Maria de Jesus Reis Cabral, “ Théâtre(s) sous un crâne: Mallarmé et Pessoa (d’Igitur au Faust Tragédie
subjective)”, Carnets IV, (Res)sources de l'extravagance, janvier 2012, pp. 191-210.
http://carnets.web.ua.pt/ ISSN 1646-7698
THEATRE(S) SOUS UN CRANE
Mallarmé et Pessoa (d’Igitur au Faust Tragédie subjective)
1
MARIA DE JESUS REIS CABRAL
Centre de Littérature Portugaise
Université de Coimbra
Résumé
La présente étude se propose d’interroger la notion de théâtre mental, capitale dans la pensée et
dans l’œuvre de Stéphane Mallarmé, tachant de l’élucider dans les rapports suscités avec la
conception dramaturgique ‘extra-vagante’ déployée par Fernando Pessoa notamment dans le
processus de création hétéronymique. Son ex-centricité est envisagée par la prise en compte de
l’élément psycho-pathologique et au moyen des concepts critiques de manière et de folie établis par
G. Dessons (2004, 2010). Rapprocher Igitur ou la Folie d’Elbehnon, et Faust, tous deux inachevés
dans un éclectisme générique déjouant toute positivité est l’objet du troisième volet de notre lecture.
Abstract
The stepping stone of this paper is the explanation of the concept of mental theatre, core to Stéphane
Mallarmé’s thought and work, in order to assess the links it establishes with the theatrical concept of
‘extra-vagant’, by Fernando Pessoa, namely in his process of heteronym creation. Its ex-centricity
shall be equated based on the psycho-pathological element and through the critical concepts of
manner and madness as laid down by Gérard Dessons (2004, 2010). The The third part of this paper
deals with a comparative approach to Igitur or la Folie d’Elbehnon and Faust, tragédie subjective, both
left unfinished and both part of an eclectic gender against any form of positivity.
Mots-clés: Mallarmé, Pessoa, théâtre mental, hétéronymie, manière
Keywords: Mallarmé, Pessoa, mental theatre, heteronymism manner
1
Cet article a été élaboré dans le cadre du projet “Rumos do teatro poético, dos impulsos novistas finisseculares
às viragens de Orpheu”, subventionné par la Fundação para a Ciência e a Tecnologia et intégré dans le
Programme européen POPH/FSE.
Maria de Jesus Reis Cabral
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“Au centre de la dite circonférence/ je le voyais en-dedans, en
perspective infinie”
(Fernando Pessoa, Faust, tragédie subjective
2
)
“… Je me souvins d’Averroës qui, prisonnier de la culture de l’Islam, ne put jamais
savoir la signification des mots tragédie et comédie. Je racontai son aventure; à mesure que
j’avançai, j’éprouvai ce que dut ressentir ce dieu mentionné par Burton qui voulut créer un
taureau et créa un buffle. Je compris que mon œuvre se moquait de moi. Je compris
qu’Averroës s’efforçant de s’imaginer ce qu’est un drame, sans soupçonner ce qu’est un
théâtre, n’était pas plus absurde que moi /…/ que mon récit était un symbole de l’homme que
je fus pendant que je l’écrivais et que, pour rédiger ce conte, je devais devenir cet homme et
que, pour devenir cet homme, je devais écrire ce conte, et ainsi de suite à l’infini” (Borges,
1967: 129-130).
Le vertige de l’infinité comme parabole de la création littéraire, susceptible de prendre
des formes hybrides, voire nouvelles, et déjouant la fixité du centre au profit du mouvement
circulaire, allégrement contradictoire, s’offre comme entrée dans cette lecture comparatiste
de Mallarmé et Pessoa sous le signe d’une dramaturgie extravagante au sens suscité par
l’étymologie composite du mot: extra du latin “en-dehors de” et vagans, du latin vagari
“errer” , soit une dramaturgie pensée et conçue hors des limites ou contraintes
3
et
inventant, par tentatives par erreurs et errances de nouveaux rapports entre l’homme et
le monde.
Sans trop m’y attarder, je commencerai par esquisser les traits essentiels du théâtre
mental de Mallarmé et certains liens avec la conception dramatique de Pessoa, notamment
la question de l’hétéronymie, qui sera examinée par l’attention à l’élément psycho-
pathologique et au moyen du concept de manière établi par G. Dessons (2004, 2010).
Rapprocher Igitur ou la Folie d’Elbehnon, daté de 1869-70 et publié une cinquantaine
d’années plus tard
4
, et Faust, composé entre 1908 et 1933 et édité sous la forme de
“Tragédie subjective” en 1985, tous deux inachevés et générant un éclectisme singulier,
constitue la troisième étape de cette étude.
2
Traduit du portugais par Pierre glise-Costa et André Velter (Pessoa, 2008: 52). Toutes les citations du Faust
renvoient à cette édition.
3
Il est à cet égard pertinent de rappeler un des exemples donnés par le Dictionnaire Latin-Français de Gaffiot,
qui reprend une citation du De Oratore de Cicéron: “Ne pas être soumis à des contraintes de rythme” (3, 176).
4
Dont le manuscrit ne fut publié qu’en 1925 par Edmond Bonniot, gendre de Mallarmé. Cf. la “Notice” d’Igitur
établie par Bertrand Marchal (Mallarmé, 1998: 1346-1353).
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“…théâtre de notre esprit, prototype du reste” (Mallarmé, Hamlet)
La recherche d’un théâtre scandé par le mystère, et désavouant le principe de
relation entre la forme et le contenu et autres dualismes de tradition aristotélicienne est
un dénominateur commun à Mallarmé et à Pessoa; ce projet qu’ils n’ont pas réalisé de leur
vivant se trouve à la source des expériences dramaturgiques les plus avant-gardistes,
jusqu’à l’actualité. Par-deles catégories et les procédés canoniques, leur théâtre consacre
la prévalence de l’intérieur. L’idée d'une tragédie autre qu’une “imitation de la vie confuse et
vaste” (Mallarmé, 2003: 294), s’impose en effet tôt à Mallarmé et l’oriente dès 1865 vers une
“poétique de l’effet” et une nouvelle Hérodiade, “non plus tragédie, mais poème” (Mallarmé,
1995: 253) au moment le Faune, “impossible au théâtre mais exigeant le théâtre” (ibid.),
était refusé par Banville et Coquelin à la Comédie Française. Et le mot mystère, qui s’offrait
déjà plein de promesses trois années auparavant au jeune poète d’Hérésies Artistiques, est
pour le poète-dramaturge travaillant à la “Scène d’Hérodiade” le plus approprié à la
représentation d’ “un être purement rêvé et absolument indépendant de l'histoire” (ibid.).
En 1893, dans “Planches et Feuillets”, Mallarmé frayait ce chemin vers le ‘drame
moderne’ (Szondi, 1950) à contre-courant du rationalisme cartésien: le théâtre, inhérent à
l’esprit, quiconque d'un œil certain regarda la nature, le porte avec soi, résumé de types et
d’accords” (Mallarmé, 2003: 195, je souligne). Le théâtre est pensé non plus comme
représentation mais comme dispositif inscrit dans le sujet lui-même et capable d’ouvrir des
territoires de création multiples et, geste de premier ordre, de saisir la corrélation entre
l’homme et le monde. Un “Livre, explication de l’homme” (Mallarmé, 1998: 786): c’est tout le
sens (direction et signification) de l’entreprise mallarméenne.
Le théâtre re-noue avec l’homme, dont la nature” est merveilleusement fabuleuse,
comme l’avait suggéré Descartes dans ses Méditations philosophiques. À ce stade, le
théâtre transporte la complexité de la personne humaine, ses connexions intimes à la
pensée, à la parole et au monde. Esquissant, dans “Le genre ou des Modernes” une “théorie
tragique actuelle”, Mallarmé propose un théâtre hors catégories, organiquement solidaire de
la vie intérieure: “le drame, latent, ne se manifeste que par une déchirure affirmant
l’irréductibilité de nos instincts” (Mallarmé, 2003: 188).
Tout un tournant, y compris épistémologique, s’énonce et s’annonce , la question
du théâtre n’étant plus octroyée par une structure ou par un mécanisme (externe): c’est une
extension du vivant au point de rencontre entre le sensible et l’intelligible, l’intérieur et
l’extérieur, propice donc à des réalisations variées et multiples. Un positionnement
avantageux pour l’homme qui le place en deçà (et au-delà) d’une obédience strictement
rationnelle au profit d’une latence mot très mallarméen foncièrement poétique. L’homme
engendre, pour ainsi dire, le théâtre et ce n’est pas le théâtre qui (re)produit l’homme. Aussi
Maria de Jesus Reis Cabral
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Mallarmé célèbre-t-il à propos de Hamlet le prestige de ce personnage unique d’une
tragédie intime” (Mallarmé, 2003:166), en action même dans son intériorité. Le doute a
frappé de son “jeu suprême”, le procès de la grammaire classique engagé, nous l’avons
dit, en amont par Victor Hugo
5
et opéré de manière radicale par les “extravagants du
théâtre”
6
du premier XXème siècle. Artaud entre tous prône une écriture qui “s’éclaire de
l’intérieur” (Artaud, 2004:147) sans dissocier chair et connaissance, nerfs et mots; une
écriture issue de “la finesse des moelles”, comme il l’écrit dans “Position de Chair” (1925)
7
.
En filigrane, l’image célèbre de Hamlet contemplant le crâne de Yorick, rappelle la
dette de l’auteur d’Hernani envers l’auteur élisabéthain
8
et, symboliquement, de toute une
théâtralité ‘moderne’ largement redevable de performances spectrales
9
. Et si le titre de tel
chapitre des Misérables “La tempête sous le crâne” peut nous transporter au cœur du
théâtre shakespearien et à la scène du naufrage de La Tempête, l’on ne saurait occulter
l’attachement réel du poète du Coup de dés comme de celui de l’ ”Ode Maritime” à l’égard
du grand dramaturge.
C’est en effet en rendant hommage à Shakespeare que Pessoa célèbre à son tour le
“monologue prolongé et analytique” (Pessoa, 1966:106) comme l’armature de son art
dramatique. Le monologue, qui détient un rôle primordial dans Hérodiade, dans le Faune, et
dans Igitur, est aussi la forme privilégiée par Pessoa. Il y loge notamment son drame
poétique Le Marin où, pour reprendre les mots de Teresa Rita Lopes, les Veilleuses “ne
constituent qu’un seul monologue à trois voix” (Lopes, 1985: 195). Contrairement au
dialogue, toute la tension dramatique se joue dans la déambulation intérieure de ces
personnages, au carrefour de leurs voix intérieures, qui figurent plus que tout la prégnance
de la mort dans une pièce dégagée de lanecdote. Comme nous le verrons, le monologue
est le nœud du conflit intime du Faust dérogeant le dialogue et l’action pour révéler ses
avers intérieurs, le monde caverneux de l’esprit, sorte de théâtre sur lequel se succèdent
plusieurs plans de ‘visions’ en infinie circularité
5
Inapproprié à rendre compte de l’hétérogénéité de l’homme et de la nature. Dans sa “Préface de Cromwell”
(1827) Hugo posait notamment le mélange de “tous les contraires” comme un des ressorts du drame nouveau et
hissait le grotesque au sommet des valeurs poétiques: “… le drame c’est le grotesque avec le sublime, l’âme
sous le corps, c’est une tragédie sous une comédie” (Hugo, s/d: 67).
6
Voir à ce sujet le catalogue de l’exposition homonyme, présenté par Geneviève Latour (Latour, 2000),
figurent les noms bien connus de Jarry, Apollinaire, Cocteau, Radiguet, Satie, Max Jacob, Marinetti, Ghelderode,
Artaud, Vitrac, Barrault, Prévert et Picasso, entre autres.
7
Une autre ligne de rapprochement se profile ici, qui dépasse toutefois le cadre de cette contribution: l’écriture
elle-même conçue comme spectacle du vivant, imprimée des vibrations de l’esprit sur la chair, qu’il tiendrait au
texte de corporiser. Et au lecteur d’inspecter (in-spectare), de découvrir de l’intérieur.
8
“Shakespeare, c’est le Drame; et le drame, qui fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible
et le bouffon, la tragédie et la comédie” écrit Victor Hugo dans la “Préface” de Cromwell (Hugo, s/d: 28).
9
Je songe notamment aux créations fantasmagoriques à la limite du théâtre de Denis Marleau (de la compagnie
canadienne UBU), tirant parti des jeux d’intermédialité pour placer le texte littéraire en premier plan, l’exhiber
dans son essence (sens, rythme, voix), dans sa spectralité. Je me permets de renvoyer à mon article En
spectacle (in)interrompu: Pessoa, Maeterlinck, Beckett selon Denis Marleau” (Cabral 2012, à paraître).
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Mais le motif du crâne voisine aussi avec celui de cerveau et convient à deux poètes-
penseurs chez qui l’energeia créatrice relève du labeur autant que de la spéculation
poétique. Mallarmé ‘algébriste du langage’, selon le mot de Valéry, assemblant des
“entrelacs distants” des fragments d’Hérodiade, du Faune ou d’Igitur aux filaments du Coup
de dés comme autant de “divisions prismatiques de l’Idée” (Mallarmé, 2003: 391). L’œuvre
mallarméenne est en effet ce lieu “architectural et prémédité”tout est interrelié en (é)toile
d’araignée. Rien de mieux pour égarer le lecteur maladroit que ce jeu mental et dynamique
“identifiant la scène et la salle.
Dubius adfectibus errat (Ovide, Métamorphoses)
Proche de Mallarmé par une conception poétique comme énigme et ‘action
restreinte’, qui ne saurait être déliée de la lucidité d’une pensée, autre est le jeu de Fernando
Pessoa, et bien plus extravagantes les manières de le livrer. Entrer dans l’univers du mentor
intellectuel d’Orpheu qui se disait “forme synthèse de tous les mouvements littéraires
modernes”, c’est quitter, pour les déborder, les champs établis pour valider également
l’incertain et l’errance. Pour entrer dans le paradoxe, qui sert d’humus à toute son œuvre. Et
le cerveau par lequel passent “différents acteurs, jouant différentes pièces” en constitue le
noeud, lieu et lien de relation entre le monde connu et ses périphéries en libre devenir.
L’hétéronymie pessoenne est comme l’aleph du bibliothécaire de Babel, ce jeu de
points de vues se démultipliant à partir d’un même centre et s’inscrit, au fond, dans la
continuité de la dramaturgie mentale mallarméenne, pensée en dehors de la représentation,
pensée à l’intérieur du sujet dans cette “scène de théâtre” que constitue le cerveau de
Pessoa, selon sa propre évocation. La diffraction poétique en hétéronymes, sous-
hétéronymes ou semi-hétéronymes, qui se croisent et se superposent à sa propre figure
telle le brossent de nombreux portraits montre qu’il existe des connexions interactives et
artistiquement déterminantes entre corps et langage, entre raison et sensation, entre sujet et
drame. Nul n’a mieux décrit le fondement critique et la condition éminemment théâtrale d’une
telle dépersonnalisation que l’écrivain lui-même. Je rappelle un passage d’une de ses
fameuses lettres à Gaspar Simões, celle du 11 décembre 1931:
Le point central de ma personnalité, en tant qu’artiste, c’est que je suis un poète
dramatique; j’ai sans cesse, dans tout ce que j’écris, l’exaltation intime du poète et la
dépersonnalisation du dramaturge. Je m’envole autre c’est tout. Du point de vue
humain auquel le critique n’a pas à toucher, car cela ne lui sert à rien je suis un
hystéroneurasthénique, l’élément hystérique prédominant dans l’émotion, l’élément
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