Revue Commerce - Février 2003
Deux scénarios pour
l’économie américaine
MAURICE N. MARCHON
Professeur titulaire à l'Institut d'économie appliquée
HEC Montréal
23 décembre 2002
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Il est bien connu que les économistes savent mieux expliquer le passé que
prévoir l’avenir, mais lorsqu’on part en voyage, il est préférable de prendre une
carte géographique des endroits à visiter que de s’en aller au hasard. Tout en
présentant notre scénario favori de l’économie américaine, on ne peut exclure un
tracé moins intéressant. C’est pourquoi, nous présentons les arguments expliquant
chacun des scénarios afin de pouvoir mieux apprécier les signaux que les
statistiques économiques et financières nous lanceront au cours des prochains
trimestres.
Le scénario déflationniste
La plupart des économistes rejettent du revers de la main le scénario
déflationniste parce que la déflation implique une baisse généralisée des prix. Or,
au cours des deux dernières années, se terminant en novembre 2002, le taux
d’inflation annuel moyen des États-Unis, mesuré à l’aide de l’indice des prix à la
consommation, s’est élevé à 2,4 %. Le taux d’inflation nul pour le prix des biens
a été compensé par un taux annuel moyen de 3,5 % pour les services. Les choses
pourraient toutefois se détériorer si l’économie américaine ne retrouvait pas un
taux de croissance du PIB réel supérieur à 3 % au second semestre de 2003, alors
que le taux d’inflation annuel du secteur corporatif est devenu gatif au
3e trimestre de 2002 pour la première fois depuis 40 ans (graphique 1).
Graphique 1
Le taux d’inflation annuel du secteur corporatif est devenu négatif
au 3e trimestre de 2002 pour la première fois en 40 ans
-4
-2
0
2
4
6
8
10
12
1948:1 1953:1 1958:1 1963:1 1968:1 1973:1 1978:1 1983:1 1988:1 1993:1 1998:1
Taux d'inflation du secteur corporatif
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Plusieurs facteurs pourraient faire basculer l’économie américaine en
déflation. Premièrement, le taux de croissance annuel moyen du PIB réel des
États-Unis de 1,4% au cours des deux dernières années se terminant au
3e trimestre de 2002 a été bien inférieur au taux de croissance du PIB potentiel
estimé à 3,2 %. Cela signifie que l’économie ne crée pas suffisamment d’emplois
pour absorber la croissance de la population active et par conséquent le taux de
chômage augmente. L’augmentation du taux de chômage à 6 % en novembre
2002 comparativement à 3,9 % en octobre 2000 exerce des pressions à la baisse
de plus en plus fortes sur les augmentations des salaires horaires, qui s’élevaient à
2,7 % en novembre 2002 comparativement à 4,3 % deux ans auparavant.
Deuxièmement, si l’hémorragie des emplois du secteur manufacturier
nétait pas arrêtée au cours de 2003, il est de moins en moins probable que la
création d’emplois du secteur des services puisse entièrement prendre la relève.
Au printemps 2001, la plupart des analystes prévoyaient que la récession du
secteur industriel ne se transmettrait pas à l’ensemble de l’économie parce que la
création d’emplois du secteur des services était toujours impressionnante. De
septembre 2000 à mars 2001, la perte de 442 000 emplois du secteur
manufacturier avait été plus que compensée par les 910 000 emplois créés par le
secteur des services. On sait que le verdict n’a pas tenu, puisque l’économie
américaine a bel et bien connu une récession en 2001. Par ailleurs, la création
nette d’emplois a été nulle en 2002. La création d’emplois du secteur des services
a été complètement annulée par l’hémorragie des emplois du secteur
manufacturier en faveur des pays comme la Chine. En effet, les entreprises
multinationales n’ont pas d’autres choix que de rationaliser leurs opérations en
transférant les activités de production vers les régions les coûts de production
sont les moins élevés. Ces biens reviennent ensuite sous forme de biens importés
tout en exerçant, à leur tour, d’énormes pressions déflationnistes sur les prix
intérieurs. En novembre 2002, le prix des biens importés sans le pétrole était en
baisse de 3,4 % par rapport à novembre 2000.
Finalement, le fait que les analystes attribuent une très faible probabilité au
scénario déflationniste constitue justement une très bonne raison de ne pas
l’écarter. Au Japon, ce n’est qu’après deux ans de déflation que les
prévisionnistes ont reconnu cette réalité. Nous croyons que toutes les conditions
ne sont pas encore réunies pour que ce scénario devienne réalité, mais les
variables à surveiller sont : la création d’emplois et les marchés boursiers.
L’économie américaine ne pourra pas atteindre un taux de croissance près de son
potentiel au 2e semestre de 2003 sans création d’emplois, même si les gains de
productivité ont été jusqu’à présent tout à fait remarquables. Les consommateurs
ne pourront pas tenir le fort encore bien longtemps sans création d’emplois et les
entreprises ne seront pas prêtes à s’engager dans de nouveaux investissements
sans que les consommateurs consolident leur position.
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La stabilisation des marchés boursiers est également nécessaire à la reprise
soutenue de l’économie américaine parce que ces derniers sont un indicateur
avancé de la confiance des agents économiques ainsi que de l’activité
économique. En effet, le taux de croissance des bénéfices des entreprises du
S&P 500 prévus pour les 12 prochains mois est une composante importante de
l’évolution de la bourse. Il est également fortement corrélé avec celui de la
production industrielle américaine (graphique 2). Autrement dit, la stabilisation
des marchés boursiers serait cohérente avec le scénario de retour au taux de
croissance du PIB potentiel de l’économie américaine. Par contre, un retour au
creux d’octobre 2002 minerait la confiance des entreprises et des ménages. Il
viendrait en quelque sorte renforcer la probabilité de ce scénario pessimiste.
Graphique 2
Bénéfices prévus pour les 12 prochains mois et
production industrielle américaine
(en taux annuels de variation)
Le scénario de retour au potentiel de croissance
Le contexte décrit précédemment permet de mieux comprendre la nouvelle
baisse de 50 points de base du taux d’intérêt des fonds fédéraux du 6 novembre
2002. La Réserve fédérale américaine veut à tout prix éviter les erreurs de la
Banque du Japon, qui a trop attendu pour abaisser son taux directeur. Le contexte
déflationniste justifie cette politique monétaire agressive. En effet, lorsque le taux
d’inflation est négatif, même si le taux d’intérêt à court terme est à zéro, le taux
-18
-13
-8
-3
2
7
12
17
22
janv-87 janv-89 janv-91 janv-93 janv-95 janv-97 janv-99 janv-01
Bénéfices prévus 12 mois
-7
-5
-3
-1
1
3
5
7
Production industrielle
Bénéfices prévus 12 mois S&P 500 Production industrielle
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réel à court terme devient positif et courage les dépenses de ménages et
d’investissement. Dans le contexte cyclique postérieur à l’implosion de la bulle
spéculative, les autorités monétaires américaines veulent s’assurer que le taux
d’intérêt réel à court terme soit négatif pour stimuler la demande finale.
Pour que le scénario de retour graduel du PIB réel américain à son taux de
croissance potentiel, qui était le scénario favori des analystes à la fin de 2002,
puisse se réaliser, il est nécessaire que les freins à la croissance mentionnés
précédemment s’estompent peu à peu. Les entreprises et les ménages devraient,
par ailleurs, pouvoir compter sur un nouveau plan de stimulation fiscale au
printemps 2003. De plus, les gains de productivité permettent aux entreprises de
refaire leurs marges bénéficiaires tout en accordant des hausses salariales
supérieures au taux d’inflation. Cela injecte du pouvoir d’achat à ceux qui ont un
emploi et l’augmentation des profits annonce généralement la reprise de
l’investissement des entreprises. Cette dynamique positive pourrait être appuyée
par une reprise timide des exportations réelles nettes grâce à la dépréciation du
dollar américain qui rendrait leurs produits de plus en plus compétitifs. Ce volet a
toutefois ses limites. Il ne faut pas s’attendre à une performance mirobolante des
pays industrialisés en dehors du Canada et de l’Australie en 2003, la zone euro et
le Japon étant dans une situation encore plus précaire que celle des États-Unis. La
dépréciation du dollar américain par rapport à l’euro et au yen japonais pousserait
toutefois les autorités monétaires de ces pays à poursuivre des politiques
monétaires plus expansionnistes. Une stimulation de la demande intérieure de ces
pays contribuerait en quelque sorte à accroître la demande mondiale et à diminuer
les déséquilibres macroéconomiques qui se sont glissés dans l’économie
américaine (déficit de la balance courante, taux d’épargne trop faible, déficit
budgétaire).
Autrement dit, pour que ce scénario de retour au potentiel de croissance de
l’économie américaine au 2e semestre de 2003 se alise, il faudra que les facteurs
que nous avons mentionnés pour le scénario déflationniste tournent en leur faveur.
Cependant, l’incertitude reliée à l’Irak mine la confiance des agents économiques.
Une résolution de la crise entraînant une baisse du prix du pétrole donnerait un
sérieux coup de fouet à l’économie mondiale.
Les implications pour l’économie canadienne sont assez claires. Dans le
cas du scénario déflationniste, nous ne pourrons pas échapper bien longtemps à
une détérioration de la situation économique américaine puisque 85 % de nos
exportations de biens sont destinées au marché américain. Nous estimons
toutefois que nous sommes mieux préparer pour résister aux forces
déflationnistes, puisque notre position de départ est plus saine (équilibre
budgétaire, inflation maîtrisée et surplus de la balance courante). La Banque du
Canada a également une plus grande marge de manœuvre pour abaisser le taux
d’intérêt directeur en cas d’extrême faiblesse de la demande intérieure. Par contre,
si le scénario optimiste se réalisait, la Banque du Canada sera la première à
relever le taux d’intérêt directeur, car notre économie est plus près de plein-
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