FORCE DYNAMIQUE DE STRUCTURATION SPATIALE ET CONFIGURATIONS DIFFERENCIEES DU TERRITOIRE DYNAMIC FORCE OF SPACE STRUCTURING AND DIFFERENT KINDS OF TERRITORIAL CONFIGURATIONS B. KHERDJEMIL Maître de Conférences Chercheur à l’Institut des Mers du Nord Dunkerque Université du Littoral Côte d’Opale Département Economie-Gestion 49/79 Place du Général de Gaulle F- 59383 DUNKERQUE CEDEX [email protected] RESUME L’objectif de ce papier est un essai de mise en relief du processus de structuration différenciée de l’espace. Deux temps analytiques sont mis en relief. D’abord, nous avons élaboré notre instrument d’analyse : la force dynamique de structuration spatiale. Ensuite, nous avons mis en œuvre cet outil conceptuel dans le champ de la dynamique spatiale afin de mettre en saillie le caractère différencié de la configuration des territoires SUMMARY The aim of this paper is to characterize the different kinds of space structuring. First, we make a theoretical effort to formalize our analytical instrument: the dynamic force of space structuring. After, we try to implement this conceptual tool in space dynamics for giving prominence to the process of differential territorial configurations. MOTS-CLES : espace économique, espace institutionnel, rationalité, cité. force dynamique de structuration, KEY-WORDS : economic space, institutional space, dynamic force of structuring, rationality, city. CLASSIFICATION JEL : K11, K12, L22, R10, R15. 1 -INTRODUCTION - L’objectif de ce papier est de tenter d’apporter un éclairage conceptuel institutionnel sur la dynamique de structuration de l’espace. Celle-ci doit être saisie dans le sens où il est question « d’expliquer les grands principes qui président à la répartition et à l’interaction des activités économiques dans l’espace géographique » (TELLIER,1985, p. XIX). Cette thématique n’étant pas nouvelle, nous souhaiterions la revisiter avec un instrument d’analyse dont les sources tissent un lien très étroit avec les apports de la théorie des conventions. Cet objectif ne peut être atteint que si l’on opère une révision profonde à l’endroit du traitement de la notion de l’espace. Selon les canons traditionnels de l’économie standard où règne la rationalité substantielle et l’information parfaite, l’espace « intervient à travers les anisotropies de coûts et les coûts de franchissement de la distance physique » (VELTZ, 1993,p.671). Dans ce type de configuration théorique, l’entreprise ne semble pas jouer un rôle déterminant dans la dynamique de régulation du système économique. On ne la perçoit qu’au travers de la seule fonction de transformation des « inputs » en « outputs ». Elle est réduite à la fonction de production Cobb-Douglas. Dans cette perspective, il est difficile de mesurer son caractère actif dans le processus de structuration spatiale. De la même manière, les autres acteurs productifs, comme les salariés, sont considérés comme de banals facteurs de production. Bien entendu, il n’est pas question de parler de syndicats. Ils sont exclus purement et simplement de l’analyse économique. A cette sensibilité méthodologique, nous souhaiterions opposer celle qui intègre les institutions dans le moteur de la dynamique économique (DUFOURT, 1993, KIRAT, 1993). On ne peut vraiment comprendre les ressorts structurants de l’espace que si l’on prend « en compte [les] dimensions nouvelles des phénomènes économiques comme les croyances, les institutions ou encore le temps… » (THISSE, WALLISER, 1988, p. 24). Avec ce type d’approche, on réintègre l’homme dans l’analyse économique, non pas en tant que variable réifiée et quantitative, mais en tant que produit de l’histoire et producteur de celle-ci. C’est sous l’angle de la rationalité limitée, bornée, procédurale (SIMON, 1957) que s’exerce sa dynamique d’action dans le processus de la construction de l’espace. Il participe ainsi fortement au processus d’institutionnalisation de ce dernier. A partir de ces postulats, nous allons essayer, tout d’abord, dans une première période, de forger les éléments identitaires de notre instrument d’analyse : la force dynamique de structuration spatiale. Ensuite, dans une seconde phase, nous la mettrons à l’épreuve dans des espaces différenciés afin de souligner la forme bureaucratique de structuration. Enfin, dans un troisième temps, nous l’expérimenterons dans des contextes qui lui permettront d’affirmer sa capacité à rendre compte des formes variées de structuration conventionnelle de l’espace. 2 -IIDENTIFICATION DES COMPOSANTES DE LA FORCE DYNAMIQUE DE L’ESPACE INSTITUTIONNEL Avant de rendre compte, sous un aspect formalisé, de la force dynamique de structuration spatiale, il importe, d’abord, d’examiner les relations que les acteurs entretiennent dans le système organisationnel de la production, et, ensuite, de pointer du doigt les logiques différentielles de leurs actions (BOLTANSKI, THEVENOT, 2000) 1.1. La nature des relations productives entre les acteurs et les différentes formes sociétales Les acteurs-productifs (A), insérés dans le champ économique structurant, vont être identifiés au travers des rapports qu’ils entretiennent dans le procès de production. On peut les caractériser par trois types de relation : - la relation de propriété renvoie à l’aspect juridique à l’endroit de l’outil de travail (T); - la relation de détention exprime la possibilité, pour les acteurs, d’avoir la garde minimale de l’outil de travail. On peut ne pas en être propriétaire, juridiquement parlant, mais on peut s'en occuper comme s’il nous appartient; - la relation d’appropriation porte sur le degré de maîtrise de l’outil de travail par les acteurs. Ces différentes relations sont à rapprocher, dans le principe, des transactions de Commons(1935). Néanmoins s’en distinguent-elles par le fait qu’elles se nouent beaucoup plus au niveau de la production que de l’échange. De ce fait, par le type de règles et de normes véhiculées, elles vont personnaliser et structurer d’une manière singulière le champ dans lequel elles s’inscrivent. Sur le plan méthodologique, elles constituent une partie des composantes d’une grille de lecture capable de rendre compte des structurations différentielles de l’espace. Les rationalités spécifiques des sociétés traditionnelle et moderne peuvent notamment être repérées au travers des spécificités relationnelles de leurs acteurs impliqués dans un processus de production. Cependant ces relations, en soi, ne suffisent-elles pas pour cerner en profondeur la force dynamique de structuration spatiale. Il faut également tenir compte des logiques différentielles des actions des acteurs. 1.2. Identification des logiques différentielles des actions des acteurs Les actions des acteurs n’obéissent pas toutes à une même logique. Elles sont mues par des rationalités spécifiques. Nous pouvons reprendre à notre compte la typologie de l’action humaine établie par Boltanski et Thévenot (2000). D’autres que nous ont pu s’alimenter auprès de ces auteurs pour analyser le développement dans les sociétés subsahariennes (FAVERAU, 1995) ou pour établir « grille de correspondance mettant face à face les six mondes [cités] (…) avec les territorialités qui leur correspondent » (CREVOISIER et GIGON 2000) . Dans la grille de pensée de Boltanski et Thévenot, les actions humaines peuvent être mises en mouvement par six types de logique : -le premier relève de l’esprit de la «cité domestique». Là, les individus agissent en conformité scrupuleuse avec les règles, normes et valeurs du groupe auquel ils appartiennent. Ces valeurs référentielles sont portées par la tradition, l’habitude. Les gens « agissent avec naturel parce qu’ils sont mus par des habitudes ». Celles-ci « prises de bonne heure [ne sont] jamais une contrainte et [deviennent] rapidement un comportement naturel » (BOLTANSKI, THEVENOT, 2000, P.210). 3 -le second traite de la «cité industrielle.» Là, l’action « repose sur l’efficacité des êtres, leur performance, leur productivité, leur capacité à assurer une fonction normale, à répondre utilement aux besoins » (BOLTANSKI, THEVENOT,2000, P.254) ; -le troisième porte sur la « cité marchande» où « les actions sont mues par les désirs des individus, qui les poussent à posséder les mêmes objets, des biens rares dont la propriété est aliénable » (BOLTANSKI, THEVENOT, 2000, P. 244) ; -le quatrième s’inscrit dans la «cité du renom.» Là, c’est le côté narcissique de l’homme qui est mis en avant. Le prestige et la domination symbolique sont les références majeures de cette « cité ». « Les personnes sont toutes susceptibles d’accéder à [l’état de grandeur] parce qu’elles ont en commun d’être mues par l’amour-propre. C’est l’amour-propre qui fait leur dignité d’êtres humains. Elles ont un même désir d’être reconnues, la passion d’être considérées » (BOLTANSKI, THEVENOT, 2000, P. 224). -le cinquième traite de la «cité civique.» Là, c’est le principe de l’intérêt général qui prédomine. « Les actions des gens sont pertinentes lorsque, participant d’un mouvement social, elles participent d’une action collective qui donne sens aux conduites des individus et les justifie… » (BOLTANSKI, THEVENOT, 2000, P. 231, 232) ; -enfin, le sixième type de logique s’enracine dans la «cité inspirée.» Là, l’action humaine n’est pas régie par « les mesures, les règles, l’argent, la hiérarchie, les lois » (BOLTANSKI, THEVENOT, 2000, P. 200). Sa légitimité se forge dans les profondeurs de l’intériorité des êtres où « la passion qui les anime leur procure , indissociablement, le désir de créer, que l’inspiration a réveillé en eux, l’inquiétude ou le doute, l’amour pour l’objet poursuivi et la souffrance » (BOLTANSKI, THEVENOT, 2000, P. 201). Ces différentes rationalités spécifiques de l’action humaine, conjuguées à la structure relationnelle des acteurs insérés dans le procès de production, constituent l’essence de la force dynamique de structuration spatiale que nous allons tenter de formaliser* (1) 1.3. Présentation formelle de la force dynamique de structuration spatiale Les forces structurantes du champ économique empruntent à la fois aux théories traditionnelles de la localisation et aux logiques différentielles des acteurs en présence. 1.3..1. L’approche traditionnelle de la localisation et l’aspect objectif de la force dynamique de structuration Si l’on s’arrête aux présentations traditionnelles de la structuration de l’espace, on peut, avec Luc-Normand TELLIER (1985, p.6), mettre, en avant, la fonction suivante de la dynamique de localisation des entreprises: L(x) = L[(F1(x)…Fj(x)….Fm(x), G(x, y1)…G(x,yk)…G(x,yn)] où : * F(x) renvoie « aux propriétés absolues du point x » (TELLIER, 1985, P. 6) lorsque l’on considère les facteurs de localisation 1,j,m, ces derniers pouvant être « le loyer, le coût de terrain, les taxes foncières, le zonage, [les ressources], etc) » (TELLIER, 1985, p.6) ; G(x,y) est une fonction qui traduit la distance, la « position relative du point x par rapport à certains autres points de l’espace » (TELLIER, 1985, p.6). Cette fonction permet d’examiner Les chiffres entre parenthèses renvoient aux notes en fin d’article. 4 « les phénomènes d’attraction et de répulsion par rapport à certaines activités » (TELLIER, 1985, p.7). Ce type de fonction garde son actualité et son éclairage peut nous aider à comprendre la complexité de la structuration spatiale. Cependant, il nous semble qu’elle ne nous rend pas compte du caractère vivant et différencié des mécanismes structurant l’espace. C’est pourquoi nous nous proposons de prolonger cette approche traditionnelle de la fonction de localisation en lui greffant cette notion de force dynamique de structuration spatiale que nous allons caractériser. 1.3..2. L’approche dynamique de l’espace et l’aspect subjectif de la force de structuration spatiale Pour notre part, la force dynamique de structuration spatiale mobilise deux blocs de fonctions : - Le premier a trait aux éléments de la fonction traditionnelle de localisation (L(x)). Il s’agit, là, de l’aspect objectif de la force de l’espace institutionnel dont l’expression s’affirme par des données quantitatives liées aux différents facteurs de localisation ; - Le second porte sur les différentes rationalités (R), évoquées plus haut, des acteurs en présence (A) insérés dans des systèmes productifs et d’échange aux technologies (T) en perpétuelle mutation. Il est question, ici, du caractère subjectif de la force spatiale de structuration dont l’essence renvoie aux différentes stratégies historiques des acteurs. On peut l’exprimer ainsi : H(x) = H(A, R, T) Ces deux aspects objectif et subjectif de la force dynamique structurante de l’espace institutionnel peuvent être ramassés par la fonction suivante : F(x) = F[ L(x), H(x)] F(x) = F{ [(F1(x)…Fj(x)….Fm(x), G(x, y1)…G(x,yk)…G(x,yn], H (A,R,T) } Au total, si l’on veut rendre compte de la complexité de la structuration spatiale dont la problématique n’est pas nouvelle (LAJUGIE, DELFAUD, LACOUR, 1979) il faudra étudier les composantes de la fonction de l’espace institutionnel dans leur singularité et dans le réseau de leurs interrelations. C’est, là, une tâche bien ardue, mais possible. L’aspect objectif de la fonction de localisation ayant, déjà, fait la cible d’analyses fort pénétrantes, nous allons, quant à nous, nous intéresser uniquement à celui subjectif de la fonction qui met en jeu les logiques d’actions des acteurs dans un environnement technologique en évolution incessante. Nous allons, donc, grâce à la fonction - H(x) = H(A,R,T) – tenter, non pas de faire l’histoire de la structuration spatiale, mais de pointer du doigt, au travers de quelques cas, la manière dont le mécanisme de la force dynamique de l’espace institutionnel se met en œuvre au cours du processus de la localisation des entreprises. A cet effet, nous pouvons mettre en relief deux types de structuration de l’espace : bureaucratique et conventionnel. 5 -IILA FORCE DYNAMIQUE DE L’ESPACE INSTITUTIONNEL STRUCTURATION BUREAUCRATIQUE DE L’ESPACE ET LA Les pays du « Tiers-Monde » et les pays industrialisés à économie de marché ont, certes, des configurations spatiales régulées par des logiques systémiques différentes. Mais ils partagent, dans certains champs de la praxis sociale, le même processus de structuration avec, néanmoins, des conséquences fort différentes à l’endroit de la dynamique spatiale. On aura affaire soit à des économies du chaos, soit à des économies régulées. 2.1. La structuration de l’espace dans les pays du « Tiers-Monde » chaos et l’économie du D’une manière générale, dans les économies du « Tiers-Monde », la caractérisation des acteurs de la force dynamique de l’espace institutionnel peut emprunter au schéma suivant : - d’un côté, il y a l’acteur-Etat (AE) qui a l’initiative économique du fait de son statut de propriétaire de la plupart des moyens de production; - de l’autre, on a tout le reste des acteurs -les acteurs-productifs- dont les logiques d’action sont fort contrastées. Certaines relèvent de la rationalité spécifique de la « cité domestique». D’autres s’inscrivent plutôt dans celle de la «cité industrielle» embryonnaire, souvent héritée de la colonisation et que l’Etat tient à développer. A partir de ces données, la dynamique de la structuration de l’espace va pouvoir se mettre en oeuvre. L’acteur-Etat va imposer sa rationalité spécifique de développement. L’espace physique va être violenté en se voyant imposé, d’une manière administrative, des unités industrielles clé en main voire même produit en main comme cela fut le cas dans les années 70 avec le processus de l’industrialisation en Algérie. Nous avons, là, un processus de structuration bureaucratique de l’espace dont la maturation des ressorts va faire exploser la dynamique sociétale et la plonger dans le chaos. Une société chaotique n’est pas le résultat d’une génération spontanée. Dans le cas présent, quelques points de repère sont nécessaires à sa compréhension: - tout d’abord, il faut bien se rendre compte que la technologie n’est pas un stock de matières physiques, mais qu’elle est le lieu où s’objectivent les composantes plurielles de la civilisation; - ensuite, cette hypothèse étant admise, le succès de la transplantation d’une technologie, issue d’un espace donné, dans un autre espace dépend du degré de convergence des caractéristiques civilisationnelles de ces espaces ; - enfin lorsque ces dernières sont assez similaires, l’appropriation, par les acteurs locaux, de la technologie transplantée se fera avec moins de difficultés. Par contre, si l’écart entre elles est important, une structuration spatiale par un transfert mécanique de la technologie débouchera sur la déstructuration de l’espace. 6 Ces repères nous permettent de nous rendre compte que dans la plupart des pays du «Tiers-Monde», l’acteur-Etat, au lieu de rechercher une régulation équilibrée entre la «cité industrielle» et la «cité domestique», développe, au contraire, une dynamique de phagocytose de celle-ci. Au total, on aboutit à une situation où se développe une double déstructuration de l’espace. En effet, d’abord, au sein de la «cité industrielle», les acteurs insérés dans le procès de production ne vont pas pouvoir structurer l’espace dans le sens de sa construction pour une double raison. La première a trait au fait qu’ils n’ont pas la capacité de s’approprier la technologie (T) mise en oeuvre parce que celle-ci porte une identité civilisationnelle étrangère aux normes et valeurs qui les caractérisent; La seconde raison est liée au fait qu’ils n’ont aucune emprise sur la «cité civique». Ils n’ont aucun contrôle sur l’évolution de leur statut. Là aussi, la gestion de leur carrière est normalisée par un processus bureaucratique. Pour cette double raison, dans la «cité industrielle» , l’acteur-productif va se voir mis hors-champ. On assiste alors à une sorte de réification de sa dynamique. Les taux d’utilisation des capacités de production des entreprises greffées dans cet espace sont très faibles. En définitive, l’espace se structure sur la base d’une logique qui lui est totalement extérieure. Là, il est considéré uniquement dans son aspect physique . Il est perçu comme lieu à la disponibilité de l’acteur-Etat. Il est nié dans son histoire et identité personnelles. C’est un espace instrumentalisé. C’est l’espace-outil. Les ressorts innovateurs qui lui sont consubstantiels sont brisés par la dynamique de la bureaucratisation. Sa structuration aux forceps va constituer le processus de sa propre déstructuration. Ensuite, on rencontre également ce phénomène au sein de la «cité domestique». Là, dans sa logique d’action, l’acteur-Etat ne tient pas compte de la rationalité spécifique immanente à cet espace domestique où l’organisation du travail se développe beaucoup plus selon la logique rationnelle de l’homo sociologicus que celle de l’homo oeconomicus. Par sa stratégie de développement par le haut, il va restructurer l’espace au prix de la dépersonnalisation de la «cité domestique». En gérant celle-ci d’une manière administrative et autoritaire, l’acteur-Etat anéantit les forces endogènes d’une dynamique contextuelle de développement. Là aussi, les forces locales d’innovation se trouvent court-circuitées par la manière administrative et bureaucratique dont l’espace domestique est géré. A ce niveau d’analyse, nous voyons bien comment les composantes de la force dynamique de l’espace institutionnel Fs = F(A,L,T) se mettent en oeuvre dans la structuration de l’espace dans les pays du «Tiers-Monde». Le champ politique de la praxis sociale est hégémonique. L’acteur-Etat (AE) va façonner les « cités » industrielle et domestique selon les normes et valeurs qui l’ont construit. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, celles-ci ne sont pas celles de sa propre civilisation. Elles correspondent davantage à celles cristallisées dans la technologie (T) importée. Elles s’opposent à celles qui président aux logiques d’action (L) des acteurs insérés (AI) dans les procès de production des différentes « cités». En somme, les caractéristiques différentielles et antagoniques des identités de ces acteurs vont être l’entrée cognitive permettant de comprendre l’essence du processus de structuration spatiale. En d’autres termes, c’est précisément cette contextualisation des acteurs qui va nous permettre de comprendre le cheminement progressif de la déstructuration chaotique de l’espace bureaucratisé. 7 L’expression passive et docile du comportement des acteurs insérés (AI) dans le système productif va, avec le temps, se modifier. Elle s’affirme, d’une manière violente et chaotique, lorsque, d’une part, l’écart s’aggrave entre les valeurs technologiques et les valeurs cérémoniales (AYRES, 1944, MEHIER, 1995) de ces acteurs et que, d’autre part, la tension devient paroxystique entre ces derniers dominés et vassalisés et l’acteur-Etat (AE) hégémonique. . D’aucuns interpréteront cette explosion chaotique de la dynamique sociétale comme la manifestation de forces impénétrables par les instruments cognitifs dont disposent l’Homme. En d’autres termes, le chaos relèverait de l’irrationnel. Nous ne partageons pas ce point de vue. Il n’est pas question, ici, de faire une étude approfondie sur les liens qui se développent entre la rationalité et l’irrationalité en économie (GODELIER, 1983). Seulement, nous tenons à souligner que la déstructuration d’une manière violente et chaotique de l’espace bureaucratisé n’est rien d’autre que la traduction du passage à l’acte de la composante-acteur productif (AI) restée passive pendant longtemps. En réalité, pendant cette période de docilité et compte tenu des modalités de structuration de l’espace, l’acteur productif conscientise et identifie les éléments qui le dépersonnalisent et l’acculturent. Il se reconstruit une identité par une densité de rationalisation intérieure. En fin de parcours, on a une force dynamique de structuration de l’espace institutionnel– Fs = F(A, L, T) – renouvelée, revivifiée et prête à entrer en action. Celle-ci ne peut être que violente compte tenu des frustrations des acteurs productifs et de leur enjeu identitaire. Au total, la violence chaotique induite par une structuration bureaucratisée de l’espace peut être comprise, non pas comme le produit de l’incompréhensible, de l’irrationnel, mais comme la manifestation différentielle de la rationalité reconstruite et renforcée des acteurs productifs. Néanmoins convient-il de préciser qu’une structuration bureaucratisée de l’espace ne débouche pas, forcément, sur une déstructuration spatiale violente et chaotique. Celle-ci peut être contenue et canalisée par des forces de régulation lorsqu’elles existent. C’est notamment le cas de la dynamique de l’absorption des investissements publics par des espaces des pays développés à économie de marché. 2.2. La bureaucratisation de l’espace dans les pays développés à économie de marché et les forces de régulation L’objectif que nous poursuivons, ici, est de montrer que la force dynamique de l’espace institutionnel est en mesure de nous rendre compte de la manière dont les investissements publics se trouvent orientés dans tel ou tel espace. A cet effet, nous allons, d’abord, spécifier la substance de ses composantes investies dans le champ politique et, ensuite, les mettre en œuvre afin de rendre compte des modalités de structuration de l’espace. 2.2.1. La forme spécifique des composantes de la force dynamique de l’espace institutionnel investies dans le champ politique Reprenons la fonction de la force dynamique de l’espace institutionnel Fs = F(A, L, T). Investie dans le champ politique de la praxis sociale, cette force va voir ses composantes génériques s’exprimer selon les données contextuelles de l’espace où elles sont amenées à évoluer. Leurs formes de manifestation seront différentes de celles prises précédemment dans le champ économique. Les composantes (A, L, T) se personnifient dans le champ politique de la manière suivante : - A représente les différents acteurs du champ politique. Ils sont de trois types : les électeurs (A1), les hommes politiques élus (A2) et les bureaucrates ou les technocrates (A3) 8 - L exprime les logiques d’action des différents acteurs. Les intérêts personnels des différents acteurs ainsi que la recherche du prestige, portés respectivement par la «cité civique » et par la « cité de renom » , substantifient les rationalités spécifiques des différents acteurs. - T porte sur les investissements publics dont la forme technologique est l’une de leurs manifestations. L’identité spécifique de la force dynamique de l’espace institutionnel étant précisée, essayons de voir comment elle se manifeste sur le marché politique. 2.2.2. La mise en œuvre de la force dynamique de l’espace institutionnel dans le champ politique Sur le marché politique, chaque type d’acteurs va se comporter selon la logique de l’homo oeconomicus. C’est la logique de l’intérêt personnel qui va être au centre de l’action des acteurs. Ce qu’il faut souligner, c’est que les intérêts des uns dépendent de ceux des autres. La thèse d’Adam Smith de la congruence des intérêts individuel et collectif est, dans une certaine mesure, vérifiée ici. En effet, les acteurs-électeurs (A1) d’un territoire ont intérêt à élire des hommes politiques capables de faire orienter vers leurs territoires des investissements publics (T) dont ils ont besoin. Par ailleurs, les hommes politiques (A2) ont intérêt à répondre à la demande des électeurs s’ils veulent être réélus. Par conséquent, ils vont jouer de l’influence auprès des bureaucrates et technocrates (A3). Ces derniers auront alors tendance à favoriser les groupes de pression politiques aux avantages comparatifs offerts les plus intéressants. Au total, l’implantation des investissements publics dans un espace donné apparaît comme étant le résultat d’un marchandage entre les différents acteurs dont les intérêts sont intimement liés. Faisons remarquer, au passage, que ce résultat s’apparente à celui auquel a abouti James Buchanan (1962) lorsqu’il a étudié cette question des investissements publics. Sa perspective analytique diffère de la nôtre dans la mesure où son centre d’intérêt porte sur la mise en relief de l’illusion démocratique dans le choix des investissements publics afin de rejeter toute intervention de l’Etat dans l’économie. Il y a là une posture idéologique que notre préoccupation analytique centrée, fondamentalement, sur le processus de structuration spatiale nous évite d’adopter. Néanmoins nous reste-t-il à expliquer pourquoi cette structuration spatiale bureaucratique dans les pays industrialisés à économie de marché ne débouche pas forcément sur l’économie du chaos. Cet évitement du chaos peut s’expliquer par deux éléments : Le premier nous montre qu’il n’y a pas de crise identitaire cruciale du procès de production dans les pays développés à économie de marché. Certes, il y a une crise de mutation du système productif. Mais elle est endogène. Elle se fait dans le cadre de la dynamique des normes et valeurs de la même civilisation. Ce qui n’est pas le cas des pays du « Tiers-Monde » où les « valeurs cérémoniales » sont souvent en contradiction avec les « valeurs technologiques ». Par conséquent, la structuration bureaucratique de l’espace, induite par la dynamique des investissements publics, s’apparente plus, ici, à un problème d’allocation des ressources qu’à celui de l’identité spatiale. Dans ces conditions, on n’aura pas de situation chaotique. Bien au contraire, si le tissu spatial, récepteur des ressources publiques, est doté, à la fois, d’une « logique interactive » assez dense entre les acteurs locaux et d’une « dynamique d’apprentissage » (MAILLAT 1995 ; CAMAGNI, MAILLAT, 2006 ) assez forte entre ces derniers, on pourra plutôt assister à l’émergence d’un territoire innovateur. 9 Le second élément explicatif de cet évitement d’une structuration spatiale chaotique est lié au fait qu’à côté de l’acteur-Etat, comme investisseur public, se trouvent des acteurs privés qui participent à la structuration de l’espace selon une logique spécifique. En somme, on assiste à une sorte de régulation du système spatial, dans sa globalité, par des forces spécifiques publiques et privées qui éclairent et balisent les champs d’intervention des uns et des autres. Ce qui n’est pas le cas de l’ex-U.R.S.S., des ex-pays socialistes de l’Europe de l’Est et de la plupart des pays du « Tiers-Monde » où la bureaucratisation de l’espace, quasi totale, finit par déboucher sur une situation qui confine, souvent, au chaos. A ce niveau d’analyse, nous constatons que la force dynamique de l’espace institutionnel - Fs = (A, L, T) - possède une certaine force de frappe épistémique dans l’explication d’un phénomène. La puissance de cette force peut être repérée au travers de la constance de ses composantes (A, L, T) et de leurs formes différentielles de manifestation. Avec le même outil conceptuel, nous avons tenté de rendre compte de la dynamique différentielle de la spatialisation bureaucratique de l’espace. Selon le type de logique systémique investi, la force dynamique de l’espace institutionnel permet d’aboutir, soit à une structuration bureaucratique et chaotique de l’espace, soit à une structuration bureaucratique et, éventuellement, innovatrice de l’espace. Comment la structuration de l’espace se fait-elle si elle ne relève pas d’une logique bureaucratique? Comment la force dynamique de l’espace institutionnel se comporte-t-elle si l’on a affaire à une logique systémique de marché? -IIILA FORCE DYNAMIQUE DE L’ESPACE INSTITUTIONNEL ET LA STRUCTURATION CONVENTIONNELLE DE L’ESPACE Là aussi, nous allons partir de la force dynamique de l’espace institutionnel : Fs = F(A, L, T) Repérons, d’abord, sa substance dans l’atmosphère de l’économie de marché avant d’examiner le mécanisme de sa mise en oeuvre. 3.1. Identification de la substance des composantes de la force dynamique institutionnel dans une logique systémique d’économie de marché de l’espace Investissons cette force dans le champ économique de la praxis sociale des pays développés à économie de marché. L’identification de ses composantes s’affirme de la manière suivante : - les acteurs A comprennent les acteurs A1 de la technostructure de l’entreprise et ceux A2 de la zérostructure (GALBRAITH, 1968); - les logiques d’action L des acteurs s’inscrivent dans des « cités » aux valeurs antagoniques : les acteurs de la technostructure sont mûs par le principe d’efficacité de la « cité industrielle»; par contre, ceux de la zérostructure rationalisent leur action par les principes de légitimité des la «cité civique» et de la « cité marchande » qui met en avant leurs propres intérêts en tant que salariés. - Les moyens de production, incarnés par un vecteur technologique T, vont alors être mis en oeuvre dans une atmosphère conflictuelle des logiques d’action. L’identité substantielle de la force dynamique de l’espace institutionnel étant précisée, essayons de voir comment les ressorts de son mécanisme sont mis en oeuvre. 10 3.2. La force dynamique de structuration spatiale en action dans la dynamique de l’économie de marché. Nous allons tenter de pointer du doigt la double capacité de la force dynamique de l’espace institutionnel à rendre compte et de la gestion du conflit et du processus de la structuration différentielle des territoires. 3.2.1. La force dynamique de structuration spatiale et la dynamique du conflit Sur le plan du conflit, il faut, tout d’abord, faire remarquer que son existence est due aux logiques d’action (L) antagoniques des «cités» industrielle et civique. Avec Marx, on dira que les intérêts des capitalistes (A1) et des ouvriers (A2) ne s’inscrivent pas dans le même sillon. La lutte des classes est inévitable. Ensuite, il faut souligner que l’intensité de cette lutte est variable dans le temps. Le 19ème siècle fut caractérisé par une dynamique économique où les acteurs furent en situation de tension si forte et quasi permanente que Marx, au travers de son analyse du système capitaliste, en vint à établir comme loi historique la disparition de ce dernier. Les 20ème et 21ème siècles sont plutôt contrastés. Le conflit fut important au début du premier et pendant la période des trente glorieuses (WILLARD, T.1, 1995). Il est plus contenu à notre époque (WILLARD, T.2, 1995). La mise en perspective de ces périodes n’est pas gratuite. Nous voulons mettre l’accent sur le caractère différentiel de l’intensité du conflit dans le mouvement de l’histoire rythmée par les formes variées des composantes invariantes (A, L, T) structurant la force dynamique de l’espace institutionnel. En d’autres termes, la source causale est un invariant. Ce sont ses formes qui se métamorphosent en fonction de l’espace et du temps. Si le conflit entre les acteurs semble moins féroce à notre époque, il importe de s’interroger sur les facteurs explicatifs de sa domestication tendancielle. Là aussi, c’est vers les composantes de la force dynamique de l’espace institutionnel qu’il faut se tourner pour tenter de comprendre la dynamique de dissolution des tensions entre les acteurs. Si nous nous arrêtons uniquement à la mise en relation mécanique des « cités » industrielle et civique et que l’on reste fondamentalement polarisé sur l’aspect antagonique des rationalités spécifiques (L) des différents acteurs (A1 et A2), on ne peut percevoir que le renforcement de la cristallisation des contradictions, avec à l’arrivée, leur dénouement sous forme de conflit. Si, au contraire, nous intégrons le caractère complexe de la dynamique interactive des acteurs, liée en partie au processus de socialisation, nous pourrons mieux comprendre que les acteurs finiront par trouver des compromis de manière à établir un équilibre relationnel où les intérêts des uns et des autres se trouvent confortés. En d’autres termes, tout se passe comme si les rationalités spécifiques des cités industrielle et marchande, portées par l’homo oeconomicus, lâchent du lest au profit de la cité civique. Il y a une sorte de suractivation de la « cité civique », lieu de gestion des appétits des différents acteurs sous la houlette privilégiée de l’intérêt collectif. En fait, la force dynamique de l’espace institutionnel fonctionne, ici, selon une logique de la dynamique des conventions. Celle-ci « permet de coordonner des intérêts contradictoires qui relèvent de logiques opposées, mais qui ont besoin d’être ensemble pour pouvoir être satisfaits » (SALAIS, 1989). Nous venons de voir que la force dynamique de l’espace institutionnel est en mesure de rendre compte, non seulement, de la genèse du conflit, mais également de sa gestion. Qu’en est-il de sa capacité de structuration de l’espace dans le cadre de la dynamique de l’économie de marché? 11 3.2.2. La force dynamique et la structuration de l’espace dans la dynamique de l’économie de marché Partons de la force dynamique de l’individualisme institutionnel Fs=F(A,L,T). Essayons de la mettre en oeuvre dans deux cadres temporels correspondant à deux dynamiques différentielles du capitalisme : - le premier a trait à la période des trente glorieuses pendant laquelle la dynamique tayloro-fordienne de l’organisation du travail connut son apogée; - le second s’inscrit dans la dynamique de mutation de ce système organisationnel du travail à partir des années 80. 3.2.2.1.La force dynamique et la structuration de l’espace pendant les trente glorieuses La force dynamique de structuration spatiale va nous permettre de comprendre la structuration de l’espace au travers des logiques d’action (L) de l’acteur-entreprise (A1)et de l’acteur-Etat (A2). Avant de caractériser cette dynamique de structuration, disons un mot sur l’atmosphère de cette période dans laquelle baignent les protagonistes. Il faut, surtout, avoir à l’esprit le contexte économique de l’après-guerre où tout est à construire. On est dans une logique d’économie du développement. L’objectif s’articule autour de la production et de la consommation de masse. Nous verrons, plus loin, que, dans les années quatre-vingt, la logique des ressorts évolutifs du système diffère. Ce qui implique une forme différentielle de structuration de l’espace. Occupons-nous, pour l’instant, de pointer du doigt les logiques d’action de l’entreprise et de l’Etat pendant la période des trente glorieuses. Mû par cette perspective de la construction et de la reconstruction de l’espace, l’acteur-entreprise (A1), conformément au principe d’efficacité de la «cité industrielle», va s’installer dans des régions qu’il estime rentables. Celles-ci, par les avantages offerts en ressources naturelles et humaines, vont déclencher une dynamique de polarisation (PERROUX, 1955, PENOUIL, 1983). On aura ainsi un espace géographique qui, par un processus centripète des facteurs de production, va se muer en espace économique. Faisons remarquer, au passage, que nous n’utilisons pas, pour l’instant, l’expression de territoire innovateur. Nous en donnerons les raisons plus loin. Cet espace polarisé va constituer le noyau à partir duquel pourrait se déclencher une dynamique économique de diffusion de la croissance en amont, en aval et transversalement. On a là, une structuration de l’espace qui s’élabore selon la logique «des industries industrialisantes» (DESTANNE DE BERNIS, 1968). Ce type de dynamique spatiale débouche sur une hiérarchisation du territoire s’exprimant au travers d’un «centre» et d’une «périphérie». Ce qu’il faut faire remarquer, c’est que la mise en oeuvre d’un tel schéma de structuration spatiale n’est pas automatique. Tous les espaces ne sont pas polarisables. Et tous les espaces polarisés n’induisent pas un processus de diffusion. C’est à ce niveau d’analyse qu’il est intéressant d’examiner la logique d’action de l’acteur-Etat (A2). Ce dernier va puiser la source inspiratrice de son action dans la «cité civique». C’est le principe de l’intérêt général, sous-tendu par le souci de l’équilibre régional, qui va présider à son action de régulation spatiale. 12 Celle-ci peut être repérée à un double niveau : D’abord, au niveau de l’espace naturellement polarisable, l’Etat va mener des actions pour assurer la propagation des externalités positives induites par la polarisation. Par exemple, par des mesures appropriées telles que les programmes de formation, il va s’agir de rendre perméables, au processus de diffusion, les espaces imprégnés de la logique d’action de la «cité domestique». Donc, l’objectif est, pour l’Etat, de neutraliser «les effets locaux de structure». Ensuite, au niveau de l’espace non polarisable par manque de ressources naturelles, l’Etat va se montrer très actif par la mise en place d’une politique d’aménagement du territoire. Il favorise également, dans l’espace, la greffe de technopôles (GACHELIN, 1977). Mais la greffe ne prend pas toujours. «Un pôle potentiel dans un milieu inerte ne polarise rien» (PENOUIL, 1977). Là aussi, l’émergence d’un espace économique ayant la qualité d’un territoire innovateur n’est pas garantie. Nous retrouvons, là, une question déjà rencontrée, plus haut, et dont la réponse était délibérément laissée en suspens. Si nous devons y répondre, nous mettrons l’accent sur un principe normatif sur le plan méthodologique. L’aspect innovateur d’un territoire ne peut être compris que si nous avons un regard sur l’espace autre que celui qui le considère comme un réceptacle passif, structurable à sa guise, par une injection mécanique d’investissements. A partir des années 80, cette notion de territoire innovateur va se forger progressivement une identité et s’affirmer, de nos jours, comme un processus de structuration spatiale au travers duquel pourraient être régulées les forces antinomiques de la globalisation. Avant de passer à l’examen de cette structuration spécifique de l’espace, à partir des années 80, insistons sur le fait que la force dynamique de l’espace institutionnel, par ses seules composantes (A, L, T), a pu nous rendre compte de la dynamique générale qui a présidé aux processus différentiels de passage de l’espace géographique à celui économique durant les Trente Glorieuses. Notons que, dans cette phase de structuration spatiale, la technologie (T) est prise comme une donnée. On comprend alors mieux son rôle « passif ». Il en sera autrement dans la période suivante. 3.2.2.2.La force dynamique et la structuration de l’espace à partir des années 80. Les années 80 illustrent une atmosphère fort différente de celle des trente glorieuses. On n’est pas dans une logique de développement, mais dans celle de la compétition pour la compétition. Les mots-clés sont notamment compétitivité, parts de marché, flexibilité, mondialisation et globalisation. Voyons comment les composantes (A, L, T) de la force dynamique de l’espace institutionnel rendent compte de la structuration de l’espace dans le cadre de cette atmosphère. La composante technologique (T) va jouer un rôle important dans la dynamique évolutive du système. Tiré par la logique de l’efficacité, l’acteur-entreprise (A1) va optimiser ses objectifs grâce à une logique d’action (L) dont la rationalité spécifique est, non seulement, nourrie par la «cité industrielle», mais également par la «cité inspirée». Celle-ci, lieu de la recherche et de l’innovation, est intensément sollicitée par l’entreprise pour assurer son maintien dans la course économique. Ce ne sont pas les ressources naturelles qui vont déterminer, en dernier ressort, le lieu d’implantation de l’entreprise. Mais, ce sont plutôt les ressources spécifiques, celles immatérielles, «le savoir codifié» (BELL, 1973). La densité des compétences humaines et l’innovation vont présider, de plus en plus, à la structuration de l’espace. Nous avons, là, des «facteurs évolutifs» (MISTRAL,1995) qui rendent, par conséquent, la structuration spatiale évolutive et flexible. Les localisations et délocalisations observées, au sein même 13 des pays industrialisés, peuvent être lues, en partie, au travers de cette dynamique des avantages comparatifs en termes de ressources spécifiques. C’est cette dynamique instable de la structuration de l’espace, induite par la rationalité mondiale spécifique, qui va conférer à l’acteur-Etat (A2) un statut singulier à sa propre rationalité spécifique. Celleci va prendre corps au travers d’une forme nouvelle du rôle de l’Etat. Les contraintes de l’économie mondialisée (REICH, 1993) et globalisée vont le pousser à mettre en avant une stratégie d’attractivité (MICHALET, 1993) des investissements. L’objectif est de faire, en sorte, que l’espace national soit un producteur important de la valeur ajoutée mondiale. Il faut donc que l’Etat, par des programmes de formation et de recherche, irrigue l’espace national afin que celui-ci réunisse les conditions objectives de la polarisation. Ce type de stratégie n’est pas à la portée de tous les Etats. Seuls, les détenteurs de ressources spécifiques, ceux dont les «cités inspirées» sont les plus innovantes, pourraient faire converger les investissements vers leurs espaces. Cette dynamique de polarisation est à l’origine de ce que l’on appelle la glocalisation, c’est-à-dire la concentration des investissements dans quelques ensembles régionaux. Ce type de structuration de l’espace ne fait que creuser les inégalités entre les pays et à l’intérieur de chacun d’eux. On assiste à une sorte de dualisation spatiale. Non seulement la dynamique de polarisation ne s’enclenche pas forcément pour tous les concurrents, mais elle s’affirme, le plus souvent, sans induction de processus de diffusion. Autrement dit, là aussi, l’émergence d’un territoire innovateur n’est pas garantie. C’est l’une des raisons pour lesquelles, des voix s’élèvent pour mettre l’accent sur les forces endogènes du territoire. S’inscrivant dans une dynamique identitaire, celles-ci peuvent structurer, plus durablement, le territoire et l’engager dans un processus d’innovation. De ce fait, par son aspect innovant, le territoire se forge, lui-même, sa puissance d’attraction des investissements extérieurs. Là, le territoire n’est pas artificiellement créé. Il est porté par ses propres fondations. Au total, nous pouvons dire que, là aussi, les composantes (A, L, T) de l’espace institutionnel nous ont permis de comprendre comment, investies dans un autre contexte, elles rendent compte de la dynamique de structuration différentielle de l’espace. Elles rendent possible une lecture de celle-ci à un double niveau : d’une manière explicite, elles mettent d’abord en avant, dans un cadre d’économie globalisée, non seulement, une dynamique flexible de la structuration spatiale sur la base de ressources cognitives, mais également elles rendent compte de la manière inégalitaire dont l’espace se polarise. Ensuite, elles soulignent la rationalité spécifique de l’Etat à travers sa mission d’attractivité des investissements; d’une manière implicite, il est suggéré une piste de remédiation à ce processus déséquilibré de la structuration de l’espace dans le cadre d’une approche pragmatique du territoire. CONCLUSION Au terme de cet essai analytique sur la dynamique de la configuration des territoires, il importe de dresser un bilan en mettant, en avant, les caractéristiques différentielles qui confèrent à la force dynamique de structuration spatiale une densité épistémique. Celle-ci peut être repérée selon deux axes. Le premier porte sur l’aspect pluriel et complexe de l’identité de la force dynamique de l’espace institutionnel. L’identité de celle-ci est l’oeuvre de la dynamique des processus de socialisation des acteurs. La dimension dynamique de l’action de ces derniers tire la quintessence de sa substance dans l’articulation des rationalités conjuguées des différentes « cités ». Nous ne sommes pas dans la logique des prismes conceptuels réducteurs où l’objectivation de l’action humaine n’est éclairée qu’au travers de 14 rationalités spécifiques cloisonnées, sans lien ombilical avec le contexte dans lequel elles évoluent. La force dynamique de l’espace institutionnel est le résultat d’un effort théorique qui procède par construction d’une charpente conceptuelle articulée et soucieuse d’être explicative de l’objet étudié. Cette étape d’abstraction s’impose comme objectif l’élaboration d’un outil conceptuel qui intègre les principales composantes de la dynamique spatiale en n’oubliant pas de leur trouver un mécanisme logique et cohérent d’articulation. C’est ce que nous avions tenté de faire au travers de l’identification du processus identitaire de la force dynamique de l’espace institutionnel. Le second axe a trait à l’aspect invariant des composantes de ce dernier. Quels que soient le vecteur temporel et la dimension spatiale, l’identité de la force dynamique de l’espace institutionnel se forge par et dans la dynamique structurante des processus de socialisation. Plus précisément, son identité dynamique puise sa moelle vitale de la combinatoire complexe et plurielle des éléments (A,L,T). Cette structure invariante des composantes de cette force ne signifie pas structure statique. Bien au contraire, ses éléments identitaires ne cessent de se mouvoir et de se muer. Nous avons, là, le processus de l’invariance dans la dynamique. C’est ce mécanisme qui va permettre à la force dynamique de structuration spatiale de pouvoir se manifester sous des formes différentielles. Ainsi dans le cadre de notre étude, nous avons pu mesurer la portée épistémique de cette force au travers de quelques formes de structuration de l’espace et de sa capacité à rendre compte de la gestion du conflit. Au total, compte tenu des tiraillements disciplinaires des sciences sociales et des velléités paradigmatiques hégémoniques, nous pouvons penser, sans tomber dans l’outrance théorique, que la force dynamique de structuration spatiale pourrait offrir un éclairage cognitif pluriel, ouvert, épistémique et susceptible de suggérer des grilles de lecture appropriées pour aider à la compréhension de la dynamique spatiale. BILIOGRAPHIE AYRES, C.E., 1944, The theory of Economic Progress, Chapel Hill, University of North Carolina Press. BELL, D., 1973,Vers la société postindustrielle, R. Laffont, Paris. BOLTANSKI, L., THEVENOT, L., 2000, De la justification, Les économies de la grandeur , Gallimard BOUDON,R.,1988, Individualisme ou holisme : un débat méthodologique fondamental in Les Champs de la sociologie française, sous la direction de MENDRAS, H. et VERRET, M., Colin, Paris. BOURDIEU, P., 2000, Les structures sociales de l’économie, Seuil. BUCHANAN, J. 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NOTE (1) Notre démarche, en termes de formalisation, est à rapprocher de celles de : -Boudon (1988, P.32-33) qui identifie tout phénomène social par la fonction suivante : M = M[m(P)] où « le phénomène global M dérive d’un ensemble de comportements individuels m résultant de motivations elles-mêmes affectées par des données globales P ». -Et DUNLOP (1958, cité par MULLER-JENTSCH, 1998, p.10-11) qui, dans le registre de l’économie industrielle, conceptualise « la structure interne d’un système de relations industrielles » par la fonction suivante : R = R (A, T,M,S, I) où R se rapporte au « réseau de règles » du système ; A, aux acteurs en présence ; T, à la technologie; M, au marché ; S au statut des acteurs et I, à l’idéologie. 17