la logique de l`argumentation

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LA LOGIQUE DE L'ARGUMENTATION
NYNFA BOSCO
La présence, pour ains i dire, philos ophique de Ch. Perelman s'est
révélée à moi en 1954; quant à sa présence physique, quat re ans encore devaient passer avant qu'une rencontre, q u i eut lieu à Venis e
l'occasion du X I I ' Congrès I nt ernat ional de philosophie, m' en c onsentît la première expérience. Ma découverte paraîtra t ardiv e si l' on
pense à l'activité et à la solide renommée, qui l'ont rendu très connu,
depuis bien plus longtemps, même hors d'Europe.
Ce fut, toutefois, assez précoce pour mo i q u i n'avais t erminé mes
études universitaires que depuis peu d'années. Dans tous les cas c e
fut le début d'un int érêt qui dev int une appréc iat ion sincère, a u f u r
et à mesure que les années passaient et que ma connaissance devenait plus profonde.
Ce qui m'at t ira dès le début, dans l'ceuvre de Perelman, ce f ut l' intensité, et plus encore la qualit é de l'int érêt qu' il mont rait pour toute
la part ie de not re expérience, q u i ne se laisse n i ex primer p a r les
langages f ormalis és o u f ormalis ables des sciences logic o-mat hématiques, ni reconduire à des protocoles analogues à ceux dont se servent
les sciences physiques.
L'atmosphère philos ophique que j'avais trouvée, en y entrant à d i x huit ans, à l'Univ ers it é de Turin était la plus adaptée à f av oris er une
tendance nat urelle à m'intéresser à l a c ondit ion humaine, sans restriction. Tandis que Nic ola Abbagnano nous enseignait, par l'ex emple
de ses cours d'his t oire de la philosophie, qu'on ne doit pas dérac iner
les théories des situations et des personnalités où elles naissent, l' enseignement théorétique d'Augusto Guzzo q u i pour moi dure, dans
un c ert ain sens, enc ore aujourd' hui, dans l' habit ude d u t rav ail e n
c ommun r a p p e l a i t énergiquement not re attention s ur l' homme et
sur l a v ariét é de ses entreprises spirituelles, en l a ret enant souvent
sur l'effort, bien humain, de jus t if ier par l'argument at ion cela encore
qui ne saurait être logiquement démont ré (
1 Je commençai, alors, à s ent ir l a menac e d' un danger qui, encore
) . nos jours, semble peser lourdement s ur la pensée contemporaine.
de
Je veux dire le danger que, en oscillant parmi les manifestations de
(') Ce t hème rev ient av ec u n e t elle fréquenc e dans la s érie d e v olumes
qu'Auguste Guzzo a dédié à L'homme, et plus s péc ialement dans le premier
de c eux -la: Le mo i et la raison, q u ' il m'es t impos s ible de renv oy er le lec teur
a des passages partic uliers .
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l'irrationalisme, t elles que les existentialismes négatifs et les dif f érentes espèces de pragmatisme, et un nouveau genre exigeant e t restreint de rationalisme, t el que l'est la philos ophie analytique dans ses
différentes formes, on se trouve obligé de déclarer que de larges et importantes zones de l'expérience humaine sont rat ionnellement inc ontrôlables. Dans cette situation la tentative que Perelman était en t rain
d'accomplir, d e f onder une logique de l ' a r g
-que soulever mon plus v if intérêt. Elle me parut en effet, et me paraît
u m e n ct omme
encore,
a t i o nla, tentative
n
de
e t rouv er une voie qui nous permette de
nous
p o év uaderv dea l'alt
i ernat
t iv e, q u i v oudrait opposer l a connaissance
rigoureusement f ormalis able a u manque abs olu de connaissance, l a
parfaite démons t rabilit é à l' irrat ionalit é absolue. Da n s l a perspective proposée par Perelman, entre la démons t rabilit é et l ' i r r a t i o n a
se
l i place en effet l a possibilité de l'argunent at ion: ent re le discours
formalisé
et le discours insensé se plac e le discours rhétorique.
té
Ce dernier mot pourrait sembler ambigu. I l f aut ic i un éclaircissement. Perelman l u i donne une signification t out e particulière, q u i se
rattache à l'usage aristotélique. Dans le premier liv re de la Rhét orique, Aristote af f irme v ouloir t rait er les arguments «sur lesquels nous
devons délibérer, et desquels nous n' av ons aucune technique, devant
des auditeurs qui ne s ont pas à mê me d' inf érer à travers plus ieurs
degrés, et de suivre un raisonnement d' un point lointain», et aussi de
v ouloir t rait er des raisonnements qui concernent l'opinable et le v raisemblable, c'est-à-dire, des rais onnement s b i e n dif f érent s d e c eux
dont i l s'était occupé dans les «Analytiques», c onc ernant le v r a i et
surtout le nécessaire.
Les af f irmat ions d'Aristote sont elles-mêmes, à v rai dire, ambiguës;
en contenant plusieurs références elles se prêt ent à plus ieurs int erprétations. Elles pourraient, par exemple, suggérer l'idée que la rhétorique trouve sa propre justification dans l'ignorance de c elui qui parle,
ou dans l'incapacité de c elui qui écoute, ou dans les deux. Elles pourraient insinuer la sensation que le discours rhét orique est le discours
d'un incompétent, v is ant a u b u t purement prat ique d'obt enir, p a r
toutes sortes de moyens empiriques ou même trompeurs, le consentement d'autres incompétents. Elles pourraient f aire paraître la rhét orique c omme un mauv ais succédané de la philosophie, c omme le v raisemblable, qu' elle aurait pour objet, n'est qu' un mauv ais succédané
du v rai.
Mais les paroles d'Aristote semblent aussi suggérer que la rhét orique a son propre champ, dans lequel elle n'est pas remplagable: l e
champ des jugement s délibératifs, concernant non pas le nécessaire
ou l e vrai, mais le possible et le préférable.
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C'est précisement à cette suggestion que Perelman s e rattache. I l
sait bien que ce sont les significations négatives qui ont prévalu. Mais
i l c roit pouv oir en t rouv er la rais on dans une suite de malheureuses
circonstances historiques, qui sont en t rain de s'épuiser de nos jours,
et qu'il ne vaut pas la peine en tous les cas de perpétuer.
C'est ains i qu' un monis me de v aleurs aurait été instauré dans l a
pensée grecque des derniers siècles, a u début grâce a u plat onis me,
ensuite grâc e au stoïcisme et a u néo-platonisme, q u i l' aurait rendu
peu sensible a u problème de f onder logiquement les jugement s de
valeurs. L a f orc e mê me de ses convictions philos ophiques e t r e l i gieuses aurait plus t ard forcé le Moy en Age à conserver, en l'accentuant, la tendance à t rans f ormer les problèmes de v aleur en problèmes de vérité. Quant à l'humanis me, q u i f êla l' unit é des certitudes
moyenâgeuses, i l n'aurait pas su f aire renaître l'int érêt pour les discours rhétoriques et argumentatifs à cause d' un princ ipe p a r lequel
il se serait laissé dominer dès le début: le princ ipe de l'évidence, soit
de l'évidence int érieure du protestantisme, s oit de l'évidence rat ionnelle du cartésianisme, s oit de l'évidence sensible de l'empiris me.
Dans un horiz on s pirit uel dominé par la logique de l'év ident et du
nécessaire, de ce q u i ne peut pas ne pas paraî t re v rai à t out e s p
normal,
i l n' y av ait point de place pour la logique du préférable, de
ce
A t q u i s eulement mérit e d'êt re univ ers ellement rec onnu. Sous c et
aspect l'idéalis me et le positivisme qui dominèrent , par une sorte de
oconcordia discors», l a pensée philos ophique d u X I X
sentent
è
le t erme d'une parabole, commencée plus de trois siècles auparavant.
me s i è c l e
r e p r é Il semble, aujourd'hui, que le moment est v enu de prendre enf in
en sérieuse considération l a référence aris t ot élique a u x argument s
rhétoriques, c omme à ces arguments dont nous nous servons «quand
nous devons délibérer», et qui ne concernent pas le v rai ou le nécessaire, mais le possible. Cert ains mot if s q u i pouv aient dans l e passé
justifier, a u moins en partie, l' illus ion que l a logique de l'évidence
est la seule possible sont tombés. A côté des sciences physico-mathématiques, qu' on considérait dans le passé c omme les seules sciences
possibles, d'autres sciences se sont constituées: ce sont les ains i nommées sciences de l'esprit, où ne joue pas l'appel à l'évidence et à l a
nécessité.
Ce qui est plus, c'est que les sciences mêmes phy s ic o-mat hémat iques Ont cessé de considérer leurs théories c omme l a v is ion obligée
d'une v érit é nécessaire, et ont commencé à s'appuyer non plus s ur
l'évidence mais sur la cohérence, non plus s ur la nécessité mais s ur
l'opportunité. Donc , si, encore i l y a u n siècle, c elui q u i aurait dé42
montré le théorème d'Euclide pouv ait être tenu, grâce à ce seul fait,
en même t emps pour rat ionnel et pour raisonnable, et mê me pour
raisonnable parce que rationnel, par ce fait même nous pouvons nous
considérer de 110S jours c omme raisonnables seulement. Nous savons
en ef f et que l a géomét rie euc lidienne n'est qu' une p a r mi les n o mbreuses géométries qui sont possibles, n'ét ant pas plus rat ionnelle n i
plus évidente que les autres. Par conséquent nous ne pouvons en justifier l'adopt ion qu'en mont rant que not re c hoix a été, ét ant donné
les circonstances, justement le plus raisonnable.
Nous s ommes donc dans les c ondit ions les plus f av orables p o u r
comprendre que toutes les oeuvres humaines , les plus spéculatives
même, impliquent une opt ion, u n jugement de v aleur, de t elle ma nière que l a logique de l a déduc t ion présuppose t oujours une logique de l'inv ent ion, o u mieux d u choix. Or, u n argument rhét orique
est précisément un jugement de valeur, ains i qu'une logique de l' argumentation est une logique du choix. Perelman est t out à f ait ex plicite s ur ce point. Les arguments rhétoriques ne sont jamais s i év idents qu'ils ne laissent à l' audit eur une large marge d'appréciation,
une libert é de décision, q u i f ont de s on adhésion u n acte dont l e
sujet doit av oir l a responsabilité. C'est pourquoi, ains i q u ' i l s'exprime l u i même, la logique de l'argument at ion est une logique des jugements de v aleur concernant non le v rai mais le préférable, où l' adhésion n'es t jamais une s imple soumission mais t oujours u n e déc ision et u n engagement.
Par conséquent elle int roduit dans not re t héorie de la connaissance un élément nouveau, qui permet de ne pas borner le débat à l'acceptation o u a u refus, sans plus , d ' u n rat ionalis me q u i considère
comme seuls valables les seuls procédés scientifiques. Elle consent,
d'après les propres mots de Perelman, de «bris er les limit es de l' altemative: objectivisme sans sujet ou subjectivisme sans objet» (Philosophie et Rhétorique, p. 48). Ce q u i rend possible ce remarquable
résultat c'est la distinction, exempte de complexes soit de s upériorité
soit d'inf ériorit é, que le f ait de posséder une logique de l'argrumentation nous permet d'ét ablir ent re l e discours s c ient if ique et le dis cours philosophique. Nous voyons alors qu'ayant une fonction et une
nature différentes ils ne sauraient n i s'exclure n i se remplacer. Les
traits q u i les distinguent, et dans une certaine mesure, les opposent
sont nombreux et bien connus. Nous n e nommerons donc que les
principaux.
Le discours scientifique es t objec tif, public , émot iv ement neut re,
et dans un certain sens, collectivement possible à atteindre. I l n' y a
pas de découverte, quelque géniale qu'elle soit, qui, u n e f ois faite,
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ne puisse être ref ait e n' import e quand par tous c eux q u i possèdent
la compétence suffisante. Ses énoncés s ont des passages logiques
(dans les sciences formelles) ou des faits d'expérience (dans les sciences naturelles). I ls ont un caractère péremptoire; ils prétendent à une
reconnaissance univ ers elle, mais , e n mê me t emps , i l ne souffrent
aucune perte lors que cette reconnaissance leur est refusée p a r quelques personnes. Ces personnes s ont s implement repoussées, a cause
de leur refus même, dans le monde négligeable des incompétents.
La science f ait alors recours a ce que Perelman appelle, avec Ferdinand Gonseth, le «princ ipe de technicité». Elle f ait recours à sa conscience collective et réussit, de cette manière, à passer au-dessus de
ses divergences intérieures. Ce que cette conscience considère acceptable, c'est-à-dire int égrable au pat rimoine de ses notions précédemment acquises, reste dès lors déf init iv ement prouvé.
Une t héorie scientifique pourra néanmoins être sujette à une rév ision, elle reste même c ont inuellement sujette à une rév is ion a cause
des nouvelles expériences qui peuvent toujours se présenter, et qu',ffle
doit chaque fois intégrer. Mais cela ne s ignifie pas qu'elle sera abandonnée, elle sera s eulement redimensionnée, plac ée dans u n e nouvelle perspective, ains i q u ' i l es t arriv é p a r ex emple à l a phy s ique
classique, au f ur et a mesure que la physique at omique s'est imposée
de plus en plus. Nous pourrions appeler ce princ ipe «princ ipe de corrigibilité». Grâc e a celui-ci, dans l a science beaucoup s e crée, r i e n
ne se détruit.
La connaissance philos ophique est t out e différente. E l l e est s ubjective, privée, émot iv ement qualifiée. On peut la poursuivre uniquement dans la recherche personnelle. Ses énoncés ne concernent pas
des faits d'expérience n i des passages logiques, mais des valeurs; ils
n'ont rien d e pérempt oire, i l s mérit ent u n consentement univ ers el
mais ils ne sauraient l'imposer. En même temps, et justement parce
qu'ils ne peuv ent pas s'imposer, ils ont besoin d'être aimés, choisis
et défendus, et s ouf f rent de t out e reconnaissance q u i l e u r est niée,
bien que, même dans ce cas, ils conservent toute leur validité.
Le princ ipe de technicité n' a auc une légit imit é dans le c hamp de
la philosophie. Le philosophe ne peut pas, c omme le f ait l' homme de
science, repousser les objections des adversaires en qualif iant c eux ci d'incompétents, parc e que l e c rit érium de l a compétence renv oie
dans s on cas a u x fondements mêmes de s a pensée et l' oblige p a r
conséquent à une «pétition de principe». I l n'y a en effet aucune conscience collective a laquelle i l puisse f aire recours, et i l n' a pas l a
possibilité d'int égrer les résultats de sa recherche au pat rimoine philosophique précédemment constitué.
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Le «princ ipe de c orrigibilit é» n e sert pas, en philosophie, pas plus
que l e princ ipe d e technicité. Les querelles sont, dans u n c ert ain
sens, t oujours mortelles. Rien n' y est jamais déf init iv ement prouv é,
rien même n' y est prouv é d u tout. Là, v raiment , t out ce q u i a ét é
créé peut toujours être détruit, o u plut ôt f oulé aux pieds et méprisé.
Toutefois, l a constatation des différences q u i rendent la c ondit ion
de la philos ophie bien différente de celle de l a science, quoique i nstructive, n'est pas suffisante. I l est nécessaire en plus d' en t rouv er
les raisons, et dans le cas où cela se rév èle possible, de t rouv er encore la manière d'en éliminer les désavantages évidents. C'est justement cela qui est consenti par le f ait de posséder l'idée et la méthode
d'ime logique de l'argument at ion. En nous plaç ant sous le point de
vue q u ' e
ll
férences
et les désavantages apparents d u discours philos ophique en
e
comparaison
du discours scientifique nous paraîtra en pleine lumière.
n o uà cause du f ait que les énoncés philosophiques sont axiologiques
C'est
s non ontologiques que la philosophie n'admet pas, ainsi que la scienet
o fla fpossibilité d' un accord certain et d'une preuve irréfutable.
ce,
r Les
e ,hommes de science peuvent c onc ilier leurs différents point s de
vue,
parce que dans leur c hamp i l y a un plus grand avantage à s'acl
corder
s ur la déf init ion conceptuelle d' un mot qu'a défendre des déa
différentes; et cela arrive, à s on tour, parce que dans l' emrfinitions
a
iploi sscientifique des mot s la signification émot iv e s'atténue, et passe
au
plan. Les mots fonctionnent en effet en t ant qu'instruments
o second
n
pour ela description et le contrôle des objets de l'observation. En phid
losophie
i l s fonctionnent au c ont raire c omme les armes ou les drar
n
peaux
qu'
on empoigne dans c e c hamp de bat aille q u i est l'univ ers
i
è
de nos convictions et de nos évaluations.
r
e
d A la différence de l' homme de science, le philosophe ne manie pas
des
symboles f ormels ou des descriptions de comportements mais des
'
valeurs.
C'est pourquoi i l ne peut rester indif f érent aux nuances qui
o
posent
une
différence ent re les divers point s de vue. L'avantage de
ù
trouver
un
accord
sur la signification conceptuelle des mots qu' il emd
ploie, quelque grand qu' il puisse être, res t e e n effet, dans s on cas
é
toujours
inf érieur au risque et même à la faute de ne pas défendre ses
r
particulières déf init ions . L a s ignif ic at ion émot iv e des f ormulat ions
i
philosophiques ne peut réellement s'atténuer, à raison du f ait qu'elles
v
sont toujours, c omme nous l'avons dit , des jugements de valeur. O r
e
ex primer u n jugement de v aleur ne s ignif ie pas ac c omplir u n acte
n
arbitraire et indif f érent ; a u contraire, c ela s ignif ie que nous disons
t
ce que nous estimons et c e que nous méprisons, c e p o u r quoi, o u
t
ce contre quoi, nous sommes prêts à t rav ailler et à lut t er.
o
u
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t
e
s
l
e
s
d
i
f
-
Toutefois, d' un point de vue purement logique ou pour mieux dire
purement f ormel c'est u n acte arbit raire et indif f érent . 1\lc s'agissant
pas d'essayer mais de bien c hois ir, l a logique f ormelle n ' a r i e n
nous dire. O u nous nous résignons donc a quit t er nos c hoix de v aleur, les fondements même d'une si grande part ie de not re pensée et
de not re action, parf ait ement injustifiés, et, p o u r c ela même, ex posés à l a suggestion, à la tromperie, à l a violence de not re part et de
la part d'autrui, en considérant valables seulement les techniques démonstratives d u discours scientifique; o u bien nous essayerons d e
soutenir que l a philos ophie peut et doit se s erv ir des mêmes techniques dont se sert la science, ou alors nous nous met t rons a la recherche d'une logique dif f érent e de l a logique d e l a démons t rat ion
formelle. Telle est justement la logique de l'argmnent at ion. Son i mportance es t s uf f is amment prouv ée p a r l a dif f ic ult é d'accepter, aujourd'hui, à la lumière de toutes nos expériences théoriques et prat iques, s oit l a première s oit l a deux ième des t rois alternatives i n d i quées. Si elle est grande pour t out homme, elle l'est d'une manière
toute part ic ulière pour le philosophe, q u i y trouve, dans le princ ipe
de responsabilité, u n c rit érium c apable d e s ubs t it uer les princ ipes
scientifiques de technicité et d'auto-corrigibilité, s ur lesquels, c omme
nous l'avons vu, i l ne peut s'appuyer.
Vouloir renouv eler l a rhét orique en f ondant une logique d e l' argumentation, q u i t ienne c ompt e de t out l'ens emble des expériences
logiques et scientifiques q u i ont été faites dans les siècles derniers,
signifie donc v ouloir s'opposer, par une proposition précise, à un certain type de doctrine de la connaissance. Mais cela signifie encore que
l'on a une conception particulière de la philosophie. La portée et l' importance philosophique de la tentative resteraient prouvées, si encore
il en était besoin, par ce f ait même.
Perelman, l u i même, parle de l a philos ophie, q u e l a logique d e
l'argumentation présuppose, c omme d' une philos ophie d e t y pe «régressif». Or, l e t rait f ondament al q u i dis t ingue et oppose u n e p h i losophie «régressive» a l'aut re grand type de philosophie, que l'his toire de la pensée humaine exhibe, également et peut être plus souvent, c'est-à-dire à l a philos ophie «première», est, à s on avis, l e refus que toute philosophie régressive oppose a la tentation de s'accrocher à des principes ontologiques, épistémologiques ou axiologiques,
qui soient, o u prét endent êt re abs olument les premiers .
Un princ ipe est abs olument «premier» q u a n d i l se soustrait a u x
événements historiques, et constitue la c ondit ion nécessaire pour toute
problématique philos ophique passée, présente et future. Les philos ophies régressives, e n dernière analyse, refusent l e dépassement des
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conditions concrètes de v érif ic at ion qu' on appelle ordinairement métaphysique, dans le pire sens d u mot . Elles refusent aussi toute f ermeture devant les faits nouveaux, s i bouleversants soient-il, que l'expérience puisse mont rer. Elles renoncent, enf in, à l'idée d'une raison
en mê me t emps univ ers elle e t indiv iduelle q u i s erait l' ins t rument
transitoire d' une connaissance éternelle, p o u r f aire plac e à l a res ponsabilité personnelle du chercheur.
Ce dernier doit f aire face a u x nouv elles expériences q u i se présentent à l ui et demandent à être intégrées dans le système, en adaptant constamment la t héorie aux nouvelles exigences. I l peut le f aire
seulement en inv ent ant des variations possibles à sa conception, et
chaque f ois en choisissant avec adresse c elle qui l u i s emble l a plus
convenable. I l devra rendre compte de ses inventions et de son choix,
s'il veut obt enir le consentement des compétents. Mais i l ne pourra le
faire qu' en employ ant des argument at ions rhétoriques, q u i t out e n
sollicitant un tel consentement ne le rendront pas du tout nécessaire.
Dans cette oeuvre, toutefois, i l engagera non seulement son t alent
dans l a démons t rat ion mais s a compétence entière, s a sincérité, s a
probité d'homme de science; dans une parole il se rendra responsable
de l a t héorie proposée. L a logique f ormelle, par ses démonstrations
qui ne sollicitent pas mais imposent l'assentiment l u i f ournira, nous
l'avons dit , un f aible appui. Ou, t out du moins, son aide ne sera pas
suffisante. Ne laissant aucune place à la liberté, elle ne peut pas non
plus f onder l a responsabilité. S' i l es t v rai, p a r conséquent, q u e l a
logique de l'argument at ion suppose une conception régressive de l a
philosophie, et que toute philosophie emploie, par le fait, une logique
de l'argument at ion, i l f a u t enc ore remarquer qu' une philos ophie
sera régressive ou ouverte dans la mesure où elle prendra conscience
de s on besoin d' une logique de l'argument at ion.
L'apparition dans le discours de termes tels que sincérité, probit é,
responsabilité nous semble très significative. Ce sont avec toute év idence des qualif ic at ions éthiques.
Déjà au cours de sa polémique contre les philosophies «premières»
Perelman av ait observé que ces philos ophies déc larent abs olument
«premiers» les princ ipes s ur lesquels elles s'appuient, dans l e sens
qu'ils précèdent toute aut re not ion dans un sens temporel ou logique
ou épistémologique, mais t out révèle que, en vérité, de telles philosophies n'insistent pas s ur l a priorit é de leurs propres principes, s i
ce n'est pour leur assurer une primaut é axiologique.
Si nous les considérons dans leur solidarité, les deux af f irmat ions
montrent c lairement , c e m e semble, quelle es t «l'âme» d e l'ent reprise de Perelman. I l s'agit, à mo n avis, d u souci d' un logic ien et
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d'un philosophe qui se trouve, d'après son admission même, aux prises avec le «réel social»; i l s'agit donc d'un souci moral.
Fonder une logique de l'argument at ion s ignifie, t out c ompt e f ait ,
lutter contre l a tendance à priv ilégier l' une o u l'aut re v aleur, à e n
faire le c rit érium de l a nécessité et de l'évidence, en l'impos ant ainsi tacitement. C'est donc l a lut t e de l'int elligenc e consciente de ses
limites humaines , c ont re l a tendance, e l l e aus s i malheureus ement
bien humaine, a u dogmat is me et à l'intolérance.
Mais cela signifie, encore, t rav ailler à éc lairc ir des notions c onf uses, et néanmoins indispensables, c omme le sont souvent nos not ions
éthiques, esthétiques, polit iques , pédagogiques, juridiques , his t oriographiques, e n les déliv rant de c ondit ions émotives capables de les
transformer en de dangereux mot if s d'is olement ou, pire encore, de
conflit. C'es t donc aussi l a lut t e de l'int elligenc e, consciente de ses
ressources humaines, contre la tentation, non moins humaine et dangereuse que l a précédente et contraire, de renonc er à c ont rôler nos
opinions, e t par conséquent nos comportements de moralistes, d'esthéticiens, de politiciens, d'éducateurs, de juges, d'historiographes.
Perelman, me semble très conscient de l'engagement moral qui est
au f ond de sa logique de l'argument at ion. Cet t e conscience, q u i se
révèle c lairement dans s a conversation e t dans s a c onduit e, v i ent
fréquemment au jour dans ses écrits, dans les plus techniques même.
L'attention qu' il a adressée, en différentes occasions, à l a not ion i n dubitablement ét hique de l a justice, en témoigne. Les œuv res q u ' i l
a plus expressément dédiées à l a logique de l'argument at ion, p a r
leur mis e en t rain même, en t émoignent aussi.
En Philosophie et rhétorique il reconnaît lui même que sa recherche
se situe aux confins entre la logique et la psychologie. C'est une confession que l'on rencontre rarement, de nos temps, s i férus de f ormalisation. Pour qu' un logic ien, t el que Perelman, parf ait ement inf ormé des tendances de l a logique contemporaine, et des raisons dont
elles se réclament, renonce à la «pureté» d'une analyse logique d' un
genre rigoureusement f ormel, sous peine d'êt re soupconné d' inc ompréhension, i l f aut que de bonnes raisons l ' y aient poussé. Ces raisons, v raiment bonnes à mon avis, s ont l'int érêt qu' il port e à la personne humaine, plus encore qu'A ses actions de tout genre, not amment
ses actes d'appréciation et de signification, et le refus qu' il oppose
l'habitude t rès répandue d'is oler les différentes actions, e t d' une
manière spéciale les actes sémantiques, d e l' init iat iv e concrète d e
la personne q u i les accomplit.
Quant aux deux v olumes d u Trait é de rargument at ion les jugement éthiques, spontanés ou refléchis, y occupent une place si impo48
sante, s oit p a r l a quant it é des f ormulat ions analysées, s oit p a r l a
vivacité, et en même temps par le soin avec lequel l'analyse est conduite, qu' elle es t elle-même f ort éloquente. Cet t e f ois aussi, i l es t
évident q u e l'at t ent ion d e l' aut eur se déplac e sans cesse des argumentations au sujet argumentant, dans un va-et-vient continuel, q u i
mieux qu' un long discours nous dit qu' il ret ient également impossible que la signification d' une argument at ion s oit déracinée de l'acte
concret du sujet qui l a pose, et que l a réalit é existentielle d u s ujet
soit réellement saisie en dehors de la mult iplic it é de ses actes concrets,
et part ic ulièrement en dehors de ces actes t y piquement humains que
sont les argumentations.
Cette attitude t rahit certainement en Perelman une appréciable tendance personnelle, mais nous aurions t ort de l a réduire dans ces
limites. L a répugnance à part ager en morc eaux l'unit é de l' homme,
engagé dans l'ef f ort de construire s on expérience totale, qualif ie l a
personnalité philosophique de Perelman, non moins que sa personnalité humaine. En effet il ne pourrait pas en être autrement. Parce que
si sa philos ophie est une philosophie régressive, s i une telle philos ophie ne peut, ains i que nous l'avons vu, se passer de présupposer une
logique de l'argument at ion, s i enf in une logique de l'argument at ion
dans son essence est une logique du c hoix responsable, elle ne peut
rompre le lien qui attache le chercheur à ses propres choix. Ce lien
seul f onde en effet la rais on de son choix, en le rendant justifiable,
et au-delà, l'objet d'une argument at ion possible.
C'est de là, de cette présence constante d' un int érêt soucieux pour
la c ondit ion humaine, et de sa conscience f let limit es mais aussi des
possibilités qu'elle entraîne, que la logique de l'argument at ion t ire sa
qualité humaniste, ou si l' on veut sa qualit é classique. Mais c'est encore de la qu'elle t ire ce qu'elle a de plus actuel et de plus poignant.
On ne saurait en effet ne pas sentir dans la tentative de Perelman le
poids du souvenir douloureux d' un passé récent d'intolérances poussées jus qu'au c rime, et d u t oujours v iv ant souci pour u n présent et
un f ut ur qui, pour l e f ait même d'êt re humains , restent exposés au
danger de répéter les fautes autrefois accomplies et souffertes.
On trouve une preuve indirecte de son actualité, s i je ne me t rompe, dans les affinités, secrètes ou évidentes, q u i lient l a logique de
l'argumentation, ains i que la philos ophie qu' elle suppose, à des recherches différentes ent re elles, mais toutes t riilit ant es », t elles que
l'analyse des sciences f ormelles d e Gonseth, l'analy s e des sciences
naturelles de Bachelard, les différentes recherches de l'existentialisme positif, d u néo-illuminis me, d u néo-historicisme, e t de c ert ains
philosophes spiritualistes, plus que les autres soucieux d u caractère
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concret de cette rais on incarnée, q u i est l a nôt re. Dans u n c ert ain
sens on pourrait par conséquent dire de celle-ci, c omme de tous les
courants plus vivants de la pensée contemporaine, que c'est une philosophie de l a crise. Mais, différente de t ant d'aut re philosophies de
nos jours , même fameuses, la logique de l'argument at ion ne se propose ni d'ignorer ni de perpétuer les conditions de l a crise. Au contraire
elle vise, sans illus ion mais aussi sans méfiance, à t rouv er l a ma nière d'en sortir. C'est là, je pense, son plus grand titre à not re attention.
On pourra contester, a u moins e n part ie, l' une et l' aut re de ses
propositions, o n pourra désirer, c omme dans mon cas, que, à rav enir, l'at t ent ion de Perelman se dirige t oujours davantage et t oujours
plus prof ondément s ur la personne, oit toutes les techniques de l' argrumentation s'enracinent, plutôt que sur ces mêmes techniques; qu'elle se f ix e s urt out s ur ce qui, d e l'int érieur, constitue jus t ement l a
personne, avec sa capacité d'inv ent er librement et d' employ er avec
responsabilité des techniques, qui seulement grâce à cela peuvent, audehors, s'avérer des techniques humaines. Une philosophie régressive,
d'ailleurs, ne craint pas les critiques: c'est la un de ses mérites, et peutêtre l e plus grand. A u c ont raire, n o n s eulement elle admet , ma i s
elle s ollic it e l a discussion, d e laquelle, p a r s a mê me nat ure, e l le ne peut que t irer profit.
Mais, quelle que soit notre position personnelle, il n'y a aucun d'entre nous qui puisse honnêt ement refuser son int érêt et sa s y mpat hie
une tentative s i mesurée, et en même temps s i énergique de sauver l'exercice de not re libert é humaine s oit de l'aut omat is me d ' u n
choix logiquement et métaphysiquement obligé, soit de l'opacité d'un
choix dépourv u de raisons. Car cela ex prime la v olont é de rec onduire l' homme à une mesure qui soit v raiment humaine, et l a philos ophie à s a tâche originaire d'éc lairer l a rout e de l' homme
Université de Turin, déc embre 1962
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N
Y
N
F
A
Bosco
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