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Université de Lausanne
Faculté des Lettres Section de philosophie
Chaire de philosophie générale et systématique
Cours de philosophie générale automne 2012
Professeur : R. Célis, Assistante : S. Burri
« Introduction aux philosophies de l’existence »
Les deux types de comportement du stade esthétique
Nous avons vu que chez Kierkegaard, le stade esthétique de l’existence s’incarne dans deux
figures, à savoir celle de Don Juan qui représente la génialité sensuelle ; et celle du poète
romantique (Johannes) qui représente la séduction et l’amour réfléchi. Don Juan et Johannes
incarnent donc tour à tour l’un des moments du stade esthétique. Ils ont ceci de commun qu’ils sont
tous les deux des figures dominantes de la séduction.
Nous verrons que c’est le deuxième moment du stade esthétique, celui incarné par le poète
Johannes qui convertit le jeu amoureux en une source d’inspiration pour produire des œuvres. Il y a
donc instrumentalisation de la relation désirante en vue d’une métamorphose en une production
culturelle. Les deux attitudes celle de Don Juan et celle de Johannes ne sont cependant pas
hiérarchisées. En effet, ce qu’il nous faut comprendre d’abord, c’est que Kierkegaard ne voit pas
Don Juan unilatéralement comme un personnage immoral. Il prend bien plutôt en considération ce
qui, dans son comportement, échappe à tout jugement moral. Il s’intéresse à la dimension esthétique
pure, à la dimension esthétique pour elle-même.
Lors de la dernière séance, nous avons déjà vu que Don Juan n’existe pas de manière
incarnée ou réelle. Le Don Juan de Mozart (figure sur laquelle Kierkegaard s’appuie pour
développer son propos), est une composition poétique d’une réalité psychique latente. Les deux
stades ne constituent donc pas des étapes que l’on dépasse. Nous sommes bien plutôt dans une
dialectique (au sens d’une Aufhebung hégélienne qui supprime et conserve à la fois).
Don Juan : le rapport au temps
Mais pourquoi accorder tat d’importance à ce personnage qu’est Don Juan ? Kierkegaard dit
ceci eu égard tant à la figure de Don Juan qu’au sérieux de l’existence : « Vivre chaque jour comme
s’il était le premier ou le dernier d’une longue vie et, en fonction de cela, choisir la tâche à
accomplir ». Il s’agit donc de vivre tout ensemble la fin et le début de son existence. Il faut
réapprendre à commencer radicalement. Car naître, c’est faire surgir de l’inédit. Il faut accomplir
par des actes ce qui n’a jamais été fait, dans la mesure les voies toutes tracées ne sont que des
impasses. Pour pouvoir véritablement commencer, il faut se décider à chaque moment de
l’existence. L’acte par lequel on fonde quelque chose de nouveau est un acte qui demande à être
toujours repris, renouvelé. Celui qui commence vraiment quelque chose ne se préoccupe pas tant du
passé mais de l’avenir. Le temps pour lui ne se mesure pas. C’est-à-dire que si l’on vit le temps
dans sa durée, il n’est pas chronométrique, il est qualitatif. Chaque moment doit être un départ et
non pas la suite logique et nécessaire de ce qui précède. Or, l’ennui est un problème de notre temps.
On s’ennuie fondamentalement de ne jamais vraiment rien commencer. En réalité, nous ne sommes
pas maîtres du temps. Le temps est bien au contraire quelque chose qui se donne et qu’on ne saisit
pas. Le temps fuit. Autrement dit, le temps de l’horloge n’a aucune stabilité, aucune permanence.
C’est quelque chose qui nous est donnée comme du temps, la vie ce n’est finalement que du temps.
Avec l’affairement qui prédomine dans notre société contemporaine, on a tendance à ne rien faire
en profondeur. On ne s’autorise pas à vivre dans sa plénitude ce que le temps nous offre. On ne vit
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pas l’événement du temps alors que nous devrions le fêter. Il faudrait fêter le temps parce que peut-
être, comme le dit bien Nietzsche, l’histoire de l’humanité n’est peut qu’une seconde au regard de
l’histoire de l’univers.
Si l’on fête le temps — dans une liturgie ou une danse par exemple on vit le présent et on
est alors pris dans le mouvement même de cette donation du temps. Cependant pouvoir ne vivre que
le moment présent ne signifie pas de découper le moment. Qu’est-ce que cela à voir au juste avec
Don Juan ? C’est que Don Juan incarne la figure mythique d’Eros qui est un daimon, un médiateur
entre le divin et l’humain. C’est un médiateur puissant puisqu’il associe deux choses à savoir 1. La
manque (qui par définition ne peut jamais être satisfait) et la plénitude, la richesse. Eros a donc ce
double caractère de manque et d’inventivité. Le manque se creuse tellement qu’il ne peut y combler
que par une perpétuelle inventivité. Le mode de manifestation de la passion chez Don Juan n’a pas
de contenu. D’une certaine façon, l’extrême féminité et l’extrême masculinité s’attirent de manière
anonyme. Don Juan, à sa manière propre est un artiste car susciter le désir chez l’autre est un art. Il
s’agit pour lui seulement de se réjouir sans répondre à aucun impératif moral. Don Juan n’a pas le
souci du temps qui passe et s’écoule. D’une certaine manière, il se soustrait à la culpabilité pour
rendre grâce à la vie. Si Don Juan ne se soucie pas de l’avenir, il ne peut alors que recommencer
sans cesse. Cet incessant recommencement, cette répétition n’est pas tenable sur le plan éthique, car
surgirait blessures, déceptions, ruptures, etc… Mais comme Don Juan symbolise la ferveur, il
n’est donc pas dans le regret ou le remord. Cette indifférence éthique vaut la peine d’être vécue, ne
serait-ce que quelques heures. En effet, pour Kierkegaard, comme nous le verrons, il s’agit
d’intégrer cette dimension esthétique dans la vie éthique car ce qui caractérise le jeu de Don Juan,
ce qui caractérise la vie passionnelle qu’il incarne c’est qu’une telle vie n’a de fin qu’elle-même. Au
niveau où se situe Don Juan, il n’y a pas encore véritablement d’histoire et d’enchaînement
dramatique. Le temps se suffit à lui-même et Don Juan échappe ainsi aux exigences éthiques.
Compte-rendu de la séance du 6 novembre 2012
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