Notes de lecture Auteur : Sami Bouri Les structures sociales de l’économie Pierre Bourdieu Editions du Seuil, collection Liber, Paris, 2000 En 2000, cédant peut-être à l’usage stratégique de la force symbolique du millénarisme chrétien, Pierre Bourdieu directeur de la collection Liber des éditions du Seuil, donnait à comprendre sociologiquement, par la publication de deux travaux majeurs et complémentaires, le trait principal de l’évolution contemporaine de nos sociétés différenciées, à savoir leur économicisation croissante. Ainsi, Frédéric Lebaron1 analysait le travail social de production et de diffusion des représentations qui nourrissent la croyance économique, c'est-à-dire leur adhésion massive, absolue, spontanée et inconsciente. De son côté, le savant collectif2 Pierre Bourdieu exposait plus largement les structures sociales de l’économie, dont la croyance économique est le vecteur de légitimation, donc de reproduction évolutive. Même si Pierre Bourdieu n’a pas attendu la fin de son œuvre pour s’intéresser socio-anthropologiquement aux questions économiques3, ce n’est qu’avec cet ouvrage que sa théorie sociologique est instrumentée systématiquement pour les analyser. En effet, principalement, mais pas seulement, les concepts d’habitus, de capital et de champ, concepts relationnels renvoyant nécessairement l’un à l’autre, forment comme les trois faces actives du prisme de l’analyse scientifique. Le livre est articulé en deux temps. Le premier présente l’ensemble cohérent des processus de construction sociale du marché de l’immobilier, précisément du marché de la maison individuelle neuve. Le second, fort des résultats de l’étude de cas, en généralise les conclusions pour dégager les principes d’une analyse anthropologique de l’économie. « Le marché de la maison » On prend le parti « outrageux » pour l’importance des matériaux d’enquête mobilisés et exposés, de réduire cette présentation à l’essentiel de ses conclusions. Elles portent sur les acteurs, la nature et les enjeux de leur relation. Le client, la société immobilière, la banque et l’Etat, apparaissent progressivement, à mesure de la puissance révélatrice de l’investigation sociologique. 1 Frédéric Lebaron, La croyance économique, Les économistes entre science et politique, Editions du Seuil, collection Liber, Paris, 2000.Voir sur ce site, les notes de lecture qui y sont consacrées. Les travaux d’enquête qui soutiennent la théorisation ont été réalisés au long cours, à partir des années 1980, par Pierre Bourdieu et nombre de ses collaborateurs. 2 3 Les premiers travaux sur l’Algérie mettent d’emblée l’accent sur la dimension fondamentalement culturelle des structures économiques. Voir Pierre Bourdieu, Sociologie de l’Algérie, Paris, PUF, 2001 (1ère éd., 1958) ; Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, Le déracinement, Paris, Minuit, 1996 (1ère éd., 1964); Pierre Bourdieu, Algérie, structures économiques et structures temporelles, Paris, Minuit, 1977 1 Lors des premières démarches d'acquisition d’une maison neuve, l'échange entre l’acquéreur et la société immobilière4 s'organise selon une structure temporelle ternaire (p 184) que Pierre Bourdieu présente par l’analogie de la partie de cartes. D’abord, le client "a la main", effectuant sa demande, exposant ses desideratae. Puis, grâce au « métier » (au double sens d’art de conduire une relation et/sur la base de connaissances spécifiques) du vendeur, « la main « change de pôle. C’est ce dernier qui la prend. L’observation réitérée permet de noter deux élément de variation de cette « valse » : la manière, les modalités, et la durée, la longueur de transition du changement de rôle, de pôle de domination. Deux situations idéales typiques peuvent être alors dressées : soit l’inversion est rapide, voire immédiate, instantanée et brutale; soit la mutation est progressive et douce Néanmoins, dans tous les cas, la relation présente une dissymétrie quant à la qualité de l’engagement dans la pratique. Pour le client, l’affaire est unique, la situation singulière. Pour l’agent immobilier –agent bureaucratique, qui occupe une fonction avec nombre de routinesau contraire, l’affaire est banale, la situation normalisée. Le client, dominé symboliquement se trouve en demande d’attention toute personnelle, exclusive (on pense aussi aux relations patron-salarié, professeur-élève). Réciproquement, le "dominant " attend cette personnalisation de la part du client, sa confiance globale. Une fois la transaction conclue, le vendeur professionnel peut alors éprouver le sentiment d’avoir travaillé avec « bonheur ». Car cet état psychologique ressort bien de la congruence, et de l’efficacité objective des pratiques, et de la satisfaction subjective qui l’accompagne (p 204). Avançant dans le dévoilement du champ, Pierre Bourdieu montre ensuite (p 189) que la relation d’évidence, unissant le vendeur de maison à son client est en fait une relation ternaire. En effet, l’examen montre qu’au fond, c’est la relation Société immobilièreBanque-Client qui englobe la relation entre le client et sa banque. Durant la négociation, l'essentiel porte sur les aspects financiers, le crédit. Car vendre une maison, c'est vendre du crédit (son financement), mais dans les limites étroites d’une double contrainte, (un véritable "double bind" psychologique pour les vendeurs) qui structure la relation en la tendant. Il faut d’une part forcer à la vente, et donc faire appel au plaisir du client, flatter en lui ce principe. Il faut inversement et simultanément, rester rigoureux et prudent, pour le garder du risque de surendettement, le rappeler à la réalité. Ce principe de réalité permet de mettre évidence la différenciation sociale de l’accès à l’achat d’une maison. Tout le monde ne peut évidemment prétendre en être candidat, la stabilité de la profession est une propriété conditionnelle. De façon exemplaire, le client qui effectue une carrière de fonctionnaire, réunit une double propriété, la calculabilité de son revenu (facilement actualisable) et sa propre capacité de calcul. Au passage, Pierre Bourdieu montre bien que la notion de "revenu permanent », canonisée par la science économique dominante, notamment en raison du statut de « Prix Nobel »5 de son promoteur Milton Friedman, n’est que partiellement heuristique. Son usage n’est en effet opératoire que pour une catégorie de ménages, ceux qui disposent d'un plan de carrière établi à l’avance (p 188). Progressivement, le développement de cette relation triangulaire va transmuer les acheteurs, au départ emplis du rêve de leur vie, en calculateurs rationnels, et ce comme à leur insu, et bien avant le projet même d’accéder à la propriété. Ils ne sont pas en effet devenus des « homo oeconomicus », mais ont été conduits socialement, par les socialisations successives Dans l’immense majorité des cas, l’achat d’une maison neuve est effectué auprès d’une société immobilière. Voir à ce sujet Frédéric Lebaron, La croyance économique, op.cit., P.S., p 246. Voir aussi Gilles Dostaler, Le « Nobel d’économie » : une habile mystification, in Alternatives Economiques, n°238, Juillet-août 2005, p.88 4 5 2 (qui produit comme des strates archéologiques de cognition) et les contraintes du moment, à le devenir pour l'être… nécessairement. En effet, permettant et structurant le processus de construction de la relation, et en particulier de la rationalité de l’acheteur, la présence d’un quatrième acteur, sans doute d’autant plus efficace qu’elle est quasiment invisible, se dévoile comme en filigrane. "L'Etat est dans toutes les têtes, sous forme de schèmes de pensée communs" (p 201). Plus, Pierre Bourdieu souligne le phénomène d’usurpation "privée" des formes de délégation officielle de la puissance publique, celui de l’accès inégal, parce que différentiel socialement, aux ressources spécifiquement bureaucratiques : le droit des contrat, les plans, les normes de construction, les sources d’informations et de conseil, l’éventail des recours possibles. Tout le monde n'a pas la même capacité d'usage des ressources de l'Etat. Une leçon épistémologique à portée méthodologique conclue l’exposé de cette « étude de marché ». L'observateur doit toujours conserver à l’esprit le fait que l’interaction entre deux acteurs est fondamentalement une actualisation de la structure de la relation - ici économique, une relation "toujours incertaine dans son déroulement, dans son existence même". Cela doit se traduire en termes de procédure et de modalités d'enquête, par la conjonction synergétique de l’analyse structurale, opérée sur la base d’un examen statistique et de l’analyse empirique, nourrie par l’observation ethnographique. Pierre Bourdieu peut alors dégager (p 233) les… « Principes d'une anthropologie économique » Le paradigme épistémologique de cette anthropologie est celui d'une rationalité élargie, qui tienne fondamentalement compte du contexte socio-historique de l'action, et de la nature relationnelle des intérêts, c'est-à-dire de la raison, de l’illusio économique. Il faut donc faire la genèse des éléments constitutifs de la société, à savoir les agents et les structures de leur espace d'action, et d’autre part, définir la raison6 économique comme la rencontre entre des dispositions et un champ. Le champ économique La structure du champ Les outils de l’analyse sont d’abord exposés. Les agents sont les entreprises possédant volume et structure de capital. Les capitaux sont d'ordre financier, culturel (technologique, juridique, organisationnel, notamment l'information , par exemple issue de la veille technologique), commercial, social (ensemble des ressources mobilisées à travers un réseau de relations), symbolique. La structure de la distribution des capitaux et celle des coûts7 déterminent la structure du champ. Ce dernier est donc l’ensemble des rapports de force entre les entreprises. 6 Plutôt que « rationalité », qui exprime les connotations de maîtrise pleine des moyens et des objectifs économiques, tel un Deus ex machina, un Général –fictif- d’état-major. La structure des coûts est elle-même déterminée principalement par, d’une part la taille de l’entreprise à travers les économies d'échelle, de facteurs..., et d’autre part son degré d'intégration verticale, qui permet par exemple les échanges intra firmes. 7 3 Quant à l’analyse de ces rapports de force, Pierre Bourdieu précise sa critique de l'interactionnisme : il ne prend pas en compte le fait que la structure détermine le comportement des acteurs, sans qu'il y ait véritablement, à proprement parler, interaction. Car, l'éventail des possibles (des options d’actions définissables a priori) dépend de ce champ et non de l'interaction8. Dans un champ de luttes, la position de l'agent, et également la représentation de cette position (en fonction de l'information et des structures cognitives détenues et disponibles par chaque entreprise) sont les plus importantes. Cela explique que d’emblée, il existe un dominant, l’agent pour lequel l'état du champ agit favorablement. Il en ressort une tendance immanente à la reproduction de la structure du champ (p 238), ne serait-ce qu’à travers l’effet d’inertie des « routines » et le déploiement des « irréversibilités » bien mises en évidence par l'économie évolutionniste9. "Les forces du champ tendent à renforcer les positions dominantes" (p 248-249). La loi du champ serait plutôt à l'opposé du principe thermodynamique d'entropie. D’ailleurs, conséquente avec cette réalité, l'économie industrielle (de la tradition de Harvard) fondée par Joe Bain et Edward Mason, répondait à la théorie des jeux qui ne prend en compte ni la structure (interne) de chaque entreprise, ni celle d'une branche ou d'un secteur (industry). Le fonctionnement du champ Structure et concurrence Si la dynamique de la structure est impulsée par la concurrence pour l'accès à l'échange avec des clients, l'analyse des stratégies de concurrence doit subordonner une description "interactionniste" (producteurs conscients) à une analyse structurale des conditions qui délimitent l'espace des stratégies possibles. Ceci permet d’éviter le piège, la fallacy du finalisme. Dés lors, considérant l’homologie entre l'espace structuré des producteurs (et de leurs produits) et l'espace des clients (notamment « segmenté » avec l’existence de « niches »), on observe bien que "la compétition n'est jamais qu'un conflit indirect", c'est-àdire qui n’est pas dirigé contre le concurrent. Ainsi, une entreprise peut être détruite sans que les concurrents l'aient voulu, ni même envisagé. La transformation du champ Pour bien marquer l’importance de la césure que représente l’avènement et le développement d’un champ de l’économie, et ancrer sa perspective dans son épistémologie historiciste, Pierre Bourdieu cite Max Weber: "l'archétype de l'action rationnelle que représente l'échange marchand est une abomination pour tout système d'éthique fraternelle" in Economie et société (Plon, 1971, p 633). En effet, il existe une liberté d’action particulièrement grande dans le champ économique, en raison du fait qu’elle en est une norme revendiquée, répétée, tout à fait assumée, (à travers par exemple la « pédagogie » des écoles de commerce). L’imposition de cette norme produit des effets de dés-aliénation individuelle des collectifs et des appartenances originelles. Du coup, les agents développent dans leurs pratiques (actions et discours) une sorte de "cynisme institué". Néanmoins, elle n'annihile pas pour autant (contrairement au mythe de la liberté absolue) les contraintes structurales. Et la stratégie dépend de la structure du marché. De celle-ci, Alfred Chandler a montré le processus de concentration entre 1830 et 1960. Si l'économie classique, voire néoclassique, raisonnaient à partir du constat (correct, juste, vérace pour l'époque) d'une multitude de firmes, c’en est fini aujourd'hui. 8 Les relations sociales sont de deux sortes, et/ ou comportent deux dimensions: structurale et interactionnelle . 9 Courant d’analyse de l’économie industrielle, travaillant dans la filiation schumpetérienne. 4 Dès lors, il y a deux stratégies pour une entreprise dominante: - travailler à accroître le marché global, c’est la stratégie absolue du first mover - travailler à défendre ses parts de marché, c’est la stratégie relative du market leader. De par la supériorité de ses ressources, de ses divers capitaux, l’entreprise dominante est à même de soutenir longuement dans la durée, son action, le temps jouant pour elle la dégradation plus rapide des ressources de l’adversaire. Cette capacité à imposer le tempo des transformations de la production, du marketing, de la recherche…, cet usage différentiel du temps est une des principales modalités du pouvoir des grandes firmes. La transformation du champ peut également être déterminée relativement, de l’extérieur, par exemple par la technologie10. D’autres facteurs externes peuvent intervenir : les sources d'approvisionnement, la démographie, les styles de vie. Nullement déterminants en eux-mêmes, ils assurent cependant un avantage aux challengers, qui forts d'un socle de succès, peuvent se développer ensuite, suivant la logique des rapports de force actuels, du moment. Cependant, quel que soit le vecteur de changement (stratégie et/ou déterminant relatif extérieur), la transformation du champ résulte de luttes pour la redéfinition de ses frontières, et consiste en un franchissement de frontières de l’économique, plus précisément du marchand. Autre lutte fondamentale et pleinement déterminante des processus de transformation du champ, la compétition entre les firmes pour le pouvoir sur le pouvoir de l'Etat. A ce propos, Georg Simmel parle de"conflit indirect ». En effet, l'Etat contribue à constituer l'offre et la demande11. A tel point que Pierre Bourdieu propose une définition inédite du marché: relations d'échange entre des agents placés en concurrence, interactions directes qui dépendent d'un "conflit indirect" (p 250). On peut étendre le raisonnement Du champ national au champ international (p 270). Historiquement, la construction de l'Etat correspond à l’unification des espaces économique, culturel, symbolique12, par exemple par la politique mercantiliste de marchandisation de la terre, de l'argent et du travail. A l’international, Max Weber a analysé ce processus sous l’angle de la rationalisation des activités, Karl Marx, sous celui de la concentration poussée jusqu’à la monopolisation. Les gagnants de l'unification (ne) sont (que) les dominants13. En effet, leurs différences deviennent du capital, par le seul fait de la mise en relation des différents espaces et donc de leurs élites. Ainsi aujourd’hui, la « mondialisation » est bien plutôt une polarisation du champ mondial. Et ce que les économistes nomment compétitivité structurelle, s’analyse sociologiquement comme du "capital national" dont jouissent les firmes des plus grands pays économiques. D'autres agents ou mécanismes de coordination interviennent dans la transformation du champ, comme les réseaux d'interconnaissance (notamment si le produit est illicite, ou proposé « au noir », ou encore rare). Dans ces cas, il existe de véritables "communautés" marchandes avec des agents expressément consacrés à la mise en relation, comme dans les 10 Il existe bien un déterminisme technologique, mais relatif. Car son efficience est conditionnée par la détention, maîtrisée d'autres capitaux provenant de l'extérieur, notamment du champ scientifique. 11 On pense notamment au lobbying des organisations de producteurs et de consommateurs. 12 cf. Karl Polanyi, La grande transformation, Gallimard, 1987 (1ère éd.1942) 13 Dominants: les acteurs privés concentrent les capitaux financier et technique. 5 marchés de transfert des sportifs (du football par exemple), l’organisation et la production de combats (la boxe14 par exemple). Pierre Bourdieu procède aussi à l’examen de la « boite noire », les structures internes de l’entreprise L'entreprise, elle-même comme champ. L’analyse de la structure interne, en termes de composition hiérarchique de la main d'œuvre, de capital scolaire, notamment de capital scientifique des cadres, de degré de différenciation bureaucratique, de poids des syndicats,.. permet de montrer une relative autonomie de l’agent-entreprise à l'égard du champ englobant. Réciproquement, cela correspond à une relative dépendance de la firme, dont le degré est en corrélation avec sa positon dans le champ. On repère le point d’articulation de ces deux tendances en étudiant le volume et structure du capital (cette fois-ci financier) de la firme. Le degré d’autonomie-dépendance est révélé par la structure de la distribution du capital entre les deux principaux types de dirigeants de la firme, owners et managers, les propriétaires et les "fonctionnaires" (ceux qui ont une fonction active quotidienne, p 253). Si l’on s’intéresse à l’évolution idéale typique d’une entreprise, on peut dégager trois étapes. Après le temps des entrepreneurs "techniques" (apports en industrie) et "financiers" (apports personnels), vient celui du contrôle par les banques, plus largement les instituions financières. Enfin, l’entreprise fait appel aux managers15. Cette évolution est le produit de la lutte politique entre les agents, des luttes qui sont fondamentalement des luttes de définition des fins (objectifs) de l'entreprise. Dés lors, le décideur ainsi "éclairé », peut les servir par des calculs rationnels. Mais cette capacité de rationalité n’est qu’une forme accusée, particulièrement ajustée, de raison économique La raison économique L'habitus économique "Les dispositions économiques des agent sont des constructions sociales indissociables de l'ensemble des constructions sociales qui sont constitutives d'un ordre social" Une structure renvoie à une structure, et forme un tout. L’observateur doit se garder d’une sorte d' « hémiplégie cognitive" en portant exclusivement son attention sur l’individu. En effet, l’agent social est un individuel collectif (ou un collectif individué) par le fait de l'incorporation de structures objectives. D’ailleurs, développant les programmes de Stanley Jevons ou d’Alfred Marshall, les analyses économique de Thorstein Veblen ou de James S. Duesenberry posent et montrent les pratiques de consommation comme socio-historiquement déterminées. L’ostentation dans une société extrêmement sensible à l’acquisition de richesses économiques, l’effet de cliquet, c’est à dire le fait que la consommation dépende autant du revenu passé que du revenu présent, en raison de la profonde intériorisation des modes de vie et aussi de la socialisation par anticipation, doivent être rapportés à l’existence et à la puissance de l’habitus. Cette « spontanéité conditionnée et limitée"16 induit de l’inertie dans les comportements. Mais il ne s’agit pas d’une détermination mécanique, la chaîne causale pouvant se définir comme telle : 14 Voir notamment Loïc Wacquant, Corps et âme, Agone, 2001. 15 Voir par exemple l’évolution des entreprises « sportives », Rossignol et Quicksilver. 16 Voir p 260 une définition approfondie, analytique. 6 Stimulus ==> habitus-écran ==> réaction L’habitus est un écran de temps. Issue d'une histoire, donc relativement affranchie de l'histoire, la relation de l'habitus au champ est celle d’un calcul, mais sans calculateur. Ainsi, lorsque l'habitus est ajusté aux structures du champ, il reste comme invisible, n'apparaît pas. L’analyste parle alors facilement, mais trompeusement , d'agents mus mécaniquement par des forces extérieures, ou inversement d'acteurs rationnels. Comme le plus souvent, les situations sont stabilisées elles aussi, l'habitus produit des anticipations pratiques17, raisonnables, et ce même en cas de situations nouvelles, dans la mesure où elles ne sont pas radicalement insolites, inédites. Cet ajustement des anticipations en raison de l’habitus, est ce qui fait la possibilité de l'action collective, et simultanément ce qui permet de comprendre et donc de lever ses « paradoxes ». Par la similarité, voire la simple congruence des habitus, provenant elles-mêmes de la similarité des socialisations, il se manifeste une orchestration des pratiques, "sans chef d'orchestre"18. Toutefois, le non ajustement est de plus en plus fréquent, car nos sociétés poursuivent rapidement leur différenciation. L’économiste A.P. Kirman l’a bien noté puisqu’il propose un modèle d’analyse « mettant en scène » un agent représentatif fondé, non sur l'homogénéité des comportements comme c’est presque toujours le cas chez les économistes, mais sur leur hétérogénéité. Finalement, tout le projet de Pierre Bourdieu est de ramener l’analyse économique dans l’ensemble des sciences historiques des pratiques humaines. De façon générale, il est de réunifier les sciences sociales en travaillant à rendre, ici l'économie, à sa vérité de science historique. C'est-à-dire trouvées et produites dans l’instant, « spontanément ». cf. Mouvements d'une pensée Pierre Bourdieu, Patrick Champagne, Olivier Christin, Editions Bordas, collection Philosophie présente, Paris, 2004 17 18 7