Marianne Bourgeois Père à l’enfant Les Essais Éditions de la Différence Père à l'enfant.p65 5 29/09/2009, 12:53 C’était dans une église de Venise. J’étais tombée en arrêt devant un tableau. On y voyait un père qui tenait un enfant dans ses bras avec un geste d’une grande tendresse. Le père et l’enfant échangeaient un regard aimant, le père grave, attentif, l’enfant tout à sa gaîté confiante, un échange assez rare en peinture, du moins me semblait-il. Des madones à l’Enfant, il s’en trouvait dans toutes les églises et les musées d’Occident, mais des pères ? Le tableau était attribué à un artiste de l’école de Guido Reni. Il datait du XVIIe siècle, d’une époque où l’image de saint Joseph, le père avec l’enfant, s’était répandue jusqu’audelà des mers. Y avait-il dans les siècles précédents des images de père et de fils dans les bras l’un de l’autre ? À une époque où l’on parlait volontiers de « nouveaux pères » ou encore de crise d’identité paternelle, n’était-il pas intéressant d’analyser les œuvres de certains artistes qui semblaient avoir privilégié dans le passé ce rapport-là, celui de père à fils, pour s’en tenir à la tradition ou s’en démarquer ? Vaste enquête. Je me suis limitée ici à une promenade fantaisiste au milieu d’œuvres qui toutes représentent un fils dans les bras du père ou serré contre lui ou lui tenant la main. Une vingtaine d’analyses qui, pour plus de clarté, suivent le fil chronologique, du début de l’ère Père à l'enfant.p65 7 29/09/2009, 12:53 couv. PÈRE À L’ENFANT 8 chrétienne jusqu’au siècle de Guido Reni, jusqu’au XVIIe siècle, une période qui correspond à la toutepuissance des pères, le XVIIe siècle pouvant être considéré dans les monarchies occidentales comme celui de l’apogée de leur autorité, le siècle des pères Soleil. Au fil des images, des problèmes communs se sont posés qui peuvent se rassembler en trois groupes essentiels. Un premier qui concerne plus proprement les historiens, dès lors qu’il s’agissait de resituer chaque artiste dans son contexte social et de s’interroger sur la valeur documentaire de l’image, sur ce qui se disait dans un tableau donné des rapports entre père et fils. En quoi représentait-il son époque, était-il en opposition ou en accord avec elle ? Un va-et-vient entre les données communes et individuelles. L’art n’est jamais neutre qui, selon la formule consacrée, fleurit en période de liberté et décline avec le despotisme. Il ne dit pas seulement l’époque, le social, le religieux, le lien des uns avec les autres, il dit la sensibilité d’un individu à cette époque. « C’est une loi générale que l’idée que les œuvres d’art nous donnent d’une époque est plus ambiguë que celle que nous glanons dans ses chroniques, ses documents, même sa littérature », écrit Francis Haskell dans L’Historien et les images, un livre qui retrace avec une particulière richesse l’intérêt accordé aux arts, à tout un « matériel » d’antiquaires, médailles, portraits, bustes, peintures, sculptures, monuments pour comprendre une époque, intérêt souligné par Voltaire et Winckelmann au XVIIIe siècle, par Hegel dès 1820 dans ses conférences sur l’Esthétique faites à Berlin, ensuite par Gibbon, Mommsen, Ruskin, Burkhardt, Huizinga et tant d’autres. Un intérêt qui n’a fait que croître, depuis que les moyens modernes de repro- Père à l'enfant.p65 8 29/09/2009, 12:53 PÈRE À L’ENFANT 9 duction ont entraîné la multiplication des images et leur communication par Internet à une vitesse impensable jusqu’alors. Il ne pouvait s’agir ici de faire la synthèse des innombrables problèmes que les images posent aux historiens, problème concernant leur fiabilité, leur rôle de propagande, ou encore la variabilité dans la perception qu’ont d’une image les individus de même époque, a fortiori d’époques différentes. Baxandall dans L’Œil du Quattrocento insiste ainsi sur « l’équipement mental avec lequel l’homme ordonne son expérience visuelle ». Il constate que le peintre est tenté de « valoriser les capacités que sa société valorise le plus ». Le public du XVe siècle italien qui disposait de données mathématiques avant tout commerciales, savait, dit-il, très vite calculer la contenance d’un tonneau. « L’homme de commerce avait les aptitudes nécessaires pour saisir la proportionnalité dans la peinture de Piero (della Francesca). » C’est en partie à ces particularités culturelles, à ces codes qu’il fallait connaître pour déchiffrer les formes et les couleurs des divers tableaux que je me suis attachée. Et puisqu’une peinture dépendait à la fois de son commanditaire, de son public et de son peintre, j’ai tenté de donner sur eux les informations les plus précises possible, trouvées au fil des lectures et des visites dans les musées. J’ai renoncé par contre à regrouper ces œuvres en profanes d’un côté, religieuses de l’autre. Tous les peintres faisaient alors des tableaux religieux et l’Église était le commanditaire principal. La prédominance des images religieuses s’explique par là et par le thème choisi : le fils dans les bras du père, c’est le plus souvent Jésus dans les bras de Joseph, plus rarement de Dieu le Père. Y avait-il pour l’image de l’enfant nouveau-né des impératifs ? Ne le voit-on pas Père à l'enfant.p65 9 29/09/2009, 12:53 PÈRE À L’ENFANT 10 aussi bien nu qu’habillé, de face comme de profil, le cheveu blond, noir, roux. (Aujourd’hui les enfants des crèches ont les yeux bridés en Asie et la peau noire en Afrique.) Autant pour le Christ adulte l’image est assez précise et le modèle le plus souvent respecté, se référant non aux Évangiles qui ne donnent pas de détail physique précis, mais à une lettre apocryphe d’un certain Lentulus qui aurait été gouverneur de Judée sous Tibère (les historiens n’ont jamais retrouvé trace de lui), autant l’image du Christ enfant semble avoir fait l’objet de nombreuses variantes. L’enfant n’est-il pas beaucoup plus séduisant selon nos critères actuels quand il est peint dans les bras du Père, que dans les bras de la Mère ? (ou c’est une question de nombre, beaucoup plus de peintres et de peintres médiocres s’étant prêtés à peindre le fils dans les bras de la Vierge). Une constante : dès qu’il s’agit d’un nouveauné dans les bras du père, on peut être sûr qu’il s’agit de l’enfant dieu, du Christ enfant, même si l’artiste peut en donner une image plus ou moins profane et familière. Il est en même temps très instructif de voir comment, avec la Contre-Réforme, l’enfant quitte son rôle de nouveau-né pour prendre l’allure d’un enfant plus âgé qui marche sur les routes aux côtés de son père et qui rejoint l’imagerie de Jésus au Temple discutant avec les Docteurs. Plus proche en cela des fils profanes, de ces portraits que commandaient les condottieri, les aristocrates et les bourgeois fortunés où le fils représenté avec son père avait toujours sinon sept ans, le fameux âge de raison, au moins assez d’âge pour avoir passé le cap le plus redoutable de la mortalité infantile. Le père pouvait espérer que le fils survivrait pour assurer à son tour la descendance et pour hériter de ses croyances et de ses biens. Le peintre de son côté pouvait insister sur la ressemblance Père à l'enfant.p65 10 29/09/2009, 12:53 PÈRE À L’ENFANT 11 entre père et fils, flatter le commanditaire, faire disparaître comme Mantegna la bosse des Gonzague ou donner une intensité à sa peinture que le modèle était loin d’avoir. Ce rapport entre la réalité et sa représentation conduit au troisième groupe de questions posées par ces peintures et auxquelles il ne pouvait être question de répondre, tout au plus souligner leur existence, je veux parler des questions philosophiques, de l’ambiguïté des rapports de père à fils, rapports de dominant à dominé dont il sera plus particulièrement question à l’occasion de tableaux comme Le Sacrifice d’Isaac du Caravage ou du Retour du fils prodigue du Guerchin et de Rembrandt. L’enfant, même lorsqu’il est devenu beaucoup plus souvent qu’autrefois l’enfantroi comme en nos sociétés et comme le montrait l’iconographie chrétienne réservée à la divinité – commence par être sous la domination, ne parlons pas de la mère, ce n’est pas le sujet, mais du père qui avait droit de vie et de mort, mais qui savait aussi aimer, transmettre, rendre le fils autonome, libre, indépendant dans la mesure où il est possible de l’être en un monde qui ne fait le plus souvent que reconduire les rapports de dominants à dominés. Cet essai ne prétend apporter aucune réponse à toutes ces questions. C’est une anthologie, avec tout l’arbitraire des anthologies, formée de vingt-deux commentaires, vingt-deux entrées indépendantes les unes des autres, qui se répondent pourtant entre elles et finissent, je l’espère, par former un ensemble cohérent. Père à l'enfant.p65 11 29/09/2009, 12:53 28. 29 31. 32 33. 34 DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE Les Faubourgs de la rétine, roman, 1991. La Femme impalpable, roman, 1992. La Vérité c’est d’abord que j’ai mal à la tête, roman, 2000. Monsieur Sié, roman, 2003. © SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2009. Père à l'enfant.p65 4 29/09/2009, 12:53