Que Vlo-Ve ? Série 4 No 2 avril-juin 1998 pages 41-43
Deux notes sur le Bestiaire FONGARO
© DRESAT
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DEUX NOTES SUR LE BESTIAIRE
par Antoine FONGARO
Réagir à la lecture d'un texte est la preuve de l'intérêt de ce texte; c'est pourquoi je
n'hésite pas à proposer deux remarques surgies immédiatement à la lecture des pages que Claude
Debon a consacrées au Bestiaire, dans le fascicule de janvier-mars 1998 de Que vlo-ve?.
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La première remarque porte sur un détail infime. On lit à la note 12 (p. 30):
Laurence Campa [...] le 10 janvier 1998 [...] a soulevé pour la première fois à ma connaissance la question
du «Saché-je» des «Sirènes», forme qu'aucune grammaire ne semble attester.
Mais "saché-je" est la forme normale, avec inversion du sujet due à l'interrogation, du
subjonctif présent du verbe savoir, à la première personne du singulier : je sache. Le subjonctif
n'a pas besoin du «que», dont on le fait précéder en général. L'absence du «que» était courante
aux siècles classiques, et elle subsiste encore sporadiquement dans la langue actuelle : «Dieu
m'en préserve», «Fasse le ciel que...», «Puisses-tu dire vrai», etc. Ce n'est donc pas la forme
«saché-je» qui fait difficulté. Ce qui risque de gêner le lecteur, c'est la valeur du subjonctif dans
le tour employé par Apollinaire :
Saché-je d'où provient, Sirènes, votre ennui
Quand vous vous lamentez, au large, dans la nuit?
Notons que le mot «ennui» est pris ici par le poète dans l'acception de «tourment intense»,
«peine profonde», qu'il avait dans la langue classique («Dans l'Orient désert, quel devint mon
ennui», lamente Antiochus), comme l'atteste, au second vers, le verbe «vous vous lamentez».
Cependant l'atmosphère «classique» de la proposition ne suffit pas à expliquer la présence du
subjonctif «saché-je». Le subjonctif exprime diverses nuances de sens. Il peut signifier le souhait
(«Puissé-je de mes yeux y voir tomber ce foudre», crie Camille), mais pour que ce sens fût
envisageable, il eût fallu qu’Apollinaire [41]
ait mis un point d’exclamation au lieu du point d’interrogation. Il reste la supposition et
l’éventualité («Dussé-je après dix ans voir mon palais en cendre,/je ne balance point», déclare
Pyrrhus). Dans les deux vers des «Sirènes», Apollinaire présente la supposition (ou l’éventualité)
sous forme interrogative, et l’on pourrait expliciter la nuance en utilisant des formules comme
«esl il possible que...», «se peut il que...» : Est-il possible que je sache d’où provient [...]. Se peut
il que je sache d'où provient [...]. Si l'on supprime la formule interrogative-dubitative, il faut faire
l'inversion du sujet, il l'on a bien : «Saché je d'où provient [...)». Au total, Apollinaire emploie un
loin d'allure classique, qui peut sembler archaïque aujourd'hui, mais qui est régulier.
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Avec la seconde remarque on entre dans le domaine, plus intéressant, de l'image
poétique. À propos du premier vers du «Poulpe» Claude Debon écrit (p.. 7) :
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Parmi les éléments du Bestiaire qu'il est difficile, voire impossible de transcrire graphiquement figurent
les jeux de mots. Le poulpe par exemple «je[tte] son encre vers les cieux» :
jeter son ancre/encre suggère à la fois une prise sur le ciel qui devient une mer renversée et la présence
de l'encre noire du poète.
L’image «jeter l'ancre vers le ciel» est certainement livresque et remonte haut, comme
nous l'apprend la note savante que l'ami Jean Deprun a publiée dans le Bulletin baudelairien de
décembre 1997 (pp. 50-2). À propos de l'ascension manquée par Baudelaire sur le ballon «Le
Géant» de Nadar, le 26 septembre 1864, J. Deprun signale la lettre adressée par Veuillot à Nadar
pour lui souhaiter «bon voyage et bon retour» :
Quand vous serez en l'air, si vous croyez que vous êtes en train de descendre trop vite, hâtez vous de jeter
l'ancre en haut... Criez vers Celui qui est. C'est lui qui sauve [...]
Il accumule ensuite une série de citations, où, à partir de L’Épître aux Hébreux (VI, 19),
l'image de l'ancre dans les cieux signifie l'espérance. Pour faire vite, je ne donne pas les
références : le lecteur les trouvera dans le Bulletin baudelairien.
Saint Augustin, parlant du ciel, déclare : «nous y avons déjà jeté l’ancre de notre
espérance» (Enarratio in Psalmum LXIV).
Au IXe siècle, le moine Sedulius Scotus, précepteur des fils de Lothaire, écrit à propos
de L’Épître aux Hébreux : «Nostram anchoram sursum mittimus».
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Saint Francois de Sales écrit a Mme de Chantal, le 5 décembre 1605, à propos des
alcyons :
Ils nagent comme poissons et chantent comme oyseaux; et ce qui plus me plaist, c'est que l’ancre est jectée
du costé d'en haut, et non du costé d'en bas, pour les affermir contre les vagues.
Chez Bossuet, l'image revient plusieurs fois :
Sur la Providence (7 mai 1656), IIIe point :
De même que l'ancre empêche que le navire ne soit emporté [...] ainsi, quoique nous flottions encore ici-bas, l'espérance, qui est
l’ancre de notre âme, nous donnera la consistance, si nous savons la jeter dans le ciel.
Panégyrique de Sainte Thérèse (15 octobre 1657), 1er point :
Ne pouvant arriver au ciel, vous y jetez cette ancre sacrée, je veux dire votre espérance.
Sermon pour la Toussaint (1er novembre 1669).
Apollinaire avait-il lu quelques-uns de ces textes? ou bien en avait-il vu des citations?
Comment savoir? Sans compter que la liste de J. Deprun est certainement incomplète. Aux
chercheurs de trouver.
Il y a donc de fortes chances pour que le formidable lecteur à la sauvette qu'était
Apollinaire ait «piqué» quelque part l'image de «jeter l'ancre vers le ciel». Il lui a suffi ensuite de
jouer (comme le dit Claude Debon) sur l'homophonie ancre/encre pour identifier le poète au
poulpe, sans trop se soucier de la précision zoologique, puisqu'il confond en un seul animal la
seiche (qui jette son encre) et le poulpe ou pieuvre (vers 2 : «Suçant le sang de ce qu'il aime»), et
oublie que la seiche ne lance pas son encre vers le ciel, mais autour d'elle pour se dérober à
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l'ennemi.
Ajoutons que l'on a dans le premier vers du «Poulpe» le thème du salut, le salut par
l'espérance, vertu théologale. Et dans la suite, on a le thème de la poésie; car «sucer le sang de ce
qu'on aime», c'est aussi bien, pour le poète, assimiler les textes qu'il a aimés. On a aussi le thème
de l'amour, bien sûr. Soit les trois thèmes principaux du Bestiaire, selon Marc Poupon.
Voilà, en tout cas, un exemple typique de la combinaison d'une certaine érudition, de la
fantaisie verbale et de l'idiosyncrasie dans la création poétique d'Apollinaire. Ce qui fait, me
semble-t-il, que toutes les interprétations que l'on a proposées du Bestiaire (les sources, les jeux
de mots, etc.) sont valables à la condition qu'on les réunisse : c'est ce que voulait dire Rouveyre,
pour qui le Bestiaire serait le «dictionnaire idéal du cœur et de la pensée d'Apollinaire» (p. 22).
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