déguisera e n t héorème de l a rais on spéculative ce qui est postulat de la raison pratique, on donnera la croyance pour savoir. E t mê me s i l ' o n prév ient f ranc hement , u n malais e n'en subsistera pas moins lorsque le mot de v érit é se t rouv era ains i étendu manif es t ement a u delà d e c e q u e l'us age autorise, e t pria par métaphore. O n ne s'y t rompera pas, p. ex., lors que Jacobi jus t ifie e n ces t ermes s a f aç on d'ent endre l a philos ophie: «Certes m a philosophie est une philos ophie personnelle; mais alors i l en est de même pour tous ceux pour qui leur philos ophie est religion, q u i ne recherchent pas l a v érit é e n général, ...mais u n v érit é dét erminée satisfaisant la tête et le coeur» ( 16 après av oir af f irmé que l a philos ophie est moins l a réponse à u n e ) . N i que n question la réponse o n à une attente, conclut qu'«une métaphysique pqui ne l comble u s pas une attente est une métaphysique sans vérité» ( car immédiat l1 7 ole contexte r s q u e, où le métaphysicien est rapproché du poète et de l'artiste, indique s uf f is amment q u e l e mo t es t pris i c i dans M ), . un sens, peut -êt re af f ec t iv ement p l u s t ouc hant , ma i s c ert es p l u s G . M a r c e l ( ") S. , W., t. IV, 1, p. XVII; c it é dans les Œuvres philos ophiques de Jacobi, trad. Anstett, 1946, p.20. (17) G. MARCEL, De l'audace en métaphysique, Revue de métaphysique et de morale, 1947, p.243. 204 flottant int ellec t uellement , q u e c elui q u ' o n l u i d o n n e d' ordinaire. N'empêche que pareilles transpositions d e v oc abulaire ne v ont pas sans risques. I l v aut toujours mieux appeler les choses par leur nom. Et peut-être ne s erait -il pas ic i inopport un de rappeler la dis t inc t ion que f ais ait Kant entre philos ophie et philodox ie. «J'ai peu à peu découvert, éc rit Nietzsche ("), q u e t out e grande philosophie jus qu'à c e j o u r a été l a confession de son auteur... j ' a i reconnu que dans t out e philos ophie les int ent ions morales ( o u i mmorales) f orment le germe véritable d'où naît la plant e t out entière". Voilà un soupçon qui devrait t roubler le s ommeil de tout philosophe, s'il ent end que ses argument s s oient aut re chose q u e des jus t if ic ations inconscientes, e t s ' il prét end êt re, aus s i b i e n q u e d e l a s agesse, a m i de l a vérité. Robert BLANCHE ( 1 8 ) P a r d e l à l e b i e n e t l e m a l , I , 6 ; t r a d . B i a n q u 205