Que Vlo-Ve ? Série 4 No 2 avril-juin 1998 pages 41-43
Deux notes sur le Bestiaire FONGARO
© DRESAT
2
Parmi les éléments du Bestiaire qu'il est difficile, voire impossible de transcrire graphiquement figurent
les jeux de mots. Le poulpe par exemple «je[tte] son encre vers les cieux» :
jeter son ancre/encre suggère à la fois une prise sur le ciel qui devient une mer renversée et la présence
de l'encre noire du poète.
L’image «jeter l'ancre vers le ciel» est certainement livresque et remonte haut, comme
nous l'apprend la note savante que l'ami Jean Deprun a publiée dans le Bulletin baudelairien de
décembre 1997 (pp. 50-2). À propos de l'ascension manquée par Baudelaire sur le ballon «Le
Géant» de Nadar, le 26 septembre 1864, J. Deprun signale la lettre adressée par Veuillot à Nadar
pour lui souhaiter «bon voyage et bon retour» :
Quand vous serez en l'air, si vous croyez que vous êtes en train de descendre trop vite, hâtez vous de jeter
l'ancre en haut... Criez vers Celui qui est. C'est lui qui sauve [...]
Il accumule ensuite une série de citations, où, à partir de L’Épître aux Hébreux (VI, 19),
l'image de l'ancre dans les cieux signifie l'espérance. Pour faire vite, je ne donne pas les
références : le lecteur les trouvera dans le Bulletin baudelairien.
— Saint Augustin, parlant du ciel, déclare : «nous y avons déjà jeté l’ancre de notre
espérance» (Enarratio in Psalmum LXIV).
—Au IXe siècle, le moine Sedulius Scotus, précepteur des fils de Lothaire, écrit à propos
de L’Épître aux Hébreux : «Nostram anchoram sursum mittimus».
[42]
—Saint Francois de Sales écrit a Mme de Chantal, le 5 décembre 1605, à propos des
alcyons :
Ils nagent comme poissons et chantent comme oyseaux; et ce qui plus me plaist, c'est que l’ancre est jectée
du costé d'en haut, et non du costé d'en bas, pour les affermir contre les vagues.
— Chez Bossuet, l'image revient plusieurs fois :
Sur la Providence (7 mai 1656), IIIe point :
De même que l'ancre empêche que le navire ne soit emporté [...] ainsi, quoique nous flottions encore ici-bas, l'espérance, qui est
l’ancre de notre âme, nous donnera la consistance, si nous savons la jeter dans le ciel.
Panégyrique de Sainte Thérèse (15 octobre 1657), 1er point :
Ne pouvant arriver au ciel, vous y jetez cette ancre sacrée, je veux dire votre espérance.
Sermon pour la Toussaint (1er novembre 1669).
Apollinaire avait-il lu quelques-uns de ces textes? ou bien en avait-il vu des citations?
Comment savoir? Sans compter que la liste de J. Deprun est certainement incomplète. Aux
chercheurs de trouver.
Il y a donc de fortes chances pour que le formidable lecteur à la sauvette qu'était
Apollinaire ait «piqué» quelque part l'image de «jeter l'ancre vers le ciel». Il lui a suffi ensuite de
jouer (comme le dit Claude Debon) sur l'homophonie ancre/encre pour identifier le poète au
poulpe, sans trop se soucier de la précision zoologique, puisqu'il confond en un seul animal la
seiche (qui jette son encre) et le poulpe ou pieuvre (vers 2 : «Suçant le sang de ce qu'il aime»), et
oublie que la seiche ne lance pas son encre vers le ciel, mais autour d'elle pour se dérober à