Philosophie 89 (2006), 21-39. Traduit de l’allemand par Max Kistler Eléments d’une métaphysique descriptive de la causalité entre événements Geert Keil 1. Introduction 2. Termes de la relation causale 3. Les événements comme changements 4. La cause d’un événement 5. Dépendance contrefactuelle 6. Quelques modifications 7. Indeterminisme et capacité d’agir 1. Introduction La philosophie contemporaine connaît une demi-douzaine de théories de la causalité. À l’époque de Kant et de Hume leur nombre a été moindre, à l’avenir on peut s’attendre à ce que leur nombre continue d’augmenter. Parmi les affirmations faites par ces théories sur la nature de la causalité, certaines sont compatibles entre elles, mais beaucoup ne le sont pas. Par conséquent, ou bien quelques-unes de ces théories sont fausses, ou bien elles ne portent pas sur le même objet. Dans ce dernier cas, il y aurait plusieurs genres de causalité : différentes théories diraient quelque chose de correct à propos de différents genres de causalité. Dans cette situation, il apparaît judicieux de commencer par poser deux questions métathéoriques : quelle est la tâche d’une théorie de la causalité, et quelles sont les données dont une telle théorie doit tenir compte ? Dans une portion considérable de la littérature philosophique sur la causalité, on cherche en vain une réponse claire à la question de savoir si le but de la théorie est l’explication du concept de causalité sous-jacent à notre pratique effective de jugement, ou au contraire sa révision. Cela va souvent de pair avec l’absence d’une justification du fait que la relation que la théorie se propose de définir peut bien être appelée relation causale. Certaines théories de la causalité hautement élaborées sur le plan technique, comme par exemple certaines variantes probabilistes de la théorie de la régularité où les théories plus récentes du transfert, donnent parfois l’impression que c’est la physique qui détient le monopole de définition en ce qui concerne la nature de la relation causale. Un représentant de la théorie du transfert affirme avec un pathos scientiste inébranlable „que la science physique a découvert la nature de la relation causale dans un large ensemble de cas“.1 Mais comment les sciences de la nature pourraient-elles découvrir quelque chose de ce genre ? La clarification de l’essence de la relation causale est une tâche philosophique par excellence qui relève plus particulièrement de la métaphysique. Le fait qu’il soit souvent nécessaire, au cours d’une recherche métaphysique, de faire appel à des connaissances scientifiques, ne change rien à l’affaire. 1 D. Fair, “Causation and the Flow of Energy”, Erkenntnis 14 (1979), p. 220. Il s’agit d’une tache de métaphysique descriptive, que Strawson a caractérisée comme l’entreprise qui consiste à dégager les traits les plus généraux de la structure effective de notre pensée sur le monde. L’idiome causal est profondément ancré dans les langues naturelles ; et le concept de causalité que nous possédons effectivement se reflète dans notre pratique de jugements causaux. Cela ne signifie pas qu’il soit possible d’extraire directement de cette pratique un concept cohérent de causalité. Notre pratique de jugement possède de nombreux aspects et n’est pas dépourvue d’éléments douteux. Pour des besoins philosophiques, notre pratique effective de jugement a besoin d’une certaine discipline ; c’est en ce sens que je parle de la pratique éclairée de jugement causal. Je considère que c’est notre pratique éclairée de jugement causal qui fournit les données dont la théorie de la causalité doit tenir compte ; et la tâche primordiale d’une telle théorie consiste à indiquer les conditions de vérité de cas non controversés d’énoncés causaux singuliers. Je voudrais illustrer par un exemple le fait que la transition des jugements causaux quotidiens aux jugements causaux éclairés est possible sans quitter le terrain de la métaphysique descriptive. Dans la vie de tous les jours on fait souvent des jugements causaux dans lesquelles une substance (un objet singulier) apparaît comme cause, par exemple lorsqu’on dit que „la blessure a été causée par le couteau“ ou que „la boule cause un creux dans le coussin“ (Kant). Chez Aristote les substances semblent même être les causes paradigmatiques, alors qu’elles constituent pas des termes adéquats de la causalité selon la plupart des théories modernes de la causalité : c’est plus particulièrement le cas de la théorie de la régularité, la théorie contrefactuelle et la théorie probabiliste. Les substances ne peuvent pas se suivre en successions régulières ; la phrase „si couteau, toujours blessure“ n’exprime aucune régularité parce qu’elle ne contient pas de verbe. Dès que l’on en ajoute un, l’on transforme la substance dont on prétendait qu’elle soit la cause, en événement, en quelque chose qui se passe. Cela correspond bien à la réalité : tant qu’ils ne sont pas en mouvement, les couteaux ne causent pas de blessures. Quelque chose est arrivé aux objets concernés : la boule a été lâchée, le couteau a été bougé ; ces événements et non les objets eux-mêmes sont les causes recherchées. Il faut considérer le discours qui traite les substances comme des causes comme elliptique (Ducasse, R. Taylor, Davidson). Il n’y a rien à objecter contre des manières elliptiques de s’exprimer ; elle permettent à nos discours d’éviter lourdeurs et redondances. Il est vrai que les avocats d’une prétendue causalité de substances peuvent donc eux aussi s’appuyer sur un usage linguistique bien établi mais cet usage linguistique ne permet pas de justifier la théorie de la causalité des substances. Il n’y a pas besoin d’être philosophe pour voir que la seule existence d’un couteau ne cause aucune blessure et que les blessures ne sont que la conséquence du mouvement du couteau (plus précisément : du mouvement relatif du couteau et de l’objet coupé, car on peut aussi se blesser en touchant un couteau immobile). Bien entendu les objets participent des causes car c’est à eux qu’arrivent les changements en question, mais leur rôle dans la causalité s’arrête là. L’interprétation elliptique est capable de réconcilier l’usage linguistique effectif avec une pratique éclairée de jugement causal, et cela sans faire d’hypothèses théoriques supplémentaires controversées. Bien entendu, la métaphysique descriptive de la causalité doit se plier à d’autres conditions d’adéquation. En particulier il ne faut pas que les faits métaphysiques et conceptuels soient en contradiction avec les faits empiriques. Ils ne peuvent pas l’être car 2 sinon ils ne seraient pas des faits. Ce qui est en revanche bien possible, c’est que les faits métaphysiques contredisent les affirmations scientifiques et que les faits scientifiques contredisent les affirmations métaphysiques : c’est le cas lorsque ces affirmations sont fausses. En ce qui concerne la compatibilité avec les faits empiriques, la théorie de la régularité et sa version renforcée, la théorie déductive-nomologique, apparaissent comme particulièrement défectueux. Le monde réel ne semble pas contenir les régularités empiriques sans exception sur lesquels l’analyse de la théorie de la régularité est fondée. Nancy Cartwright a attiré l’attention sur ce fait dans son livre portant le titre provocateur „How the Laws of Physics Lie (Comment mentent les lois de la physique)“. Cependant, Scriven avait déjà constaté dans les années 60 : « le fait le plus intéressant à propos des lois de la nature est qu’elles soient virtuellement toutes fausses ».2 Il est vrai que la littérature contemporaine en philosophie des sciences contient toute une gamme de tentatives de limiter les dégâts provoqués par ce fait, mais aucune entre elles n’est apte à défendre le genre particulier de loi dont la théorie de la régularité a besoin, à savoir les lois empiriques de succession entre événements. En ce sens, il est clair en particulier que la conception dispositionnelle des lois physiques, la conception répandue selon laquelle les lois contiennent des énoncés sur le comportement qu’auraient les systèmes physiques dans des situations non perturbées, n’est pas capable de réhabiliter la théorie de la régularité : les régularités contrefactuelles ne sont pas de régularités du tout. En outre, aucune autre stratégie contre le scepticisme à l’égard des lois ne peut sauver la théorie de la régularité nomologique – ni les idéalisations, ni les clauses ceteris paribus, ni les lois probabilistes, ni l’addition vectorielle en cas de superposition, une thèse forte que je ne peux pas justifier ici dans le détail.3 Dans la discussion philosophique sur les avantages et les inconvénients des différentes théories de la causalité, les contre-exemples jouent un rôle clé. Ces contre-exemples sont de deux genres : ou bien on fait référence à des situations dans lesquelles nous tenons pour vrai un énoncé causal singulier, alors que l’analyse proposée le déclare faux, ou bien l’analyse nous impose au contraire un jugement causal que nous ne sommes intuitivement pas inclinés de faire. Bref : ou bien l’analysans en question est satisfait sans que l’analysandum soit vrai, ou l’inverse. La fonction des contre-exemples et de contester que l’analyse proposée soit adéquate. Les défenseurs des théories ainsi défiées cherchent en général de raffiner leur analyse de telle sorte qu’elle finit par rendre compte même les cas présentés comme contre-exemples. Les différentes variantes de la théorie contrefactuelle de la causalité offrent une large gamme d’illustrations de cette procédure (« cas de préemption », « surdétermination causale »). Le débat sur la théorie probabiliste la causalité lui aussi s’articule principalement autour de contre-exemples ; ils confrontent cette théorie à des situations particulières où un événement cause quelque chose dont il diminue en général la probabilité, ou bien l’inverse. Je voudrais prendre du recul par rapport à ces débats, pour essayer de tirer une leçon du fait qu’une partie considérable de la littérature contemporaine sur la théorie de la causalité 2 M. Scriven, “The Key Property of Physical Laws – Inaccuracy”, in: H. Feigl/G. Maxwell (Eds.), Current Issues in the Philosophy of Science, New York 1961, p. 91. 3 Cf. G. Keil, Handeln und Verursachen, Frankfurt am Main 2000, p. 182-240. 3 tourne autour de l’invention et de la réfutation de contre-exemples. Il est loin d’être clair dans quelle mesure il est justifié de parler de « contre-exemples » contre des analyses, des définitions ou des explications de concepts. Une définition peut être plus ou moins utile, mais en tant que définition, elle peut être ni vraie ni fausse ; par conséquent, elle ne peut pas être réfutée par des contre-exemples. Il en va autrement lorsqu’une définition est proposée avec la prétention d’offrir l’explication d’un concept. À ce moment-là, la contrainte de l’adéquation descriptive entre en jeu ; car le fait qu’un concept soit appliqué à certains cas et non à d’autres constitue un fait empirique portant sur l’usage effectif de la langue dans une communauté linguistique donnée.4 S’il s’agit d’analyser le concept de causalité qui fait partie de „la structure effective de notre pensée sur le monde“ (Strawson), alors il ne faut pas que les extensions de l’analysans et de l’analysandum divergent trop fortement. Le fait que nous testions et affinions les théories de la causalité à l’aide de contreexemples montre que nous sommes en général plus sûrs des intuitions qui fondent notre pratique de jugements causaux que de l’adéquation des théories censées expliciter et préciser ces intuitions. C’est la seule explication du fait que nous acceptions les contreexemples comme des cas aptes à tester l’adéquation des explications.5 Je propose d’exploiter ce fait qui passe souvent inaperçu. Dans une présentation plus complète que celle qu’il m’est possible de faire ici, il s’agirait d’utiliser les contre-exemples dans une heuristique qui vise à associer les éléments d’une métaphysique descriptive de la causalité fondée sur notre pratique de jugements causaux. L’esquisse que je présente ici est confrontée à la difficulté que même notre pratique éclairée de jugements causaux est trop riche en facettes et trop inhomogène pour permettre l’extraction d’un concept de causalité philosophiquement satisfaisant. Dans le contexte d’un commentaire sur Hume, Stegmüller constate que c’est une „entreprise désespérée [...] de vouloir partir des tournures du langage de tous les jours pour en extraire, sans quitter le cadre de l’interprétation directe de ces tournures, davantage de précision qu’elles ne contiennent effectivement.“6 L’entreprise poursuivie ici, d’associer des éléments d’une métaphysique descriptive de la causalité, peut être résumée d’une manière simple : il est clair qu’il ne faut pas essayer d’extraire davantage de précision de l’idiome causal quotidien qu’il ne contient, mais il ne faut pas non plus que nous nous contention d’en extraire moins. (...) 4 „Les questions qui portent sur la structure actuelle de nos concepts sont en principe aussi empiriques que les questions qui portent sur la structure actuelle du fer.“ Michael Bishop, “The Possibility of Conceptual Clarity in Philosophy”, American Philosophical Quarterly 29 (1992), p. 269. 5 La situation est similaire dans les situations inventées par Gettier qui ont permis de mettre en évidence le caractère inapproprié de l’analyse classique de la connaissance. Il est controversé s’il faut compléter l’analyse classique et comment, mais on s’accorde généralement à reconnaître que les situations de Gettier constituent des contre-exemples à cette analyse ; cela montre que nous sommes intuitivement plus sûrs des conditions d’application du concept de connaissance que de ses meilleures analyses philosophiques existantes. 6 W. Stegmüller, Probleme und Resultate der Wissenschaftstheorie und Analytischen Philosophie, Vol. 1, Berlin/Heidelberg/New York 1969, p. 443. 4