L'ARGUMENTATION PHILOSOPHIQUE
VISE-T-ELLE LA V t RI TE ?
ROBERT BLANCHE
L'une des raisons qui rendent dif fic ile de traiter, sous une forme -
nérale, de l'argumentat ion philosophique, c omme d'ailleurs de t out
ce qui concerne la philosophie, est que la façon de concevoir celle-
ci imp liq ue déjà u ne c ertaine philosophie, l a nat ure mê me d e l a
philosophie étant de n' en pas av oir. Carnap est philosophe c omme
Berdiaeff, o u M. Louis Rougier c omme M. Gabriel Marcel: comme,
c.,à-d. aussi bien que, mais non, certes, semblablement . E n gros, o n
peut d ire que l a philos ophie os cille ent re deux pôles d'attTaction,
science et religion. Or, selon qu'elle penche plut ôt d' u n côté ou de
l'autre, bascule aussi le rang qu'elle accorde, dans sa hiérarc hie des
valeurs, aux valeurs logiques et à l' idéal de vérité. Ent re ses deux
visées fondamentales, savoir et sagesse, le rapport de préséance s'in-
verse. La religion vise d'abord le salut de l'âme: l a v érité est appré-
ciée, mais comme un moy en en v ue de cette f in suprême. La science,
au contraire, vise la vérité pour elle-me, sans se laisser infléc hir,
dans s a recherche e t moins enc ore dans ses conclusions, p a r des
considérations extrinsèques. L'une et l'aut re positions s ont franches,
du moins en principe. Le philosophe, lui, hésite perpétuellement en-
tre les deux. I l v oudrait t out avoir, à la fois l'immac ulée connaissan-
ce et la v ie bienheureuse. Mais il lu i est malais é de ne pas manifes-
ter une préférence. P ou r les uns, l a philosophie s e déf init d'abord
comme u n ef f ort po ur répondre a ux angoissantes questions que se
pose l'homme, celles qu'a symbolisées Gauguin dans sa grande toile:
D'où venons-nous ? qui sommes-nous ? où allons-nous ? Sa fonct ion
est de c almer les âmes inqutes, avides de certitudes apaisantes. Le
besoin s'en f ait s ent ir dans les situations de déchirement, Ent z wei-
ung, p ou r rét ablir l' unit é perdue. Dans ces c onditions, l e sens de
la réponse est déjà dict é; et i l n e sera pas cessaire qu'elle s oit
vraie, i l s uf f ira qu' elle s e donne p o ur t elle (
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font dépendre [ la sérénité d u sage] d e la possession de la v érit é; mais nous
croyons que toute connaissance apte a lu i rév éler sa v raie nature ac hemine
l'homme v ers l'angoisse. L a (
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que des consolations q u ' il s'est inventées, des fic tions q u ' il a s u interpos er
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qualité de philosophe n e s'obt ient pas p a r le f ait de s'occuper d e
certains problèmes, mais d'abord par l'adopt ion d'une certaine att i-
tude de l'esprit, o u plut ôt de l' êt re t out entier, p a r une conversion
radicale q u i subordonne t ous les autres intérêts a l a pure cont em-
plat ion de la vérité. Amis de Platon, ceux-la le sont de la meilleure
manière, q ui est de dire: magis arnica veritas. I l ne suff it pas, pour
être désintéressé, de s'affranchir de l' ut ilit é industrielle, i l f aut aussi
savoir échapper aux séductions de la satisfaction affective. Mais ainsi
exalté, le scrupule de vérité, lié à la possibilité de la v érification, v a
conduire a éc arter c omme insolubles, certains diront même c omme
nués de sens, d'abord tous les problèmes métaphysiques, et bien-
t, de proche en proche, l a plupart des problèmes t raditionnels de
la philosophie, puisque les valeurs, q ui faisaient son princ ipal objet,
sont conques c omme étrangères au v rai et au faux, et qu'ains i une
controverse s ur une ques tion d'éthique o u d'esthétique n e se prêt e
pas a êt re tranchée p ar une discussion objective. A l a limit e, un e
philosophie ains i épurée se réduit a l'analyse de l a syntaxe logique
du discours scientifique (
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De t out e façon, et même s 'il demeure implic it e, l e problème des
rapports ent re vérité et v aleur demeure l'une des apories essentielles
de l a spéculation philosophique. D' une part la philosophie se dis t in-
gue d e l a science a u moins e n ceci, qu'elle l a s urplombe po u r l a
situer dans l'ensemble des v aleurs humaines. De c e poi nt de vue,
le v rai appart, a côté du beau et du bien, comme une v aleur parmi
d'autres, et dont rien ne permet de préjuger qu'elle possède la s u-
prême dignité: peut-être f aut -il dire que l e moindre mouv ement de
charité passe inf ini ment t out e not re science, cela ét ant «d'un aut re
ordre». Et même l'intellectualiste le plus intransigeant, quand i l pla-
ce au sommet la v aleur de vérité, reconnaît implic it ement qu' il dis -
pose d'un principe de c hoix qui permet ainsi de la juger et qui donc,
en quelque manière, l a transcende. Mais, d'aut re part, cette hiérar-
chie des v aleurs à laquelle i l adhère, quelle qu'elle soit, e t mê me
si elle relègue la v érité a u n rang assez modeste, l e philosophe ne
la présente pas c omme l'expression d'une s imple préférence person-
nelle ou d'une constatation sociologique, n i c omme l'effet d'un décret
arbitraire. I l la professe comme une doctrine, i l s'efforce de la prou-
ver, bref il la donne pour vraie; et de c e point de vue, c'est la v éri-
entre la v ie et lui. De ce point de vue, les taphysiques apparaissent c omme
les f ormes les plus parfaites des «mensonges v it aux « (V e rno n Lee.
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Congrès international de philos ophie des sciences, 1935, fasc. 1, p.36-41.
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qui domine maint enant toutes les valeurs. O n pourrait appliquer
l'ensemble de celles-ci, en l e transposant, l e mot de Lac helier au
sujet d' une v aleur s implement biologique: c omme l a connaissance
d'une douleur n'est pas douloureuse, mais v raie, ains i l a c onnais -
sance des v aleurs e t d e l e u r hiérarc hie n'es t pas elle-même un e
valeur, ma i s u ne vérité.
Il y a l à u n e opt ion f ondament ale qui, sous des noms divers et
dans des contextes dissemblables s avoir et sagesse, v ra i et bien,
raison t héorique et rais on pratique, esprit et âme, tête et c œur
s'impose à toute philos ophie et décide de s on orientat ion. I l serait
d'une outrecuidance ex t rême de prétendre dic t er a u philos ophe l e
choix
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et me s'il ne situe qu'A un rang subordonné les scrupules logiques
et la v aleur de vérité, une chose sans quoi il ne rit e plus la qualif i-
cation de philosophe, et doit être regardé comme un sophiste. C'est la
bonne foi, l'honnêteté intellectuelle, le souci non seulement de ne pas
tromper les autres, mais aussi de ne pas se duper soi-me. Q u ' i l
s'interdise not amment cette pratique, que les polit iques ne connais-
sent que t rop bien, qui consiste à abuser des mot s en en mésusant,
et à s 'approprier u n mo t f av orablement valoris é p o u r f aire passer
en f raude une marc handise q u i n'est pas t out à f a it celle qu' il est
cen recouvrir. Le mot même de «vérité» est précis ément de ceux
qui se prêtent à une t elle manoeuvre. A ce danger, les doctrines qui
subordonnent la v érit é à des valeurs qu'elles jugent surieures, se
trouvent part ic ulièrement exposées. No n pas qu'elles t ombent né -
cessairement dans l a mauv ais e f oi. Elles peuv ent rest er honnêtes,
dire f ranchement à q ue l ra ng inf érieur elles placent l a vérit é, l a
connaissance, l'int elligence. Ma i s préc isément parc e qu' A c elles-ci
n'est plus reconnue qu'une v aleur subordonnée, elles ris quent d'être
utilisées c omme d e s imples moyens . Des moy ens q u i s eront jus t i-
fiés par les f ins plus hautes auxquelles on les f ait servir. Et qui les
serviront avec l e ma x i mu m d'efficacité s 'ils conservent l e prestige
qui leur est ordinairement attaché. I l pourra y av oir avantage, pou r
entraîner l'adhésion, à présenter c omme vérit é une tse qu i mé ri-
terait proprement u n aut re nom: croyance, c ertitude morale, postu-
lat de l'action. Qu'est-ce qui pourrait bien ret enir d'us er de ce pro-
cédé frauduleux, s i l' on ne f ait plus de la probit é intellec tuelle une
exigence inc ondit ionnelle ?
Si donc o n n ' a pas l e dr oi t de ray er d'avanc e d u n o mb re des
philosophes quic onque rejette l'opt ion intellectualiste, d u moins est-
on en droit de demander à celui-ci, s ' il v eut qu' on l'honore de c e
titre, qu ' i l applique, a u sujet de l a vérité, un e max ime analogue
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la seconde f ormule de l'impérat if kantien. I l est permis de se s erv ir
de la v érité c omme d' un moyen, i l y a des fins autres que la v érit é
et aussi légitimes qu'elle, et peut-être davantage, en vue desquelles i l
est lic ite de l'utiliser, mais à une condit ion: t oujours l a considérer
en même temps c omme un e f in, e t jamais s implement c omme u n
moyen.
Mais ic i, l e problème rebondit . Peut-on, dans l e domaine phi lo-
sophique, parler proprement de vérité ? Question qui eût assurément
paru scandaleuse aux philosophes anciens, mais qui a peu à peu cessé
de l'être, à mesure que la science positive c onquérait son autonomie.
Depuis l e XVI I I ème scle, ell e t end à accaparer l a possession d e
la v érité, déf inie p a r ses caractères d'object ivit é et d'univers alit é,
tandis que par compensation l a métaphysique, o u même plus géné-
ralement l a spéculation philosophique, se trouv e rejetée d u côté de
la Trailmerei. E t si, en effet, l e crit ère d u v r ai est s on apt it ude
faire l'accord des esprits, i l n'es t que t rop f ac ile d'ironis er s ur les
mésententes entre les philosophes. L'éc art est douloureux entre leurs
prétentions et leurs résultats: il s s'adressent, e n intention, à l' «au-
ditoire univers el»; e n f ait, leurs argument s a d humanit at em s em-
blent n'av oir de force que dans la mes ure où ils se réduisent à des
arguments a d homin em (
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se s ent ir ains i écartelée entre des philosophies contradictoires. Sans
doute a-t -on pu soutenir, n on sans quelque apparence, qu' u n f onds
commun se retrouvait sous la diversité quas i inf inie des expressions
philosophiques; qu'il y a ainsi une vérit é philosophique, aperçue d' un
point de vue différent par chaque philosophe; et que me cette vé-
rité philos ophique a, finalement, un caractère plus stable et plus p ur
que la v érité scientifique, t oujours empêtrée dans l'erreur et sujette
révision. Le savant c roirait perdre son t emps à ét udier aujourd'hui
Kepler, t andis que s i nous continuons à l ire et à médit er nos v ieux
philosophes, c'est que nous y trouvons t oujours not re aliment , et que
leur pensée profonde, sous les accidents imputables à l' indiv idu et
son époque, demeure pour nous toujours valable. Seulement, quand
on les dépouille ains i des contextes contingents, ces prétendus en -
seignements de la perennis philos ophia se v ident à t el point de t ou-
te substance, qu' il n'en reste plus que des formules creuses. Que peut
bien nous apprendre, p. ex.. une tse s ur la libert é, s i o n ne nous
précise pas le sens qu'on donne à ce terme, puis c elui des mot s ut i-
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lises po ur cette explication ? De proc he en proc he, nous v o ilà en-
traînés vers Descartes o u Spinoza, v ers Bergson ou vers Sartre, c ar
tout se tient dans une philosophie. Et c'est pourquoi, si l'on peut bien
soutenir que tous les philosophes ont, au fond, dit la me chose, i l
ne s erait pas moins jus t e d'af f irmer, t out au contraire, que jamais
deux philosophes n'ont réellement dit la même chose, c ar l a mê me
phrase ne saurait av oir un sens ident ique chez l ' u n et chez l'autre.
La not ion de v érit é s'amenuise ains i a u point d e se dissoudre e n
celle d'opinion. A l a perennis philos ophia o n opposera les plac it a
philosophorurn.
On a souvent at tribué ce flott ement dans la not ion de v érité phi-
losophique, et dans le mode d'argumentation q u i la soutient, à l ' i n-
tervention des valeurs. L'idée est juste, ma is demande à êt re c or-
rectement interprétée. Ce qu i v ic ie l'argument at ion et l'empêc he de
parvenir à des conclusions object iv ement e t univ ers ellement v ala-
bles, ce n'est pas le f ait me qu'elle s'occupe de valeurs. Lalande,
Goblot, ont, vers le début du siècle, écrit s ur ce sujet des pages per-
tinentes. Plus récemment et de façon plus précise, nombre d'auteurs
rompus aux méthodes formelles sont revenus s ur ce problème et le
projet n e l e u r a pas p a r u c himérique d e v o ul o ir c ons tituer u n e
logique des impératifs, des normes et des valeurs. La rigueur logique
d'un rais onnement ét ant indépendante d e s on contenu, u n e argu-
mentation q u i port e s ur les v aleurs peut en ef f et av o ir une f orc e
contraignante égale à c elle d'une démonst ration d' ordre scientifique.
Mais non pas une argumentation qu i ut ilis e les v aleurs c omme i n-
struments de preuve, et q ui prét end convaincre p ar des moyens de
persuasion. Mê me s i, o u pl ut ôt s urt out s i, c ett e int erv ent ion es t
masquée o u involontaire. C'es t l a c ontaminat ion des principes logi-
ques par des principes axiologiques qui fausse la démonstration. Or,
cette contaminat ion est presque commandée par la nat ure même des
problèmes philosophiques. Gast on Bac helard a relev é l a c harge af -
fective que port e ma i n t t erme d'usage sc ient ifique: q u e d i re alors
de ceux que manie l e philosophe ! Tous ses concepts majeurs, avec
les mots qui les expriment, ont des échos dans l'affectivité profonde.
Et que certains soient ambivalents, ne f ait que c onf irmer l a chose.
Ce n'est donc pas seulement p o u r les concepts ét hiques que v au t
l'analyse de Stevenson (s): les concepts taphysiques aussi ont une
double composante, déclarative et émotive, et ils se prêtent, c omme
les premiers, à la pratique des «définitions persuasives». On pourrait
s'amuser à f aire, dans les écrits de chaque philosophe, u n relevé des
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