ArnoldLabbe?2014 - TARA

publicité
The International Linguistic Association 59th Annual Conference
Paris, France, May 22-24, 2014
Proposition de communication
Votez pour moi… ne votez pas pour l’autre
Edward ARNOLD
(Trinity College – Dublin)
[email protected]
Dominique LABBE
(PACTE – CNRS – Grenoble)
[email protected]
Résumé
L’élection présidentielle française se déroule en deux scrutins. Le second tour oppose les deux
candidats arrivés en tête au premier. Entre les deux tours, depuis 1974, un débat télévisé oppose les
deux finalistes sur le modèle des débats présidentiels aux Etats-Unis. Notre communication utilisera
les textes de ces 6 débats (136 000 mots). Une bibliothèque de plus de 6 000 textes politiques offre des
points de comparaison.
Cette communication présente des indices statistiques construits pour l’analyse de cette
communication en situation d’interaction. Ces indices sont issus des théories concernant la
présentation des actants du discours, l’énonciation de la subjectivité du locuteur et de la modalisation
du discours. L’application de ces indices permet d’apporter un éclairage neuf sur ces débats mais
surtout de définir, pour chacun de ces indices, sa portée, ses limites et les améliorations possibles.
La première partie analyse la tendance à la personnalisation propre à chaque orateur et la
décompose dans les dimensions suivantes : l’importance relative donnée à l’orateur, à l’autre et aux
véritables destinataires du message (les auditeurs). La seconde partie mesure le choix fondamental en
faveur du verbe et, au sein de celui-ci, entre l’accompli (densité des verbes, de être et avoir) et les
modalités (possible, souhaitable, volonté, obligation, connaissance). Enfin, la densité plus ou moins
importante de la négation mesure la portée polémique du discours.
On en tire quelques conclusions sur la spécificité des discours électoraux et l’évolution du
discours politique français depuis 40 ans. La conclusion souligne enfin l’utilité des vastes corpus de
textes et de la lexicométrie pour l’étude de la langue et son enseignement.
L’élection présidentielle française se déroule en deux scrutins. Le second tour oppose
les deux candidats arrivés en tête au premier. Entre les deux tours, depuis 1974, un débat
télévisé oppose les deux finalistes sur le modèle des débats traditionnels aux Etats-Unis
(Coullomb-Gully 2009)1. Notre communication utilisera les textes de ces 6 débats, soit
136 000 mots (annexe 1). Ce sera l’occasion d’analyser la "parole politique en confrontation"
(Burger, Jacquin & Micheli 2011).
Pour être évaluée toute communication doit être replacée dans son "contexte". Dans le
cas précis, la situation au sens strict est semblable depuis 1974 : deux personnes face-à-face
dans un studio avec deux journalistes chargés de veiller à l’égalité de traitement des candidats
spécialement de leur temps de parole. Le cadre institutionnel est aussi fondamentalement
identique, depuis 1974, même si les institutions ont un peu évolué : à partir de 2002, la durée
du mandat a été réduite de 7 à 5 ans et l’élection de la chambre des députés suit l’élection
présidentielle).
Troisièmement, la conjoncture politique est toujours différente. Le président sortant estil candidat (comme en 1981, 1988 ou 2012) ? Qui est arrivé en tête ? Quels seront les reports
de voix (les candidats s’adressant prioritairement à ces électeurs qu’ils doivent conquérir pour
arriver en tête) ?
Autrement dit, les différences constatées entre les différents locuteurs peuvent provenir
de leurs personnalités, de leur conception particulière de l’action politique, de leur
programme, etc. mais aussi de la conjoncture politique de l’entre-deux-tours.
Pour répondre objectivement à ces questions, nous étudierons un certain nombre
d’indices statistiques. Ces indices sont déduits de la théorie standard concernant la
présentation des actants (Amossy 2010, Charaudeau 1994), l’énonciation de la subjectivité du
locuteur dans son discours (Benveniste 1956 & 1958, Dubois 1969, Kerbrat-Orecchioni 1981)
et la modalisation du discours (Benveniste 1965, Gross 1999, Labbé & Labbé 2010). Il s’agit
de tester ces propositions théoriques sur des corpus de grandes dimensions afin de définir leur
portée, leurs limites et les améliorations possibles. Des étalons de comparaison seront fournis
par les autres sections de la bibliothèque (annexe 2), notamment plus de 6 000 textes
politiques, soit au total 12,5 millions de mots (en français). Nous utiliserons aussi quelques
données issues de la politique anglaise (Arnold 2005 & 2008).
La première partie étudie l’importance relative donnée à l’orateur, à l’autre et aux
véritables destinataires du message (les auditeurs, les électeurs à conquérir).
La seconde partie mesure l’orientation du discours vers l’accompli (densité des verbes,
de être et avoir), ou l’inaccompli (autres verbes, notamment faire) ou les modalités (possible,
souhaitable, volonté, obligation, connaissance). Enfin, la densité plus ou moins importante de
la négation donne un indice de la portée polémique du discours.
Cela permettra de présenter quelques conclusions sur la spécificité des discours
électoraux et l’évolution du discours politique français depuis 40 ans. On évoquera enfin
1
Les références bibliographiques sont placées à la fin de cette communication
l’utilité des vastes corpus de textes et de la lexicométrie pour l’étude de la langue et son
enseignement.
I. Pronoms et personnalisation
L’orateur a-t-il choisi de personnaliser son propos ou au contraire de lui donner une
teinte impersonnelle ? Pour répondre à cette question, Dubois (1969) propose de s’intéresser à
la densité relative des pronoms personnels qui permettrait de calculer un indice global de
personnalisation.
Mesure globale
En s’en tenant aux pronoms personnels, comme le suggère Dubois, l’indice de
personnalisation se formule ainsi :
Nombre de pronoms personnels
Nombre total de mots
De la même manière, il peut être calculé des indices pour les références au locuteur, à
son adversaire et aux auditeurs (tableau 1).
Tableau 1. Densité relative de l’ensemble des pronoms personnels, des premières et seconde
personnes (en pour mille mots : ‰).
Date
Candidats
1974
V. Giscard d'Estaing
F. Mitterrand
V. Giscard d'Estaing
F. Mitterrand
F. Mitterrand
J. Chirac
J. Chirac
L. Jospin
S. Royal
N. Sarkozy
N. Sarkozy
F. Hollande
1981
1988
1995
2007
2012
Moyenne
Indice
personnalisation
(‰)
84,9
90,2
82,3
80,4
85,3
85,7
77,6
74,0
71,1
77,8
85,8
78,6
80,8
je (‰)
vous (‰)
nous (‰)
32,3
29,6
25,2
34,3
30,8
33,4
27,8
30,9
28,9
26,5
20,8
29,5
28,7
21,4
24,0
20,0
12,3
16,3
18,5
11,7
8,7
11,8
13,4
20,9
25,3
17,2
6,5
5,9
9,6
3,4
6,0
9,2
11,6
5,6
4,4
4,4
8,7
8,5
6,7
Les densités sont exprimées en pour mille mots (‰). Ainsi, en 1974, V. Giscard
d’Estaing a employé en moyenne environ 85 pronoms personnels (exactement 84,9) pour
1 000 mots. Soit 5% de plus que la moyenne de tous les débats (moyenne donnée en dernière
ligne du tableau).
Est-ce beaucoup ? Dans l’ensemble de la bibliothèque du discours politique, cet indice
est de 57,3‰. Par rapport à cet étalon, les débats présidentiels comportent donc 48% de
pronoms supplémentaires, ce qui est considérable et très significatif du point de vue
statistique (il n’y a aucune chance pour que cet écart puisse être imputé au hasard (pour une
discussion sur ces tests statistiques : Labbé & Labbé 2013b).
Cette personnalisation exceptionnelle peut-elle s’expliquer par la situation
d’interlocution propre au face-à-face ou bien est-ce une caractéristique du discours électoral ?
Pour la France, les deux élections présidentielles donnent une base de comparaison (Labbé &
Monière 2008 et 2013). L’indice de personnalisation moyen dans les discours des principaux
candidats était de 64.8‰ en 2007 et de 69,6‰ en 2012.
On peut donc en conclure sans risque d’erreur que la situation de débat en face-à-face
pousse à une personnalisation élevée, nettement plus forte qu’en campagne électorale où cette
personnalisation excède déjà la situation "normale".
Dans cette moyenne les candidats ont-ils fait des choix divergents ? Pour le savoir, la
moyenne sert de référence et la densité propre à chaque locuteur est convertie en indice. Par
exemple, pour Giscard d’Estaing (en 1974) :
84,9/80.8*100 = 105,1.
Autrement dit, en 1974 par rapport à la moyenne de tous les débats, V. Giscard
d’Estaing a utilisé 5% de pronoms personnels en plus. Pour son adversaire dans ce même
débat, l’écart est de + 11,6%. En suivant l’intuition de Dubois, le premier face-à-face aurait
donc été nettement plus "tendu" que la moyenne des suivants.
Les résultats de ce calcul sont récapitulés dans le graphique ci-dessous. L’axe horizontal
représente la moyenne. Toute barre supérieure à la moyenne indique un suremploi et viceversa.
Graphique 1. Propension à personnaliser les propos de chaque candidat (moyenne = 100)
Deux constatations s’imposent :
Sauf pour la dernière élection, les deux adversaires semblent faire des choix
convergents. Il y a eu des débats particulièrement personnalisés : 1974 et 1988, dans une
moindre mesure 2012. A l’inverse, deux débats ont été plus impersonnels (1995 et 2007).
Autrement dit, ces choix pourraient dépendre plus de la conjoncture que de la personnalité des
locuteurs. Par exemple, F. Mitterrand et V. Giscard d’Estaing tiennent des propos plus
personnalisés en 1974 qu’en 1981. De même pour J. Chirac entre 1988 et 1995. Il n’y a qu’en
2012 que les choix divergent : N. Sarkozy opte pour une moindre personnalisation – assez
comparable à son choix de 2007 - contrairement à F. Hollande qui retrouve les niveaux des
débats de 1974 ou de 1988…
Deuxièmement, bien que n’étant pas de très grande ampleur, les écarts entre les
locuteurs sont statistiquement significatifs. Pour les valeurs extrêmes, Mitterrand (1974)
dépasse S. Royal (2007) de 28%.
L’indice de personnalisation apporte donc une information intéressante qui mérite d’être
approfondie en le décomposant suivant les différents actants du discours : le locuteur, le ou
les allocutaires (détail dans le tableau 1). En fait, il peut sembler plus pertinent de à ceux des
première et deuxième personnes (je, nous vous).
La première personne
Naturellement, il ne s’agit pas seulement d’un mot mais d’une famille de mots. Ainsi la
première personne du singulier comprend non seulement "je" mais aussi ("j’" "me" (et "m’"),
"moi", "mien" (ne,s). Il faudrait d’ailleurs y ajouter les adjectifs possessifs (mon, ma, mes).
En s’en tenant aux pronoms, la moyenne de tous les débatteurs est de 28,7‰, ce qui
signifie que près de 3 mots sur 100 sont des pronoms de la première personne (principalement
"je"). Est-ce habituel ou non en politique française ?
Présidents de la république (1958-2012) : 19,5‰,
Candidats présidentielles 2007 : 19,6‰
Candidats présidentielles 2012 : 20,9‰
Ajoutons que les politiciens français disent beaucoup plus "je" que ceux d’Amérique du
Nord (Canada et Québec).
Donc, lors des débats télévisés, les orateurs utilisent nettement plus la première
personne que dans les autres situations, même électorales. Mais ici, les choix sont plus
nettement divergents (le graphique 2 est construit selon les mêmes principes que le graphique
1)
Graphique 2. Propension à utiliser la première personne (moyenne des débatteurs = 100)
La plus forte utilisation se rencontre chez F. Mitterrand - en 1981 (34,3‰) comme en
1988 (30,8‰) - et la plus faible chez N. Sarkozy en 2014 (20,8‰), autrement dit quand N.
Sarkozy utilisait 100 fois la première personne (lors du dernier débat), F. Mitterrand en
prononçait 142 (en 1981) !
Sauf en 1981 et 2012, les écarts entre les deux débatteurs ne semblent pas considérables
(environ 10%). La situation de 2012 semble assez comparable à celle de 1981 : un président
sortant (V. Giscard d’Estaing en 1981 et N. Sarkozy en 2012) qui assume difficilement son
action passée et se fait assez discret sur son programme futur, ce qui l’amène à dire
relativement peu "je". En face de lui un challenger (F. Mitterrand en 1981, F. Hollande en
2012) qui s’affirme d’autant plus que la situation électorale lui est favorable.
Ces choix assez divergents sont à mettre en relation avec l’autre question devant
laquelle se trouve tout débatteur : comment s’adresser à l’adversaire ?
L’autre
Apparemment, il existe deux manières de s’adresser à l’autre : en lui disant "vous" ou
en utilisant son nom, précédé ou non de "Monsieur". Mais l’on peut ne pas s’adresser à lui
directement tout en le prenant pour thème du propos (en le désignant par il ou elle). Dans les
relevés automatiques, cette désignation ne peut être distinguée de l’impersonnel (il faut). Le
décompte est donc manuel. Le total du tableau 2 indique la surface relative consacrée à
l’adversaire. Le poids relatif de ces trois manières dans le total des désignations de
l’adversaire, est donné dans le tableau 3.
La dernière colonne de ce tableau mesure donc la propension à parler de l’autre.
Tableau 2. Les trois manières de désigner l’adversaire (en pour mille mots)
Date
10-mai-74
05-mai-81
28-avr-88
02-mai-95
02-mai-07
02-mai-12
Candidats
V. Giscard d'Estaing
F. Mitterrand
V. Giscard d'Estaing
F. Mitterrand
J. Chirac
Mitterrand*
J. Chirac
L. Jospin
S. Royal
N. Sarkozy**
N. Sarkozy
F. Hollande
Moyenne
Vous
21,40
23,96
19,99
12,34
16,30
18,53
11,71
8,74
11,80
13,38
20,94
25,34
17,22
monsieur+nom
12,3
6,34
5,96
6,95
8,05
8,91*
6,68
8,17
0,76
6,69**
12,43
2,19
7,12
il
1,35
1,41
1,18
1,66
1,93
0,00
0,00
2,12
0,00
1,17
1,05
0,13
1,00
Total
35,05
31,71
27,13
20,95
26,28
27,44
18,39
19,03
12,56
21,24
34,42
27,66
25,34
* monsieur le Premier ministre
** madame Royal
Tableau 3. Poids relatif des trois manières de désigner l’adversaire (en % du total en gras les
valeurs extrêmes)
Date
10-mai-74
05-mai-81
28-avr-88
02-mai-95
02-mai-07
02-mai-12
Moyenne
Candidats
V. Giscard d'Estaing
F. Mitterrand
V. Giscard d'Estaing
F. Mitterrand
J. Chirac
Mitterrand*
J. Chirac
L. Jospin
S. Royal
N. Sarkozy**
N. Sarkozy
F. Hollande
vous
61,1
75,6
73,7
58,9
62,0
67,5
63,7
45,9
93,9
63,0
60,8
91,6
68,0
monsieur+nom
35,1
20,0
22,0
33,2
30,6
32,5
36,3
42,9
6,1
31,5
36,1
7,9
28,1
il
3,9
4,4
4,3
7,9
7,3
0,0
0,0
11,1
0,0
5,5
3,1
0,5
3,9
Total
100,0
100,0
100,0
100,0
100,0
100,0
100,0
100,0
100,0
100,0
100,0
100,0
100,0
Le "vous" interpelle directement l’adversaire. Il accompagne généralement une
question – ou une condamnation – et établit la tension maximale dans l’interlocution. La plus
forte utilisation se trouve en 2012 dans les propos de F. Hollande face à N. Sarkozy, suivi de
V. Giscard d’Estaing en 1974 et de N. Sarkozy en 2012. Autrement dit, les deux finalistes de
2012 avaient fait le même choix d’interpeller directement leur adversaire. A l’opposé, L.
Jospin en 1995 s’adresse très peu à son adversaire (J. Chirac) et ce dernier utilise bien plus
sobrement l’interpellation directe qu’il ne l’avait fait 7 ans auparavant face à F. Mitterrand.
La seconde manière (monsieur et le nom de l’adversaire) présente quelques avantages –
prendre une certaine distance avec l’autre et donner plus de tenue à son propos. Le champion
de cette manière indirecte fut N. Sarkozy en 2012 : 7,3 ‰ "monsieur" suivi dans la plupart
des cas de "Hollande"… Il avait d’ailleurs employé la même tactique en face de S. Royal
utilisant beaucoup "madame" alors que son adversaire l’avait nommé dix fois moins de cette
manière. En 1988, F. Mitterrand n’a jamais nommé J. Chirac et s’adressait à lui par :
"monsieur le Premier ministre". Voici l’échange le plus caractéristique :
M. CHIRAC.- Permettez-moi juste de vous dire que, ce soir, je ne suis pas le Premier
ministre et vous n'êtes pas le Président de la République, nous sommes deux candidats,
à égalité, qui se soumettent au jugement des Français, le seul qui compte, vous me
permettrez donc de vous appelez monsieur Mitterrand.
M. MITTERRAND.- Mais vous avez tout à fait raison, monsieur le Premier ministre.
Il existe une troisième manière de désigner l’adversaire en parlant de lui à la troisième
personne (il). Comme l’indique la troisième colonne des tableaux 2 et 3, cette troisième
manière se révèle assez marginale (moyenne : 4% des désignations de l’adversaire) mais elle
fut significativement utilisée par L. Jospin en 1995 face à J. Chirac – une fois sur 10 – mais
aussi par F. Mitterrand en 1981 (près de 8 fois sur 100). L’indice indique donc que les deux
avaient fait le choix de s’adresser assez peu à leur adversaire et de le nommer le moins
possible. Dans les deux cas, il s’agissait de mettre en scène un choix portant plus sur des
programmes et des idées que sur des personnalités.
Enfin il faut mentionner pour mémoire, certains emplois du pronom "on" qui poussent à
bout cette logique ("quelqu’un que vous connaissez et qu’il n’est pas nécessaire de nommer").
Naturellement, l’ambiguïté est telle que le message peut manquer son but. Par exemple, "Je
voudrais qu’on m’explique – c’est-à-dire que l’autre candidat m’explique…" (Mitterrand
1981). Telle est la raison pour laquelle cette manière de désigner l’adversaire n’est quasiment
pas utilisée, le "on" étant pratiquement toujours un "nous" familier ou un quasi-impersonnel.
Le tableau 3 montre que, sauf L. Jospin en 1995, tous les débatteurs privilégient
nettement l’interpellation directe. C’est la principale caractéristique du "débat à la française".
En Amérique du Nord, au contraire, les débatteurs ne s’adressent exceptionnellement l’un à
l’autre. Ce sont les journalistes qui posent les questions et l’orateur désigne son adversaire par
son nom.
Le total de ces trois manières (dernière colonne du tableau 2) donne un indice de la
propension à parler de l’autre, pour l’interpeler ou pour le critiquer. Cet indice varie entre
12,6‰ (Royal 2007) et 35‰ (Giscard d’Estaing en 1974 et Sarkozy en 2012). Le graphique 4
récapitule ces choix très divergents (avec les mêmes conventions que ci-dessus : la moyenne
est à 100).
Graphique 4. Ecarts par rapport à la moyenne de la propension à désigner l’adversaire
(moyenne = 100)
Les différences sont très importantes. Giscard d’Estaing (1974) ou N. Sarkozy (2012)
ont parlé 2,8 fois plus de leurs adversaires respectifs que Mme Royal en 2007. On peut
affirmer sans risque d’erreur que Mme Royal avait choisi d’ignorer autant que possible son
adversaire et que MM. Giscard d’Estaing et Sarkozy avaient fait le choix inverse : centrer le
propos sur l’autre.
Le débat inaugural (1974) a aussi été celui où les deux adversaires ont le plus parlé de
l’adversaire. Sans doute était-ce avec excès puisque, se retrouvant 7 ans plus tard en 1981, ils
furent tous les deux plus sobres – F. Mitterrand adoptant même assez délibérément une forte
distance. Les deux débats les plus "apaisés" sur ce plan ont été ceux de 1988 (un quart de
moins que la moyenne) puis de 2007.
Le poids de l’autre dans le discours s’avère donc un indicateur fortement révélateur du
choix d’une stratégie de communication. On pourrait le nommer propension à interpeller
l’autre ou - pour suivre la terminologie de Dubois : indice de la tension interpellative.
Logiquement, ce calcul débouche sur une nouvelle question : le candidat a-t-il préféré
critiquer l’autre ou valoriser sa propre candidature ?
Critique de l’autre ou valorisation de soi ?
La réponse pourrait être donnée par le rapport entre les deux indices précédents :
Indice de valorisation =
Nombre de références à soi
* 100
Nombre de références à l' autre
Si le résultat excède 100 (indice positif), l’orateur a consacré plus de temps à valoriser
sa propre candidature, ce que l’on peut résumer ainsi : "votez pour moi". Si le résultat est
inférieur à 100 (indice négatif), l’orateur a utilisé la majorité de son temps de parole à dire :
"ne votez pas pour l’autre"…
Le graphique 5 ci-dessous présente les résultats du calcul pour l’ensemble du corpus.
L’axe horizontal est fixé à la position d’équilibre (100, c’est-à-dire autant de références à soi
qu’à l’autre). La majorité des barres se situent au dessus de cet axe, indiquant que la plupart
des débatteurs ont eu une propension plus forte à parler d’eux plutôt que de l’autre mais que
cette tendance n’est pas vraie pour le premier et le dernier débat.
Graphique 5. R apport entre la valorisation de soi et la critique de l’autre (équilibre = 100)
Le choix de la critique a été inaugural (débat de 1974). Chez les deux débatteurs (V.
Giscard d’Estaing et F. Mitterrand), la critique et l’interpellation de l’autre occupent environ
10% de plus que la mise en valeur de leurs candidatures et de leurs propositions. Dès 1981, F.
Mitterrand inverse cette tendance et évite autant que possible de s’adresser à l’autre ou de le
nommer (l’indice de 164 signifie que la propension à parler de soi dépasse de 64% la critique
de l’autre). Ce fut aussi le choix de tous les débatteurs suivants… Cette tendance est rompue
en 2012, les deux candidats ayant manifestement choisi de se critiquer mutuellement. Chez N.
Sarkozy la mise en valeur de soi est même 40% en dessous des attaques contre F. Hollande
qui, lui, consacre pratiquement autant de temps à critiquer le président sortant qu’à parler de
lui-même, de telle sorte que, durant ce débat, les téléspectateurs ont entendu nettement plus de
critiques et d’attaques que de propositions…
La conclusion du débat consiste, pour chacun des débatteurs, à se tourner vers les
auditeurs et à leur délivrer un ultime appel. Le reste du temps, les auditeurs sont bien les
véritables destinataires mais indirectement sous la forme du pronom "nous" (tension
inclusive) ou du nom propre "Français". Cette tension inclusive est maximale aux deux
extrémités : chez V. Giscard d’Estaing en 1974 et 1981 et en 2012 chez F. Hollande et N.
Sarkozy, c’est-à-dire chez les locuteurs qui ont fait le choix de la critique, comme si ce choix
impliquait de prendre à témoin les auditeurs pour les sommer d’acquiescer à la mise en
accusation de l’autre.
II. Les verbes dans l’interlocution
Suivant la théorie standard, exprimée notamment par Dubois, "Le verbe apparaît comme
l’opérateur de la phrase" (p 106). Dubois propose de distinguer deux niveaux. D’une part, le
verbe serait le vecteur privilégié de la tension entre le sujet, son discours et le destinataire de
celui-ci. Si cette première intuition est exacte, la densité plus ou moins élevée des verbes
serait un indice commode de cette "tension verbale". D’autre part, le verbe peut tendre vers
l’accompli (être ou avoir) ou l’inaccompli (faire, dire…). Charaudeau (1992a), a développé
cette idée en distinguant les verbes d’état ou de relation par opposition aux verbes exprimant
un "processus", qu’il conviendrait de subdiviser en "actions" (quand un actant est l’agent du
processus) et en "faits" quand il n’y a aucun être à l’origine du processus.
Ces intuitions n’ont jamais pu être vérifiées car, en français, le recensement des verbes
est difficile du fait des multiples flexions et parce que les verbes les plus fréquents sont aussi
des substantifs (être, avoir, pouvoir, devoir, savoir…), ce qui rendait impossible un
dépouillement informatique. L’étiquetage de chacun des mots dans la bibliothèque
électronique du français moderne permet de surmonter ces difficultés et de vérifier les
intuitions ci-dessus.
Densité des verbes
Le tableau 4 établit la densité des verbes (première colonne) et permet de savoir si elle
varie significativement entre les locuteurs.
Tableau 4. Densité relative des verbes, des constructions négatives, des participes passés et auxiliaires
modaux (pour mille mots, en gras : les valeurs extrêmes)
Date
1974
1981
1988
1995
2007
2012
Candidats
V. Giscard d'Estaing
F. Mitterrand
V. Giscard d'Estaing
F. Mitterrand
F. Mitterrand
J. Chirac
J. Chirac
L. Jospin
S. Royal
N. Sarkozy
N. Sarkozy
F. Hollande
Moyenne
Total verbes
171,1
180,0
171,1
169,9
181,1
174,8
172,6
158,3
170,0
177,1
176,0
181,8
173,7
Etre+avoir (%)*
26,5
22,1
25,6
22,4
23,5
28,5
27,6
27,4
24,9
28,6
28,4
29,7
26,4
Passé (%)
18,4
19,0
21,7
15,8
25,7
21,9
13,8
17,2
17,3
13,0
21,4
18,1
18,5
* Sans les auxiliaires
Dans l’ensemble des débats, on rencontre en moyenne 174 verbes tous les 1000 mots.
La majorité des candidats s’écarte assez peu de cette moyenne. Le minimum est de 158‰
(Jospin en 1995), le maximum 182 (F. Hollande en 2014), ce qui donne une amplitude
maximale autour de la moyenne de ±6,5%.
Cette densité indique une préférence marquée pour le verbe si l’on considère les autres
sections de la bibliothèque du français contemporain. Certes, dans le français oral, la densité
moyenne des verbes est de 192‰ (cette section de la bibliothèque comporte plus 400
entretiens et les réponses à des questions ouvertes dans quatre sondages). Mais il s’agit d’un
véritable oral spontané, ce que ne sont pas les débats politiques. D’une part, les hommes
politiques sont des professionnels de la parole, habitués à s’exprimer en public dans un
français soutenu et, d’autre part, les débatteurs ont préparé soigneusement leurs interventions
et les récitent. Elles présentent d’ailleurs les caractéristiques lexicales et syntaxiques du
français écrit (Labbé 2008).
Dans l’ensemble du discours politique, la densité des verbes est de 148‰. Par rapport à
cet étalon, les débats présidentiels comportent donc 18% de verbes en plus, ce qui ne peut être
attribué au hasard. Cette forte tension (en retenant l’hypothèse de Dubois) est-elle
caractéristique de la situation d’interlocution particulière au face-à-face ou bien est-elle propre
à tout le discours électoral ?
Pour la France, dans les discours de campagne des deux dernières élections
présidentielles, on trouve les densités moyennes suivantes : 2007 : 158‰ ; 2012 : 165‰.
On peut en tirer deux conclusions. D’une part, les discours de campagne sont, en
moyenne, plus orientés vers le verbe que le reste du discours politique (donc plus tendus selon
Dubois). D’autre part, sur ce plan, la campagne de 2012 a nettement dépassé celle de 2007.
C’est ce que confirme l’examen détaillé du tableau qui indique que le dernier débat retrouve
et même dépasse les niveaux de 1974…
Etre et avoir
Parmi les verbes la théorie de l’énonciation suggère de distinguer être et avoir
(accompli) de tous les autres.
Dans l’ensemble des débats, près d’un quart des emplois de "être" sont des auxiliaires
(suivis d’un participe passé) et 61% des emplois de "avoir". Déduction faite de ces auxiliaires,
en moyenne, chez l’ensemble des débatteurs, "être" ou "avoir" représentent plus d’un verbe
sur quatre (exactement 26,2%). Cette proportion varie de 22,1% chez Mitterrand en 1974 à
29,7% chez F. Hollande en 2012. Autrement dit, cette densité chez F. Hollande est supérieure
de plus d’un tiers à ce qu’elle était chez F. Mitterrand en 1974, écart qui ne peut être dû au
hasard.
L’interprétation de ces résultats est assez difficile car ils ne semblent corrélés avec
aucun des autres indices proposés par la théorie, en particulier la personnalisation, la
valorisation de soi ou la critique de l’autre ne sont pas liés à la densité de ces verbes
"accomplis". La situation particulière de chaque locuteur ne semble pas avoir non plus
d’incidence puisque ceux qui ont participé à plusieurs débats répètent les mêmes choix alors
qu’ils se trouvaient dans des situations bien différentes. En effet, les proportions changent
peu – d’un débat à l’autre - chez V. Giscard d’Estaing, F. Mitterrand, J. Chirac ou N. Sarkozy.
On pourrait parler d’un fait stylistique individuel, d’une préférence personnelle plus ou moins
marquée pour l’accompli. D’un côté, F. Hollande, N. Sarkozy ou J. Chirac auraient une plus
forte propension à utiliser ces deux verbes. De l’autre, des personnalités comme F. Mitterrand
ou S. Royal, ont marqué une certaine réticence envers eux ou une préférence pour les autres.
En deux mots, être et avoir sont les verbes les plus simples de la langue française. De
plus, ils permettent de poser le discours dans l’ordre des choses. Chez les candidats qui les
utilisent le plus, ce trait s’allie à des phrases assez courtes, en moyenne, et à un vocabulaire
relativement restreint. Alors que F. Mitterrand et, dans une moindre mesure S. Royal,
adoptent une expression plus soutenue, construisent des phrases plus longues et développent
un discours d’apparence plus abstraite ou plus complexe.
Modalisation
Dans son article de 1965, Benveniste proposait d’appeler "modalité" toute construction
où un premier verbe – l’auxiliaire modal - se combine avec un second verbe nécessairement à
l’infinitif. Bien que fort peu étudiées, ces constructions sont au cœur de la langue. Dans la
plupart des corpus, elles sont plus nombreuses que celles associant un auxiliaire (être ou
avoir) et un participe passé (Labbé & Labbé 2013a).
Selon Benveniste, deux verbes sont des auxiliaires modaux par nature : pouvoir et
devoir, mais la langue aurait étendu la fonction de modalisation à d’autres verbes comme
désirer, espérer, falloir, vouloir, savoir… Ajoutons deux auxiliaires fréquents dans les
débats : aller et venir pour exprimer le futur ou le passé immédiat (je vais répondre, nous
allons faire… je viens de dire, nous venons de faire, etc.
Selon Dubois, ces auxiliaires modaux "indiquent une prise en charge, une tension plus
ou moins grande du sujet en face de l’interlocuteur" (p 107). On en tire un indicateur de la
tension modalisatrice, mesurée par le poids des modalités verbales (Nm) dans le corpus ou
propension à modaliser son énoncé :
Nm
N
Cet indice est récapitulé dans la première colonne du tableau 5. Ces auxiliaires
indiquent également l’orientation de cette tension : la volonté (vouloir), l’impératif moral ou
légal (devoir), le possible (pouvoir), la nécessité (falloir), la connaissance (savoir). Le tableau
5 indique leur rang chez chaque débatteur, c’est-à-dire leur préférence relative pour l’une ou
l’autre de ces modalités.
Tableau 5. Densité des auxiliaires modaux (pour mille mots) et rang des principaux auxiliaires chez
chaque candidat
Date Candidats
1974 V. Giscard d'Estaing
F. Mitterrand
1981 V. Giscard d'Estaing
F. Mitterrand
1988 F. Mitterrand
J. Chirac
1995 J. Chirac
L. Jospin
2007 S. Royal
N. Sarkozy
2012 N. Sarkozy
F. Hollande
Moyenne
Modaux pouvoir vouloir
1
2
30,2
1
2
27,5
1
2
29,9
1
2
32,2
3
1
31,2
2
1
21,7
4
2
38,1
1
2
24,8
1
2
30,2
1
2
36,6
2
3
29,3
1
3
29,3
1
2
30,1
falloir
3
4
3
4
2
4
1
3
4
3
4
5
3
aller
4
5
5
6
4
5
3
5
3
4
1
2
4
devoir
6
3
4
3
5
3
5
4
5
5
5
4
5
Faire
5
6
6
7
6
6
6
7
6
6
6
6
6
Ces résultats sont assez comparables aux densités moyennes relevées dans les autres
corpus du discours politique français.
En premier lieu, dans les discours des campagnes présidentielles, cette densité moyenne
est de 32‰ en 2007 et de 33‰ en 2012. Chez les présidents de la Ve république cette densité
varie de 22‰ (de Gaulle) à 33‰ (Sarkozy). Il semble y avoir une augmentation assez
régulière depuis G. Pompidou (23‰) et jusqu’à Mitterrand (29‰) et J. Chirac (32‰), ce qui
serait une traduction d’une tendance plus générale à la personnalisation et à la tension
croissante dans les propos des politiques depuis 1958. Par exemple, cette moyenne et cette
tendance se retrouvent dans les déclarations de politique générale des chefs de gouvernement
depuis 1945 (moyenne : 27‰).
La tension modalisatrice semble être une particularité du discours politique français.
Elle est moindre dans les discours des chefs de gouvernement québécois (20‰) et plus encore
canadiens (16‰). Elle est également moindre dans le français oral ou dans la littérature
(Labbé & Labbé 2013a).
La majorité des débatteurs s’écartent assez peu de la moyenne mais, pour quelques-uns,
il peut exister des différences importantes. Elles sont récapitulées dans le graphique 6.
Graphique 6. Ecarts par rapport à la moyenne de la propension à modaliser chez les débatteurs
(moyenne = 100)
130
propension à modaliser
120
110
100
90
80
70
60
Ces différences ne peuvent être imputées au "style personnel" des candidats puisque le
même (J. Chirac) se situe aux deux extrêmes : sa propension à modaliser augmente de 75%
entre 1988 et 1995, comme si la défaite annoncée l’amenait à faire profil bas en 1988 et à
changer radicalement d’attitude lorsque la victoire semble ne pas pouvoir lui échapper (1995).
D’autres, comme F. Mitterrand semblent plus stables mais eux aussi modalisent plus quand la
situation leur est favorable (1981 et 1988 pour F. Mitterrand, 2007 pour N. Sarkozy).
L’orientation de la tension modalisatrice complète cet indice. Chez la plupart des
débatteurs, les modalités du possible et de la volonté sont prépondérantes. A l’opposé, chez
tous, la connaissance (savoir) est absente ou marginale. La prépondérance de la possibilité et
de la volonté connait quelques exceptions. Le débat de 1988 est dominé par la volonté (chez
F. Mitterrand comme chez J. Chirac). En 1995, J. Chirac utilise principalement "il faut" (et "il
faudra"). En 2014, N. Sarkozy a choisi de critiquer ce que va faire son adversaire qui utilise
d’ailleurs le procédé presqu’aussi intensivement (aller vient chez lui au deuxième rang des
modalités juste derrière pouvoir). L’auxiliaire "aller" est en effet une manière d’exprimer un
fait futur en lui donnant une réalité plus forte par une sorte de dilatation du présent ("il va
faire" sous-entend "immédiatement après son éventuelle élection…").
Négativité
Une construction négative signale la reprise d’un propos prêté à quelqu’un d’autre et
contre lequel le locuteur s’inscrit. Une densité importante de négations sera donc l’indice d’un
discours construit contre, c’est-à-dire à visée essentiellement polémique. Cette densité peut
être mesurée en rapportant le nombre de constructions "ne… pas" (ou "ne plus") au nombre
total de verbes. On obtient ainsi un indice de négativité ou de polémique.
Le tableau 6 rend compte de cette dimension (classement du moins polémique au plus
polémique).
Tableau 6. Densité des constructions négatives (pour 100 verbes classement par densités
croissantes)
Candidats
Mitterrand 1974
Chirac 1988
Mitterrand 1988
Mitterrand 1981
Chirac 1995
Jospin 1995
Giscard 1981
Royal 2007
Giscard 1974
Hollande 2012
Sarkozy 2012
Sarkozy 2007
Moyenne
Construction
négative (% verbes)
indice
(moyenne = 100)
indice
(Mitterrand74 = 100)
9,1
9,1
9,8
10,0
10,6
10,7
11,0
11,2
11,4
13,1
13,9
15,6
11,3
81
81
87
89
94
95
97
100
101
116
123
138
100
100
100
108
110
117
118
120
123
125
144
153
171
124
La dernière ligne indique que, en moyenne, plus d’une construction sur 10 est négative
(exactement 11, 3%). Mais les écarts autour de cette moyenne peuvent être considérables. La
palme de la sobriété revient à Mitterrand (1974) et à J. Chirac (1988). A l’opposé, les maxima
se trouvent chez N. Sarkozy face à S. Royal (2007) et F. Hollande (2012). Si l’on prend la
densité la plus faible comme base de comparaison (dernière colonne du tableau), on constate
que N. Sarkozy en utilise +71% (face à S. Royal) et +53% (face à F. Hollande) par rapport à
cette base. Il est suivi par F. Hollande (+44%) et par V. Giscard d’Estaing en 1974. La
convergence est presque parfaite avec l’indice de valorisation présenté dans la section
précédente : ceux qui sont les plus négatifs sont aussi ceux qui ont choisi de critiquer l’autre –
plutôt que de mettre en valeur leur propre candidature. C’est une constante chez N. Sarkozy,
et, face à ce dernier, c’était aussi le choix de F. Hollande en 2012. Ainsi se confirme le constat
selon lequel le débat de 2012 a été le plus "négatif" (ou le plus polémique) de tous.
Conclusion
En se retrouvant face-à-face dans un studio de télévision, les candidats à l’élection
présidentielle ont réalisé de véritables expériences de laboratoire, précieuses pour les
chercheurs, spécialement pour ceux qui étudient les langues ou la communication.
On ne pouvait passer en revue toute la richesse d’une analyse lexicométrique de ces
débats. Il s’agissait avant tout de tester certaines intuitions de la théorie de l’énonciation. De
ce point de vue, quelques indices statistiques semblent assez féconds : ils discriminent bien les
locuteurs et révèlent des choix de communication, voire des styles personnels. Ainsi, la
personnalisation plus ou moins intense du propos s’allie à la valorisation de soi ou à la
critique de l’autre pour déboucher sur deux registres opposés : l’explicatif et le polémique. La
tension verbale, la modalisation et la négativité complètent ce tableau. D’autres études seront
nécessaires pour confirmer l’intérêt de ces indices. Les grandes bibliothèques électroniques de
textes standardisés et étiquetés fourniront les grands corpus et les étalons de comparaison
indispensables pour ces études. Ce seront aussi des outils précieux pour l’étude et
l’enseignement des langues.
Enfin, pour la science politique, ce dépouillement préalable débouche sur une
conclusion intéressante. Les candidats à une élection ont un choix préliminaire à effectuer. Ils
peuvent mettre l’accent sur leurs candidatures et leurs propositions en montrant en quoi ils
apportent des solutions aux problèmes du pays. A l’inverse, ils peuvent insister sur la critique
de leurs adversaires en affirmant que ceux-ci n’ont pas l’envergure pour diriger le pays et que
la mise en œuvre de leurs programmes serait catastrophique. Tout discours électoral comporte
ces deux dimensions mais, selon que le candidat insistera sur l’une ou l’autre, la tonalité de
son propos sera très différente. Si la première voie est privilégiée, cela donne un discours
relativement peu tendu et moins personnalisé, dominé par l’explication et la défense, c’est-àdire la pédagogie ; la seconde générera un discours personnalisé et polémique. En 2007, N.
Sarkozy avait déjà fait ce choix mais S. Royal ne l’avait pas suivi. En 2012, les deux
candidats ont choisi la dominante polémique déclenchant une "spirale de la négativité",
débouchant même sur une "rhétorique de l’invective" (Labbé & Monière 2013). Ces
campagnes négatives ne sont pas propres à la France : elles sont observées depuis une
vingtaine d’années en Amérique du nord (Hansen & Al 2008 ; Monière 2012).
Remerciements
Les programmes utilisés pour cette présentation ainsi que la bibliothèque du français moderne
ont été réalisés avec l’aide de Cyril Labbé (Institut de Mathématiques Appliquées – Université
Joseph Fourrier – Grenoble)
Bibliographie
Amossy Ruth (2010). La présentation de soi, Ethos et identité verbale. Paris : PUF.
Arnold Edward (2005). Le discours de Tony Blair (1997-2004). Corpus, 4, p. 55-77.
Arnold Edward (2008). Le sens des mots chez Tony Blair (people et Europe). In Heiden Serge
et Pincemin Bénédicte (Eds). 9e Journées internationales d'analyse statistique des
données textuelles (Lyon, 12-14 mars 2008). Lyon : Presses universitaires de Lyon,
2008, volume 1, p 109-119.
Benveniste Emile (1956). La nature des pronoms. Reproduit dans Benveniste 1966, p.251257.
Benveniste Emile (1958). De la subjectivité dans le langage. Reproduit dans Benveniste 1966,
p.258-265.
Benveniste, Émile. (1965). Structure des relations d'auxiliarité. Reproduit dans Benveniste 1970, p.
177-193.
Benveniste Emile (1966 & 1970). Problèmes de linguistique générale. Paris, Gallimard (rééd.
1980).
Burger Marcel, Jacquin Jérôme & Micheli Raphaël (Eds.) (2011). La parole politique en
confrontation dans les médias. Bruxelles : De Boeck.
Charaudeau Patrick (1992a). "Faits de discours", Grammaire du sens et de l’expression, Paris,
Hachette, p. 133-155.
Charaudeau Patrick (1992b). "La modalisation et les modalités énonciatives", Grammaire du sens et
de l’expression, Paris, Hachette, p. 569-629.
Charaudeau Patrick & Maingueneau Dominique (2002) : Dictionnaire d'analyse de discours.
Paris : Seuil.
Coullomb-Gully Marlène (dir). (2009). 2007. Débats pour l’Elysée. Mots 89, mars.
Dubois (1969). "Enoncé et énonciation". Langages, 13, p 100-110.
Dupuy Pierre-Olivier & Marchand Pascal (2011). Confrontation et positionnement dans les
duels de l’entre-deux tours : une approche lexicométrique. In : Burger, Jacquin &
Micheli (Eds.), p. 129-147.
Gross Maurice (1999), "Sur la définition d’auxiliaire du verbe", Langages, 135, p 8-21.
Hansen Kasper M. & Pedersen Rasmus T. (2008). “Negative Campaigning in a Multiparty
System”. Scandinavian Political Studies. 31-4, 408-427.
Kerbrat-Orecchioni, Catherine. 1981. L'énonciation de la subjectivité dans le langage. Paris :
A. Colin (réédition 2002).
Labbé Cyril & Labbé Dominique (2013a). La modalité verbale en français contemporain. Les
hommes politiques et les autres. Banks David (ed). La modalité, le mode et le texte
spécialisé. Paris : L’Harmattan, p. 33-61.
Labbé Cyril & Labbé Dominique (2013b). Le chiffre dans le discours politique français
contemporain. V. Giscard d’Estaing et les autres présidents. Communication aux XIVe
Journées de l’ERLA. Brest : 15-16 novembre 2013.
Labbé Dominique (1981). Le débat Giscard d'Estaing-Mitterrand. Revue Française de science
politique. XXXI-5-6, Octobre-décembre 1981, p. 951-981.
Labbé Dominique (2005). Le général de Gaulle en campagne. Banks David. (ed.) Aspects
linguistiques du texte de propagande. Paris : L'Harmattan, 2005, 213-233.
Labbé Dominique (2007). Coordination et subordination en français oral. Banks David (Ed.).
La coordination et la subordination dans le texte de spécialité. Paris : L'Harmattan,
2007, p. 161-182.
Labbé Dominique & Monière Denis (2008). Des mots pour des voix : 132 discours pour
devenir président de la République française. Revue Française de Science Politique. 58,
3 (2008), p. 433-455.
Monière Denis (2012). La spirale de la négativité dans les campagnes électorales
canadiennes de 2008 et de 2011. Journée d’étude : Comment convaincre ? Analyse
scientifique de la campagne électorale 2012. Grenoble : Institut d’études politiques de
Grenoble, 9 Mars 2012.
Monière Denis & Labbé Dominique (2010). "Quelle est la spécificité des discours électoraux?
Le cas de Stephen Harper". Canadian Journal of Political Science / Revue canadienne
de science politique, 43:1, (March/ mars 2010), p. 69–86.
Labbé Dominique & Monière Denis (2013). La campagne présidentielle de 2012. Votez pour
moi ! Paris : l’Harmattan.
Annexe 1. Les six débats télévisés entre deux tours de l’élection présidentielle française
Date
10 mai 1974
V. Giscard d’Estaing
F. Mitterrand
Longueur
(mots)
10 408
8 515
5 mai 1981
V. Giscard d’Estaing
F. Mitterrand
11 906
9 640
1 442
1 425
J. Chirac
Mitterrand
9 770
9 820
1 328
1 444
2 mai 1995
J. Chirac
L. Jospin
10 337
12 248
1 430
1 580
2 mai 2007
S. Royal
N. Sarkozy
11 776
12 851
1 460
1 533
2 mai 2012
F. Hollande
N. Sarkozy
15 509
15 283
1 671
1 623
138 063
5 247
28 avril 1988
Total
Candidats
Annexe 2
Vocabulaire
(mots différents)
1 164
1 255
Bibliothèque électronique du français moderne (1er mars 2014)
Discours politique
Présidents français (1958-2012)*
Premiers ministres canadiens (1867-2012)
Premiers ministres québécois (18672012)
Premiers ministres français (1945-2012)
Campagne présidentielle (2007)
Campagne présidentielle (2012)
Débats
Littérature (XVIIe –XXe siècles)
Romans et nouvelles
Théâtre
Poésie
Correspondance
Romans policiers
Presse
Sciences
Français oral
Total
Longueur (mots)
11 529 763
3 824 965
1 098 161
2 993 823
Vocabulaire
42 885
23 602
13 514
22 458
288 526
809 384
1 773 808
138 063
10 903 628
7 952
8 091
13 652
5 247
56 192
6 202 751
2 571 497
675 187
345 542
548 682
2 939 632
774 514
2 978 122
29 674 341
48 365
15 551
18 810
11 070
17 274
58 690
18 523
18 429
99 921
Téléchargement