Université de Lausanne
Faculté des Lettres – Section de philosophie
Chaire de philosophie générale et systématique
Cours de philosophie générale automne 2012
Professeur : R. Célis, Assistante : S. Burri
« Introduction aux philosophies de l’existence »
Subjectivité et singularité
Lors de la dernière séance nous avions insisté sur le fait que Kierkegaard a pour position ou
revendication celle d’accentuer la subjectivité au sens le plus singulier du terme. Nous pourrions
dire aussi qu’il accentue celle-ci au sens le plus contingent. Cette contingence s’oppose à la
nécessité de la singularité chez Hegel pour lequel la vie singulière ne se pense qu’au sein de cette
totalité qu’est l’histoire ou le développement de la vie de l’esprit. La question n’est pas tant pour
Kierkegaard de sauver la singularité de notre expérience intime de l’anonymat ou de l’oubli, mais
bien plutôt de faire une épreuve de l’existence qui se doit d’être justifiée ici et maintenant.
Autrement dit, cette vie doit être affirmée comme axe central de notre expérience. Il ne s’agit pas là
de développer sur toutes choses un regard cryptique, qui serait énigmatique pour autrui : ce n’est
pas ça être subjectif. Il s’agit bien plutôt de se singulariser au sens d’échapper à l’affairement.
C’est ici que l’on retrouve la problématique du temps ou de la temporalité puisque l’affairement
a à voir avec le temps. S’affairer est un mode vicieux de remplir le temps. L’affairement consiste,
d’une part, à croire se rendre utile en étant toujours très productif ou performant et en s’efforçant de
devenir indispensable à un cercle de gens, une entreprise ou une institution par exemple. Ainsi, on
laisse de côté tout ce qui ne peut pas être assimilé à cette tâche. Selon Kierkegaard, cette manière de
se comporter ainsi n’est pas sérieuse. Une véritable existence singulière exige tout autre chose : le
sérieux de l’existence consiste à vivre chaque jour comme s’il était à la fois le premier et le dernier
d’une longue existence et en fonction de cette idée, de choisir son travail, sa vocation. Cette
affirmation met l’accent tant sur la fin que sur le commencement de l’existence, les deux choses en
faisant finalement une. Notre vie est éphémère au sens où nul ne sait si demain sera effectivement
un autre jour. Selon Kierkegaard, il faut s’abstenir d’anticiper sur des résultats lointains de nos
actions ou de nos occupations. Ce qui importe réellement, c’est de vivre le temps qui nous est donné
pour lui-même. Autrement dit, l’accent est mis sur la donation du temps. Finalement, la vie la plus
heureuse, la plus émancipée, la plus épanouie serait une vie où, libres de nos soucis, nous pourrions
prendre le temps de fêter le temps. Dans toutes, fêtes, cérémonie festive, il s’agit, à y regarder de
plus près, de mettre entre parenthèses ce temps qui n’est pas à la fête. Et il existe des espaces-temps
tout spécialement destinés à cela (espace liturgiques, magiques). Il s’agirait de laisser peu de place
aux activités productives et de mettre de côté l’idée d’accumuler des richesses pour un avenir
radieux. Certes, l’insouciance ne se gagne pas à la force du poignet ; elle se décide. Il s’agirait donc,
pour chaque moment que nous vivons, de ne pas seulement le traverser rapidement mais de
l’habiter vraiment, de vivre chaque jour comme le commencement d’une longue vie. Il faudrait
naître et renaître à chaque instant car, d’une certaine façon, le temps est la seule chose que nous
avons vraiment. Ne plus avoir de temps signifie littéralement que l’on va mourir. Le temps est donc
à la fois un don et un événement. Et ce qui est merveilleux c’est qu’il y a (es gibt) plutôt qu’il n’y a
pas. Il se donne à chacun un horizon prometteur et celui-ci est d’autant plus prometteur si on
l’accueille dans son ouverture. Les possibles peu à peu émergent alors. Le temps n’est pas une
succession de moments indifférenciés, c’est une succession de moments qui ont chacun leur
originalité.
Lorsque nous rencontrons véritablement l’altérité, c’est là que le temps commence à nous
manquer. Il faut dire que tout ce que nous ne pouvons pas nous approprier, ne fait pas événement, il
faut bien plutôt que cela nous transcende. Se donner du temps, au sens fort du terme, c’est se donner