
Lors des premières démarches d'acquisition d’une maison neuve, l'échange entre l’acquéreur
et la société immobilière
s'organise selon une structure temporelle ternaire (p 184) que Pierre
Bourdieu présente par l’analogie de la partie de cartes. D’abord, le client "a la main",
effectuant sa demande, exposant ses desideratae. Puis, grâce au « métier » (au double sens
d’art de conduire une relation et/sur la base de connaissances spécifiques) du vendeur, « la
main « change de pôle. C’est ce dernier qui la prend.
L’observation réitérée permet de noter deux élément de variation de cette « valse » : la
manière, les modalités, et la durée, la longueur de transition du changement de rôle, de pôle
de domination. Deux situations idéales typiques peuvent être alors dressées : soit l’inversion
est rapide, voire immédiate, instantanée et brutale; soit la mutation est progressive et douce
Néanmoins, dans tous les cas, la relation présente une dissymétrie quant à la qualité de
l’engagement dans la pratique. Pour le client, l’affaire est unique, la situation singulière. Pour
l’agent immobilier –agent bureaucratique, qui occupe une fonction avec nombre de routines-
au contraire, l’affaire est banale, la situation normalisée. Le client, dominé symboliquement se
trouve en demande d’attention toute personnelle, exclusive (on pense aussi aux relations
patron-salarié, professeur-élève). Réciproquement, le "dominant " attend cette
personnalisation de la part du client, sa confiance globale.
Une fois la transaction conclue, le vendeur professionnel peut alors éprouver le sentiment
d’avoir travaillé avec « bonheur ». Car cet état psychologique ressort bien de la congruence,
et de l’efficacité objective des pratiques, et de la satisfaction subjective qui l’accompagne
(p 204).
Avançant dans le dévoilement du champ, Pierre Bourdieu montre ensuite (p 189) que
la relation d’évidence, unissant le vendeur de maison à son client est en fait une relation
ternaire. En effet, l’examen montre qu’au fond, c’est la relation Société immobilière-
Banque-Client qui englobe la relation entre le client et sa banque. Durant la négociation,
l'essentiel porte sur les aspects financiers, le crédit. Car vendre une maison, c'est vendre du
crédit (son financement), mais dans les limites étroites d’une double contrainte, (un véritable
"double bind" psychologique pour les vendeurs) qui structure la relation en la tendant. Il faut
d’une part forcer à la vente, et donc faire appel au plaisir du client, flatter en lui ce principe. Il
faut inversement et simultanément, rester rigoureux et prudent, pour le garder du risque de
surendettement, le rappeler à la réalité.
Ce principe de réalité permet de mettre évidence la différenciation sociale de l’accès à l’achat
d’une maison. Tout le monde ne peut évidemment prétendre en être candidat, la stabilité de la
profession est une propriété conditionnelle. De façon exemplaire, le client qui effectue une
carrière de fonctionnaire, réunit une double propriété, la calculabilité de son revenu
(facilement actualisable) et sa propre capacité de calcul. Au passage, Pierre Bourdieu montre
bien que la notion de "revenu permanent », canonisée par la science économique dominante,
notamment en raison du statut de « Prix Nobel »
de son promoteur Milton Friedman, n’est
que partiellement heuristique. Son usage n’est en effet opératoire que pour une catégorie de
ménages, ceux qui disposent d'un plan de carrière établi à l’avance (p 188).
Progressivement, le développement de cette relation triangulaire va transmuer les acheteurs,
au départ emplis du rêve de leur vie, en calculateurs rationnels, et ce comme à leur insu, et
bien avant le projet même d’accéder à la propriété. Ils ne sont pas en effet devenus des
« homo oeconomicus », mais ont été conduits socialement, par les socialisations successives
Dans l’immense majorité des cas, l’achat d’une maison neuve est effectué auprès d’une société immobilière.
Voir à ce sujet Frédéric Lebaron, La croyance économique, op.cit., P.S., p 246. Voir aussi Gilles Dostaler, Le
« Nobel d’économie » : une habile mystification, in Alternatives Economiques, n°238, Juillet-août 2005, p.88