ANAS Languedoc-Roussillon, 15 rue du cheval vert 34000 Montpellier
06.08.72.14.90 / [email protected] / http://www.anaslr.fr.st
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Je le savais…
ou l’intuition du travailleur social et ses limites.
Une assistante sociale travaillant en polyvalence sort de son bureau. Elle vient de
recevoir un appel téléphonique d’une collègue l’informant qu’une personne de son secteur
vient de porter plainte pour viols répétés. Cette dame avait été reçue il y a peu de temps par
l’assistante sociale. Se remémorant cet entretien, elle dit : « je sentais qu’il y avait quelque
chose »… Nous sommes nombreux à avoir vécu cette sensation, ce trouble : l’impression
d’avoir repéré un « fait-flou » sans que nous puissions donner quelque élément venant étayer
cette perception supposée. Cela peut arriver sur des affaires telles que des fausses déclarations
(quelqu’un dit vivre seul et nous apprenons par d’autres voies que ce n’est pas le cas) ou dans
des affaires délicates (un enfant rencontré dans le cadre d’une procédure de signalement qui
va évoquer longtemps après notre visite des faits plus graves que ceux qu’il nous avait décrit).
Ce genre de situation crée un malaise. Avons-nous bien fait notre travail ? Ne sommes nous
pas passés à coté de quelque chose qui nous semble a posteriori « évident » ? D’un côté la
remise en question, le décryptage de notre intervention, autant d’actes professionnels qui font
que nous pouvons améliorer nos compétences. De l’autre, parfois, un sentiment de culpabilité
mélangé à l’impression rassurante que nous avons de l’intuition.
Intuitions…et dérives possibles.
De l’intuition puisque sans avoir d’éléments concrets qui nous reviennent, nous pouvons
évoquer ce sentiment qu’il y avait quelque chose, que nous l’avions « senti »Ne parle t-on
pas d’intuition féminine ? Dans un métier 97 % des professionnels sont des femmes, voilà
de quoi nourrir ce que le bon sens avait repéré depuis longtemps. Et finalement, c’est plutôt
rassurant de savoir que nous possédons en plus de tous les savoirs enseignés, ce petit plus,
cette intuition qui peut nous permettre de percevoir ce qui ne se dit ni par les mots, ni par les
attitudes et comportements. Pourquoi alors ne pas faire plus confiance à ce qui apparaît
comme une capacité ? On peut ainsi voir apparaître des analyses appuyées sur des postulats
issus de la seule intuition. Le professionnel risque alors d’être dans une recherche orientée
d’éléments confirmant ce qu’il considère trop rapidement comme une théorie. L’intuition peut
alors parasiter gravement l’évaluation. D’où la question traitée ici : que vaut cette impression
que « je le savais » ?
Un biais de rétrospective
Les recherches en psychologie expérimentale et psychologie sociale viennent éclairer cette
question de façon tout à fait intéressante. David G. Myers et Luc Lamarche en proposent une
synthèse dans Psychologie sociale (Ed. Mac Graw-Hill, Montréal, 1992, 21-23). Les
différents travaux menés dans ce domaine montrent que « les événements sont beaucoup plus
« évidents » et prévisibles avec du recul (rétrospectivement) qu’à l’avance ». Parmi tous les
types d’expériences et enquêtes menées dans ce domaine, l’une fut menée par le chercheur
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Mark Leary. Elle consistait à demander à un panel d’électeurs américains, avant les élections
présidentielles de 1980, quel pourcentage allait recueillir le gagnant. Après l’élection, une
autre question fut adressée à un panel d’électeurs, demandant le résultat qu’ils auraient prédit
à la veille du scrutin. Les résultats montrèrent que le deuxième groupe indiquât des résultats
plus proches du résultat final. Plus proche de nous, le résultat de l’élection du 21 avril 2002
avec la présence de Jean Marie Le Pen au second tour n’était prévu par quasiment aucune
personne… jusqu’à 20h ce jour-là. A partir de 20h01, un grand nombre d’entre nous
« savait », « sentait », « craignait » voire « avait annoncé » l’événement à venir… Autre
expérience-type, faire évaluer par deux groupes deux proverbes contraires. Au premier
groupe, on va demander si comme le dit le bon sens populaire « l’amour est plus fort que la
peur ». Les réponses confirment majoritairement le proverbe. Quant au deuxième groupe, à
qui l’on a demandé si comme le dit le bon sens populaire « la peur est plus forte que
l’amour », les réponses confirment aussi majoritairement le proverbe… pourtant contraire au
premier ! Quantité de tests peuvent être et ont été effectués à partir de résultats de recherches,
de dictions populaires et autres affirmations, avec à chaque fois un comparatif de résultats
entre deux groupes évaluant des éléments contraires. A chaque fois, cette validation par les
personnes après avoir pris connaissance de l’assertion. Cela a donc donné naissance au
concept de « biais de la rétrospective : tendance à exagérer sa propre capacité de prévoir le
cours des événements, après en avoir pris connaissance. »
Les dangers de ce biais sont multiples. Myers et Lamarche en précisent quelques-uns :
pour les étudiants, impression de « connaître » leurs matières en relisant les cours alors qu’il
n’en est rien ; risque d’arrogance à cause d’une surestimation de nos facultés intellectuelles ;
tensions avec nos responsables pour ce qui nous semble « rétrospectivement » de mauvais
choix « évidents » ; très grande sévérité avec nous-mêmes pour ne pas avoir vu quelque chose
d’apparemment « évident »…
Pour conclure, il convient de relativiser nos impressions lorsque nous les analysons a
posteriori : ce qui nous semble maintenant évident ne l’était peut-être pas tant que cela, voire
pas du tout, au moment nous vivions l’événement. D’ailleurs, vous avez le sentiment que
vous le saviez déjà, non ?
Avril 2003
Laurent Puech
Assistant de service social
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