Teresa Rita Lopes
Fernando Pessoa
et le drame symboliste
HÉRITAGE ET CRÉATION
Les Essais
Éditions de la Différence
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INTRODUCTION
S’instituer l’arbitre des innombrables controverses suscitées par
l’œuvre de Pessoa, voilà, sans doute, un rôle passionnant. Mais, jus-
qu’à présent, Pessoa n’a eu que trop de juges : quelques-uns, au nom
d’une esthétique quelconque, lui reprochent de ne pas avoir compris,
fait, su, ceci ou cela ; d’autres, au nom d’une quelconque idéologie,
regrettent qu’il n’ait pas introduit dans son œuvre le message qu’ils
souhaiteraient eux-mêmes y trouver ; d’autres encore lui font grief de
ne pas avoir su faire la synthèse des attitudes contradictoires des
hétéronymes.
Nous n’avons pas éprouvé la tentation de témoigner dans le procès
de Pessoa. Ni de jouer au juge. Ni de juger ses juges. Ce qui nous inté-
resse, c’est, tout simplement, de le suivre et de le comprendre. Nous
avons essayé de pénétrer dans son univers en nous frayant un chemin
dont lui-même nous a fait entrevoir la piste. Pessoa a dit et répété qu’il
fallait aborder son œuvre comme celle d’un poète dramatique. Ce che-
min a été refusé ou dédaigné par ses critiques ; et ceux-là mêmes qui, en
principe, ne l’écartent pas, ne s’y sont jamais réellement engagés. Et
pourtant c’est la voie d’où partent et où débouchent toutes les autres.
Nous avons choisi de prendre à la lettre les déclarations de Pessoa et de
débroussailler pas à pas cette route, non seulement négligée mais pres-
que cachée par l’abondante littérature que notre auteur a suscitée. Aussi
fallait-il s’y engager sans esprit de retour, jusqu’à perdre de vue nos
opinions, celles des autres, jusqu’à ce qu’il n’existe plus que ce chemin,
c’est-à-dire Pessoa.
L’erreur la plus courante des critiques consiste à juger Pessoa d’après
un texte signé par tel hétéronyme en lui attribuant des affirmations, des
sentiments ou des attitudes qui ne concernent que le personnage en ques-
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tion. Un de ses exégètes1 va même jusqu’à reprocher à Pessoa les « in-
justices » commises envers des écrivains et des politiciens de l’époque
dans Ultimatum2, un pamphlet en prose signé Campos, qu’il faut pren-
dre pour ce qu’il est, un monologue dramatique. Autre exemple des dan-
gers de cette méthode : un autre ouvrage déplore que Reis et Caeiro
n’aient pas pris la même voie que Pessoa vers la perfection spirituelle,
vers le « Salut », qu’ils se soient engagés dans une « fausse voie3 »,
oubliant que la mission de Caeiro est justement de guérir Pessoa du
vertige de l’au-delà. Ce genre d’analyse, ignorant que les hétéronymes
ont été créés pour contredire leur créateur, pour exorciser son introver-
sion, ses peurs, ses angoisses, ses doutes, fausse entièrement la compré-
hension de l’œuvre de Pessoa. Notre intention a été précisément de
replacer chaque personnage dans l’ensemble dramatique où il acquiert
toute sa signification. Dans cette longue démarche, qui nous oblige à
considérer le même texte de plusieurs points de vue – ce qui ne va pas
sans quelques détours et parfois des retours en arrière qui peuvent sem-
bler des répétitions – nous distinguons quatre étapes.
Dans la première, il s’agit de situer Pessoa par rapport au drame
symboliste. Cette insertion, qui est notre point de départ, nous aide à
comprendre ce qui était pour Pessoa le propre du genre dramatique,
remis en cause aussi bien par lui-même que par les symbolistes. Pour
saisir l’esprit du projet dramatique symboliste, nous avons dû considé-
rer non seulement les doctrines mais aussi leur application pratique :
ainsi avons-nous essayé, d’une part, d’évaluer le résultat du défi jeté à
Maeterlinck par Pessoa dans le domaine du drame symboliste en géné-
ral et du théâtre statique en particulier et, d’autre part, de mettre en
évidence les affinités de Pessoa avec Mallarmé en ce qui concerne leur
conception de l’œuvre – du « Livre » – comme un tout cohérent de na-
ture dramatique. Ces doctrines et réalisations ayant eu une influence
considérable au Portugal, nous avons consacré un chapitre, le deuxième,
à la déterminer. Dans ce chapitre, aussi bien que dans le premier et la
dernière partie du troisième, il nous a fallu suivre une méthode d’énu-
mération de faits et de documents qui peut tromper le lecteur sur l’esprit
même de notre travail. Dans la mesure où le premier chapitre devait être
une introduction capable de nous fournir des points de repère, nous avons
dû puiser à différentes sources pour tâcher de dégager les idées maîtres-
ses du projet symboliste en France dans le domaine du théâtre. Au
deuxième chapitre, des documents inédits nous ont permis de pénétrer
1. G. R. Lind, Teoria Poética de Fernando Pessoa, Porto, Inova, 1970.
2. Ibid., p. 203-207.
3. D. Pereira da Costa, O Esoterismo de Fernando Pessoa, Porto, Lello ed., 1971, p. 24.
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dans les coulisses de « l’Internationale symboliste ». Si nous nous y som-
mes attardée c’est que nous voudrions réviser quelques idées reçues sur
le théâtre symboliste portugais. Au troisième chapitre il nous a fallu, à
la fin, donner un aperçu des pièces inédites de Pessoa pour mettre en
évidence la place que le genre dramatique occupe dans son œuvre. Nous
voulons, d’autre part, répondre à une objection que les deux premiers
chapitres peuvent susciter en donnant l’impression que nous effleurons
beaucoup de sujets sans les approfondir : nous avons dû les condenser
dans quelques lignes pour qu’ils ne débordent pas de l’ensemble mais
ils correspondent à des résumés d’analyses dûment développées ailleurs4.
C’est dans la deuxième partie que nous étudions en détail le problème
des hétéronymes. Nous avons dû commencer par un chapitre lui aussi
descriptif et énumératif parce qu’il nous fallait dresser un tableau complet
de tous les hétéronymes, y compris ceux que nous appelons les « candi-
dats à l’hétéronymie », mal connus ou inconnus, que, grâce à des textes
inédits, nous avons pu présenter de façon plus ou moins succincte. Dans
les trois chapitres suivants nous entreprenons l’analyse de chacun des
trois hétéronymes principaux en prenant comme point de départ la remar-
que de Pessoa selon laquelle chaque monologue de ses hétéronymes cons-
titue un drame5. Pour savoir s’ils sont vraiment devenus des créatures
autonomes, vivantes, nous avons écouté le rythme de leur pouls, de leur
cœur, sous leurs propos. Pour connaître leur façon d’exister, nous les avons
fréquentés, nous les fréquentons toujours. Dans ces conditions, les opi-
nions de l’extérieur – des critiques – n’aidaient pas notre entente. Et c’est
pourquoi nous les citons si peu. Le dernier chapitre de cette deuxième
partie essaye de dégager les lignes de force de l’ensemble dramatique
créé par Pessoa. (En affirmant que chaque monologue constitue un drame
il a ajouté « et tous ensemble un autre drame6 »). C’est que les différents
monologues poursuivis par Caeiro, Campos, Reis, non seulement se ré-
pondent par-delà leurs cloisons fictives mais répondent, en outre, aux in-
terrogations anxieuses de celui qui les a enfantés pour qu’ils lui apprennent
à vivre et à mourir.
4. Ce fut le cas pour l’étude des différentes manières de Maeterlinck, de pièces
symbolistes méconnues, des rapports de Pessoa et des symbolistes avec les doctrines
ésotériques si répandues à l’époque (à ce propos nous avons même fait l’analyse com-
parée de O Marinheiro de Pessoa, avec Axel de Villiers de l’Isle-Adam). Nous avons
dû aussi résumer très brièvement nos recherches concernant le rapport entre la théorie
et la pratique du drame symboliste et des expériences contemporaines dans le do-
maine du théâtre (qu’il se dise « anti » ou « rituel »), notamment celles de Beckett et
Ionesco.
5. Voir IIe partie, p. 259.
6. Ibid.
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La troisième partie est constituée par un assemblage de textes (plu-
tôt « rassemblage » puisqu’il s’agit de refaire, en le concrétisant, un acte
que Pessoa avait déjà mentalement accompli). Ce n’est pas un montage
(plus ou moins gratuit) mais la reconstitution d’un ensemble que nous
croyons organique. Autour de quelques situations-clés (correspondant
aux « lignes de force » étudiées dans la deuxième partie) nous avons
disposé des voix apparemment éparses mais qui, finalement, se cher-
chent, se démentent, se soutiennent, bref, se complètent. Nous ne pré-
tendons pas imposer notre « mise-en-situation » comme la seule valable,
bien au contraire. Elle ne veut être qu’un exemple concret d’une mé-
thode à suivre, notre façon d’approcher l’œuvre de Pessoa, la seule qui
en déploie toutes les virtualités, à notre avis7.
La quatrième partie, enfin, est un recueil de textes inédits qui éclai-
rent les aspects étudiés au cours des parties précédentes. Nous y faisons
surtout place à des pièces inédites reconstituées par nous à partir de
fragments non ordonnés. Bien qu’apparemment inachevées, chacune
forme un tout cohérent dont la qualité esthétique s’impose. Ce ne sont
pas des expériences de jeunesse ou des produits du hasard, marginales,
négligeables donc : l’écho des interrogations qui planent lourdement
sur l’œuvre de Pessoa et auxquelles les hétéronymes ont vainement es-
sayé de répondre, résonne partout dans ces pièces8.
Chacune de ces parties peut être considérée comme un tout, bien
que dans leur ensemble elles constituent une série dont les parties s’éclai-
rent les unes les autres. La première a trait à l’héritage reçu par Pessoa
du symbolisme, en général, et du drame symboliste, en particulier. La
deuxième partie nous fait assister au dépassement de cet héritage par
une création originale : le jeu dramatique des hétéronymes. La troisième
partie essaye de refaire ce jeu au moyen d’une mise-en-rapport des
textes de Pessoa et de prouver ainsi la justesse de nos conclusions
théoriques précédentes. Le but de la publication des textes inédits ras-
semblés dans la quatrième partie est d’élargir la connaissance de
l’œuvre de Pessoa tout en documentant notre thèse sur sa vocation
dramatique.
Nous avons dû résoudre au cours des trois premières parties et, plus
particulièrement, dans la troisième, un problème délicat : la traduction,
en français, des textes de Pessoa. Les traductions existantes ne cou-
7. Cette troisième partie n’a pu finalement être incluse dans ce volume et a été
publiée séparément sous le titre : Fernando Pessoa – Le Théâtre de l’être, Paris, La
Différence, 1985 ; 2e éd. 1991.
8. Les pièces inédites ont été publiées séparément sous le titre : Fernando Pessoa,
Le Privilège des chemins, Paris, Éd. José Corti, 1990.
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