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Marianne Bourgeois
Père à l’enfant
Les Essais
Éditions de la Différence
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C’était dans une église de Venise. J’étais tombée
en arrêt devant un tableau. On y voyait un père qui
tenait un enfant dans ses bras avec un geste d’une
grande tendresse. Le père et l’enfant échangeaient un
regard aimant, le père grave, attentif, l’enfant tout à
sa gaîté confiante, un échange assez rare en peinture,
du moins me semblait-il. Des madones à l’Enfant, il
s’en trouvait dans toutes les églises et les musées
d’Occident, mais des pères ? Le tableau était attribué
à un artiste de l’école de Guido Reni. Il datait du
XVIIe siècle, d’une époque où l’image de saint Joseph, le père avec l’enfant, s’était répandue jusqu’audelà des mers. Y avait-il dans les siècles précédents
des images de père et de fils dans les bras l’un de
l’autre ? À une époque où l’on parlait volontiers de
« nouveaux pères » ou encore de crise d’identité paternelle, n’était-il pas intéressant d’analyser les œuvres
de certains artistes qui semblaient avoir privilégié dans
le passé ce rapport-là, celui de père à fils, pour s’en
tenir à la tradition ou s’en démarquer ? Vaste enquête.
Je me suis limitée ici à une promenade fantaisiste au
milieu d’œuvres qui toutes représentent un fils dans
les bras du père ou serré contre lui ou lui tenant la
main. Une vingtaine d’analyses qui, pour plus de
clarté, suivent le fil chronologique, du début de l’ère
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chrétienne jusqu’au siècle de Guido Reni, jusqu’au
XVIIe siècle, une période qui correspond à la toutepuissance des pères, le XVIIe siècle pouvant être considéré dans les monarchies occidentales comme celui
de l’apogée de leur autorité, le siècle des pères Soleil.
Au fil des images, des problèmes communs se sont
posés qui peuvent se rassembler en trois groupes essentiels.
Un premier qui concerne plus proprement les historiens, dès lors qu’il s’agissait de resituer chaque
artiste dans son contexte social et de s’interroger sur
la valeur documentaire de l’image, sur ce qui se disait dans un tableau donné des rapports entre père et
fils. En quoi représentait-il son époque, était-il en
opposition ou en accord avec elle ? Un va-et-vient
entre les données communes et individuelles. L’art
n’est jamais neutre qui, selon la formule consacrée,
fleurit en période de liberté et décline avec le despotisme. Il ne dit pas seulement l’époque, le social, le
religieux, le lien des uns avec les autres, il dit la sensibilité d’un individu à cette époque. « C’est une loi
générale que l’idée que les œuvres d’art nous donnent d’une époque est plus ambiguë que celle que nous
glanons dans ses chroniques, ses documents, même
sa littérature », écrit Francis Haskell dans L’Historien et les images, un livre qui retrace avec une particulière richesse l’intérêt accordé aux arts, à tout un
« matériel » d’antiquaires, médailles, portraits, bustes, peintures, sculptures, monuments pour comprendre une époque, intérêt souligné par Voltaire et
Winckelmann au XVIIIe siècle, par Hegel dès 1820
dans ses conférences sur l’Esthétique faites à Berlin,
ensuite par Gibbon, Mommsen, Ruskin, Burkhardt,
Huizinga et tant d’autres. Un intérêt qui n’a fait que
croître, depuis que les moyens modernes de repro-
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duction ont entraîné la multiplication des images et
leur communication par Internet à une vitesse impensable jusqu’alors. Il ne pouvait s’agir ici de faire la
synthèse des innombrables problèmes que les images
posent aux historiens, problème concernant leur fiabilité, leur rôle de propagande, ou encore la variabilité dans la perception qu’ont d’une image les
individus de même époque, a fortiori d’époques différentes. Baxandall dans L’Œil du Quattrocento insiste ainsi sur « l’équipement mental avec lequel
l’homme ordonne son expérience visuelle ». Il constate que le peintre est tenté de « valoriser les capacités que sa société valorise le plus ». Le public du
XVe siècle italien qui disposait de données mathématiques avant tout commerciales, savait, dit-il, très vite
calculer la contenance d’un tonneau. « L’homme de
commerce avait les aptitudes nécessaires pour saisir
la proportionnalité dans la peinture de Piero (della Francesca). » C’est en partie à ces particularités culturelles,
à ces codes qu’il fallait connaître pour déchiffrer les
formes et les couleurs des divers tableaux que je me
suis attachée. Et puisqu’une peinture dépendait à la
fois de son commanditaire, de son public et de son
peintre, j’ai tenté de donner sur eux les informations
les plus précises possible, trouvées au fil des lectures
et des visites dans les musées.
J’ai renoncé par contre à regrouper ces œuvres en
profanes d’un côté, religieuses de l’autre. Tous les
peintres faisaient alors des tableaux religieux et
l’Église était le commanditaire principal. La prédominance des images religieuses s’explique par là et
par le thème choisi : le fils dans les bras du père, c’est
le plus souvent Jésus dans les bras de Joseph, plus
rarement de Dieu le Père. Y avait-il pour l’image de
l’enfant nouveau-né des impératifs ? Ne le voit-on pas
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aussi bien nu qu’habillé, de face comme de profil, le
cheveu blond, noir, roux. (Aujourd’hui les enfants des
crèches ont les yeux bridés en Asie et la peau noire en
Afrique.) Autant pour le Christ adulte l’image est assez précise et le modèle le plus souvent respecté, se
référant non aux Évangiles qui ne donnent pas de détail physique précis, mais à une lettre apocryphe d’un
certain Lentulus qui aurait été gouverneur de Judée
sous Tibère (les historiens n’ont jamais retrouvé trace
de lui), autant l’image du Christ enfant semble avoir
fait l’objet de nombreuses variantes. L’enfant n’est-il
pas beaucoup plus séduisant selon nos critères actuels
quand il est peint dans les bras du Père, que dans les
bras de la Mère ? (ou c’est une question de nombre,
beaucoup plus de peintres et de peintres médiocres
s’étant prêtés à peindre le fils dans les bras de la
Vierge). Une constante : dès qu’il s’agit d’un nouveauné dans les bras du père, on peut être sûr qu’il s’agit
de l’enfant dieu, du Christ enfant, même si l’artiste
peut en donner une image plus ou moins profane et
familière. Il est en même temps très instructif de voir
comment, avec la Contre-Réforme, l’enfant quitte son
rôle de nouveau-né pour prendre l’allure d’un enfant
plus âgé qui marche sur les routes aux côtés de son
père et qui rejoint l’imagerie de Jésus au Temple discutant avec les Docteurs. Plus proche en cela des
fils profanes, de ces portraits que commandaient les
condottieri, les aristocrates et les bourgeois fortunés
où le fils représenté avec son père avait toujours sinon sept ans, le fameux âge de raison, au moins assez
d’âge pour avoir passé le cap le plus redoutable de la
mortalité infantile. Le père pouvait espérer que le fils
survivrait pour assurer à son tour la descendance et
pour hériter de ses croyances et de ses biens. Le peintre de son côté pouvait insister sur la ressemblance
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entre père et fils, flatter le commanditaire, faire disparaître comme Mantegna la bosse des Gonzague ou
donner une intensité à sa peinture que le modèle était
loin d’avoir.
Ce rapport entre la réalité et sa représentation
conduit au troisième groupe de questions posées par
ces peintures et auxquelles il ne pouvait être question
de répondre, tout au plus souligner leur existence, je
veux parler des questions philosophiques, de l’ambiguïté des rapports de père à fils, rapports de dominant
à dominé dont il sera plus particulièrement question à
l’occasion de tableaux comme Le Sacrifice d’Isaac
du Caravage ou du Retour du fils prodigue du Guerchin et de Rembrandt. L’enfant, même lorsqu’il est
devenu beaucoup plus souvent qu’autrefois l’enfantroi comme en nos sociétés et comme le montrait l’iconographie chrétienne réservée à la divinité – commence
par être sous la domination, ne parlons pas de la mère,
ce n’est pas le sujet, mais du père qui avait droit de
vie et de mort, mais qui savait aussi aimer, transmettre, rendre le fils autonome, libre, indépendant dans
la mesure où il est possible de l’être en un monde qui
ne fait le plus souvent que reconduire les rapports de
dominants à dominés.
Cet essai ne prétend apporter aucune réponse à
toutes ces questions. C’est une anthologie, avec tout
l’arbitraire des anthologies, formée de vingt-deux commentaires, vingt-deux entrées indépendantes les unes
des autres, qui se répondent pourtant entre elles et finissent, je l’espère, par former un ensemble cohérent.
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DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
Les Faubourgs de la rétine, roman, 1991.
La Femme impalpable, roman, 1992.
La Vérité c’est d’abord que j’ai mal à la tête, roman, 2000.
Monsieur Sié, roman, 2003.
© SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2009.
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