Maria de Jesus Reis Cabral
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Mallarmé célèbre-t-il à propos de Hamlet le prestige de ce “personnage unique d’une
tragédie intime” (Mallarmé, 2003:166), en action même dans son intériorité. Le doute a
frappé de son “jeu suprême”, le procès de la grammaire classique – engagé, nous l’avons
dit, en amont par Victor Hugo
– et opéré de manière radicale par les “extravagants du
théâtre”
du premier XXème siècle. Artaud entre tous prône une écriture qui “s’éclaire de
l’intérieur” (Artaud, 2004:147) sans dissocier chair et connaissance, nerfs et mots; une
écriture issue de “la finesse des moelles”, comme il l’écrit dans “Position de Chair” (1925)
.
En filigrane, l’image célèbre de Hamlet contemplant le crâne de Yorick, rappelle la
dette de l’auteur d’Hernani envers l’auteur élisabéthain
et, symboliquement, de toute une
théâtralité ‘moderne’ largement redevable de performances spectrales
. Et si le titre de tel
chapitre des Misérables – “La tempête sous le crâne” – peut nous transporter au cœur du
théâtre shakespearien et à la scène du naufrage de La Tempête, l’on ne saurait occulter
l’attachement réel du poète du Coup de dés comme de celui de l’ ”Ode Maritime” à l’égard
du grand dramaturge.
C’est en effet en rendant hommage à Shakespeare que Pessoa célèbre à son tour le
“monologue prolongé et analytique” (Pessoa, 1966:106) comme l’armature de son art
dramatique. Le monologue, qui détient un rôle primordial dans Hérodiade, dans le Faune, et
dans Igitur, est aussi la forme privilégiée par Pessoa. Il y loge notamment son drame
poétique Le Marin où, pour reprendre les mots de Teresa Rita Lopes, les Veilleuses “ne
constituent qu’un seul monologue à trois voix” (Lopes, 1985: 195). Contrairement au
dialogue, toute la tension dramatique se joue dans la déambulation intérieure de ces
personnages, au carrefour de leurs voix intérieures, qui figurent plus que tout la prégnance
de la mort dans une pièce dégagée de l’anecdote. Comme nous le verrons, le monologue
est le nœud du conflit intime du Faust dérogeant le dialogue et l’action pour révéler ses
avers intérieurs, le monde caverneux de l’esprit, sorte de théâtre sur lequel se succèdent
plusieurs plans de ‘visions’ en infinie circularité…
Inapproprié à rendre compte de l’hétérogénéité de l’homme et de la nature. Dans sa “Préface de Cromwell”
(1827) Hugo posait notamment le mélange de “tous les contraires” comme un des ressorts du drame nouveau et
hissait le grotesque au sommet des valeurs poétiques: “… le drame c’est le grotesque avec le sublime, l’âme
sous le corps, c’est une tragédie sous une comédie” (Hugo, s/d: 67).
Voir à ce sujet le catalogue de l’exposition homonyme, présenté par Geneviève Latour (Latour, 2000), où
figurent les noms bien connus de Jarry, Apollinaire, Cocteau, Radiguet, Satie, Max Jacob, Marinetti, Ghelderode,
Artaud, Vitrac, Barrault, Prévert et Picasso, entre autres.
Une autre ligne de rapprochement se profile ici, qui dépasse toutefois le cadre de cette contribution: l’écriture
elle-même conçue comme spectacle du vivant, imprimée des vibrations de l’esprit sur la chair, qu’il tiendrait au
texte de corporiser. Et au lecteur d’inspecter (in-spectare), de découvrir de l’intérieur.
“Shakespeare, c’est le Drame; et le drame, qui fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible
et le bouffon, la tragédie et la comédie” écrit Victor Hugo dans la “Préface” de Cromwell (Hugo, s/d: 28).
Je songe notamment aux créations fantasmagoriques à la limite du théâtre de Denis Marleau (de la compagnie
canadienne UBU), tirant parti des jeux d’intermédialité pour placer le texte littéraire en premier plan, l’exhiber
dans son essence (sens, rythme, voix), dans sa spectralité. Je me permets de renvoyer à mon article “En
spectacle (in)interrompu: Pessoa, Maeterlinck, Beckett selon Denis Marleau” (Cabral 2012, à paraître).