Pyrrhon ou l`apparence - Philosophie Management

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Pyrrhon ou l’apparence
Brève présentation du livre éponyme de Marcel Conche et quelques réflexions
Philosophie & Management
06/05/06
L’année passée, à cette même place, j’ai eu le plaisir de présenter dans le cadre de ce
séminaire une petite comparaison entre la pensée de Marcel Conche, philosophe, et celle de
Peter Senge, management «guru», bien connu auprès des managers et des consultants pour ses
livres sur la gestion du changement, la pensée systémique («system thinking» et l’organisation
apprenante («the learning organization»).
Ce texte, que vous trouverez en annexe de celui-ci, mettait en évidence l’usage un peu léger
de certains concepts par Senge et par la littérature managériale en général et permettait surtout
d’introduire quelques réflexions clés de la pensée de Marcel Conche touchant à trois binômes
et que l’on retrouve dans pratiquement tous ses livres :
 Ce qui est « vraiment » réel et ce qui n’est pas « vraiment » réel
 Pensée et action
 Vérité et bonheur
Permettez-moi de rappeler ici brièvement la distinction que fait Conche entre «ce qui est
vraiment réel» et «ce qui ne l’est pas» au travers d’un extrait d’une lettre que Conche adresse
à son ami Gilbert Kirscher (publiée dans «Philosopher à l’infini», p. 176) et dans lequel il
résume de manière lumineuse son «attitude» philosophique :
1. L’objet de la philosophie est de penser le réel dans son ensemble, le Tout de la réalité. Ou
encore : la philosophie est la recherche de la vérité au sujet du Tout de la réalité, et de la
place de l’homme dans le Tout. De là les questions : que faut-il entendre par «réel» ?
Qu’est-ce qui mérite d’être dit vraiment «réel» ?
2. Le réel est ce qui demeure par opposition à ce qui ne fait que passer – mais peut-être
«tout» ne fait-il «que passer».
3. Il faut philosopher non à partir de la croyance, mais à partir de l’évidence de ce qui se
montre, de ce qui s’offre à tous : le monde, sur fond de Nature.
4. Le réel dans son ensemble est la Nature. Il peut y avoir plusieurs mondes (et même une
infinité), il n’y a qu’une seule Nature : Totum sive natura (le tout, c’est-à-dire la nature).
5. La Nature se donne comme infinie, donc in-compréhensible. Penser la Nature n’est donc
pas la comprendre. Penser n’est donc pas comprendre – ni connaître : on ne peut connaître
le Tout.
Ainsi, pour Conche, ce qui est «vraiment» réel, c’est ce qui demeure, ce qui ne passe pas.
C’est ce qu’il appelle la Nature, le Tout de la réalité. «Tout le reste», tout ce que nous voyons
autour de nous (être humains, animaux, plantes, pierres,…) n’est que l’expression fugace du
Tout de la réalité, un peu comme des bulles de champagne qui remonteraient continuellement
à la surface pour disparaître et cela, sans fin, dans le temps comme dans l’espace. Tout cela
est en quelque sorte «englobé» par la Nature, l’Englobant universel, en dehors duquel il n’y a
rien.
Aujourd’hui, j’aimerais, avec vous, aller un pas plus loin dans la réflexion sur «ce qui est
vraiment réel» et «ce qui ne l’est pas» au travers d’un livre que Conche a consacré à Pyrrhon,
un philosophe qui n’a rien écrit et dont on sait bien peu si ce n’est qu’il était natif d’Elis, et
pauvre, qu’il avait suivi Alexandre dans ses expéditions. Il a donc vécu autour de 330 avant
Jésus-Christ. Pyrrhon est souvent considéré comme un sceptique, au même titre que Sextus
Empiricus.
Or, comme le montre de manière très convaincante Marcel Conche dans son livre, cela n’est
pas correct. Les sceptiques pensaient ne pas pouvoir prononcer de jugement sur l’être des
choses. Pyrrhon va beaucoup plus loin : pour lui, il n’y a tout simplement pas d’ « être » des
choses.
Dans cet article, je m’efforcerai de synthétiser aussi fidèlement que possible les principales
idées du livre de Conche : toutes les idées qui sont présentées dans cet article sont donc de
Conche ; pour laisser le texte le plus fluide possible, je n’ai pas systématiquement fait
référence aux pages du livre dont les idées et réflexions sont extraites.
Pourquoi vous parler de Pyrrhon dans le cadre de ce séminaire ?
Tout simplement parce que la pensée, volontairement non écrite (on verra plus tard pourquoi)
de Pyrrhon, remet en cause, et de manière forte certaines pensées que nous avons vues lors de
ce séminaire.
Ainsi, comme nous allons le voir, la pensée de Pyrrhon, telle que comprise par Conche, refuse
le principe de contradiction et de son dérivé, le principe du tiers exclu, formulés par Aristote,
que nous avons vu avec de Praetere & de Brabandère. Pour Pyrrhon, le principe de
contradiction, confère implicitement aux «êtres» une stabilité illusoire. Cette stabilité illusoire
des «êtres» est liée au langage. Or la stabilisation qu’implique le langage contredit la fuyante
réalité, c’est-à-dire, comme je l’ai dit plus haut, que «tout» passe.
Par ailleurs, comme on le verra également, la pensée de Pyrrhon n’est pas très éloignées de
pensées orientales que nous avons également abordées durant ce séminaire, par exemple la
pensée indienne avec Joachim Lacrosse. Cela n’a rien d’étonnant : Pyrrhon a rencontré lors
des ses expéditions avec Alexandre les gymnosophistes, ces sages de l’Inde, qui loin de
s’extasier devant l’entreprise d’Alexandre, en faisaient apparaître la finale vanité – par
exemple en frappant la terre du pied lorsqu’il passait, pour indiquer que bientôt il ne lui
resterait plus de toute la terre que ce qu’il lui faudrait pour son tombeau.
Au travers de la pensée de Pyrrhon, nous allons donc aborder, sous un angle un peu différent
le thème du séminaire de cette année, à savoir «Le changement : une question de
représentations et de langage».
Avant d’entrer dans le vif du sujet, encore un mot sur Conche. Certains s’étonneront peut-être
de mon engouement marqué pour celui-ci, au point que je pourrais paraître ne jurer que par
lui. Ce n’est pas le cas. C’est d’ailleurs assez normal puisque Conche, que l’on pourrait
qualifier de philosophe anti-systémique, invite à penser librement. Si je reviens donc si
souvent à lui, c’est, outre le fait que je l’apprécie beaucoup, avant tout dû à une question de
méthode : sur les conseils d’un ami averti, je me suis donné pour discipline de lire à fond un
auteur, plutôt que de «papillonner» entre les philosophes. Depuis 5 ans, l’essentiel de mes
lectures philosophiques est donc constitué des livres de Conche dont les pensées diverses et
dont je comprend de mieux en mieux les subtilités me permettent d’avoir un regard plus sûr,
plus réfléchi, sur la plupart des questions philosophiques qui me paraissent importantes.
1. Le refus du principe de contradiction
Comme nous l’avons vu, pour Aristote, le principe sans lequel aucune connaissance n’est
possible, et dont la négation entraîne la destruction de tout le savoir humain (en physique,
mathématique,…), est le principe de contradiction, ou plus justement formulé, le principe de
non-contradiction. «A est B» et «A n’est pas B» ne peuvent être vrais en même temps. On
remarque d’emblée que le principe de contradiction est énoncé comme un principe
ontologique, c’est-à-dire concernant ce qui est – et que la pensée aura à respecter pour penser
ce qui est (c’est-à-dire pour penser).
Un tel principe n’est pas susceptible d’être démontré. Il ne peut être défendu que contre ses
négateurs. Aristote s’emploie à démontrer de diverses façons que la négation du principe de
contradiction n’est pas tenable :
 Celui qui dit que à la fois «A est B» et «A n’est pas B» dit en fait que le mot B ne signifie
pas ce qu’il signifie ; il n’est pas utilisé correctement.
 Le fait que nous recevions des mêmes objets des impressions différentes (le miel est doux
pour celui qui est en bonne santé ; le miel est amer pour celui qui a la jaunisse) n’a rien
d’étrange, si c’est nous qui avons changé. La contrariété de nos impressions ne nous
oblige pas à affirmer la vérité des contradictoires. Cela nous oblige seulement à rendre
précise la formule du principe de contradiction. On ne peut pas simplement dire que ce qui
apparaît est : il faut préciser que ce qui apparaît est pour celui à qui il apparaît, quand il
apparaît, au sens où, et de la façon suivant laquelle il apparaît. Ces précisions font
s’évanouir les prétendues contradictions auxquelles paraissent conduire les divergences
sensorielles.
 Si les contradictoires sont vraies en même temps, tous les êtres n’en font plus qu’un :
l’homme est non-homme, a fortiori non-cheval, donc (en vertu de la négation du principe
de contradiction) cheval. La négation du principe de contradiction supprime les
différences entre les êtres, fait se confondre toutes choses, entraîne la négation de l’
«essence» ou de «nature» des êtres. Car, si un être est essentiellement homme, cela veut
dire que ce qui le fait «homme», par exemple, «animal bipède», ne peut ni ne pas lui
appartenir, ni appartenir à ce qui est «non-homme». Or, si le principe de contradiction est
nié, un caractère peut, indifféremment, appartenir ou ne pas appartenir à une chose.
Pourtant les être ne sont que s’ils se distinguent réellement les uns des autres. Si donc le
principe de contradiction est nié, les différences deviennent purement apparentes.
L’essence, l’être des choses, des êtres, s’évanouit. A proprement parler, il n’y a plus rien –
du moins il n’y a plus d’«êtres».
 Enfin, ou en effet, la négation du principe contradiction entraîne la négation de cette
négation même. Si l’affirmation n’est pas plus vraie que la négation, de même l’ensemble
«A est B et n’est pas B», pris comme seule affirmation, ne sera pas plus vrai que la
négation totale correspondante. La négation du principe de contradiction, si elle est totale
(s’appliquant à toutes les affirmations et négations), et réciproque, conduit à la destruction
corrélative de l’être et du discours : celui qui affirme, en même temps, ce qu’il dit et le
contraire, ne dit rien. On ne sait plus rien dire de «sensé».
Admettre l’argumentation d’Aristote, c’est donc admettre qu’il n’y a pas de milieu entre dire
quelque chose (au sens de dire ce qui est) et ne rien dire, ou qu’il n’y a pas de milieu entre
l’être et le rien.
Or, l’intuition pyrrhonienne va être précisément de refuser l’alternative entre l’être et le nonêtre.
Sa formule clé pour l’exprimer est le «ou mallon», ce qui veut dire en grec «pas plus». Le «ou
mallon» pourrait s’employer dans une phrase de la façon suivante : «Le miel n’est pas plus
doux qu’amer ou qu’aucun des deux». Mais, on l’aura compris, Pyrrhon ne se contente pas
d’utiliser le «ou mallon» pour exprimer qu’il nous est impossible de connaître ce qu’est le
miel en soi. Son intuition, qui est à la base de son refus du principe de contradiction, est de
dire «de chaque chose qu’elle n’est pas plus qu’elle n’est pas, ou qu’elle est et n’est pas, ou
qu’elle n’est ni n’est pas». L’«être» du miel n’est pas plus être que non-être, ou que l’un et
l’autre, ou que ni l’un ni l’autre.
Or, si la notion d’«être» s’évanouit, ce qui s’évanouit aussi, c’est la notion d’«apparence» en
tant que l’un des pôles de la relation duelle apparence-être. Qu’est-ce à dire ? Ce qu’il y a
(l’ensemble des choses), même si cela ne peut être dit «être», n’est pourtant pas absolument
rien. De là une nouvelle notion d’apparence : ni apparence-de (d’un «être»), ni apparencepour (pour un «être», le sujet), mais apparence qui ne laisse rien hors d’elle : apparence
universelle et absolue.
Cette notion d’apparence absolue permet, selon Conche, à Pyrrhon de dépasser l’alternative
d’Aristote entre l’être et le non-être. Pyrrhon découvre avec cette notion d’apparence absolue
une forme du rien qui n’est pas un rien purement négatif (le néant), une forme du rien qui ne
se pense pas par rapport à l’être. La révélation de Pyrrhon, peut-être stimulée par les sages de
l’Inde évoqués plus haut, est celle de l’irréalité de tout ce qui semble «réel», et de
l’universalité de l’apparence. Comme le dit joliment Conche (p. 38) : «Et ainsi, il lui vint à
l’esprit que le chemin à suivre n’allait pas de l’apparence à l’être, comme le crut Platon, mais
au contraire, de l’être, qui n’est jamais que l’objet d’une réification illusoire, à l’apparence
pure et universelle».
Et, comme nous allons le voir, dans la transmutation de toutes choses en apparences, Pyrrhon
va trouver le principe d’une sagesse, d’une éthique. Pour tenter de présenter ce qui caractérise
cette éthique, nous reprendrons les binômes déjà utilisés dans l’article comparant Senge et
Conche, à savoir «Pensée et Action» et «Vérité et Bonheur». Mais avant de le faire, essayons
de caractériser un peu plus ce qu’implique le pyrrhonisme.
2. Le pyrrhonisme : philosophie de l’inconstance ou « Météorisme »
Le pyrrhonisme n’est pas une théorie, un système philosophique. C’est plutôt une « sophos »,
une révélation sur les choses elles-mêmes, comme n’étant, non seulement pour nous mais en
elles-mêmes, rien d’autre qu’apparences. C’est une conversion à une certaine vue des choses
dans leur ensemble, qui permet de déconstruire le monde sensible, de percevoir, au travers de
la réification illusoire du monde commun, l’évanouissement universel des apparences, c’est-àdire des choses mêmes (car les choses et les apparences sont identiques).
Essayons d’expliciter brièvement cette vue pyrrhonienne des choses en considérant :
2.1. l’in-différence, l’in-stabilité et l’in-substantialité universelles ;
2.2. le jeu de la fortune et du temps ;
2.3. l’auto-dévoilement des apparences.
2.1. L’in-différence, l’in-stabilité et l’in-substantialité universelles
Pour les pyrrhoniens (Enésidème, Timon,…), les choses sont in-différentes. Cela est très
différent de dire, comme cela est fait traditionnellement, que Pyrrhon est indifférent à tout. Il
ne s’agit pas ici d’indifférence subjective. Il s’agit plutôt d’in-différence « dans » les choses et
« entre » les choses mêmes :
- « dans » les choses : comme nous l’avons vu, il n’y a pas de différence entre l’être et le
paraître ;
- « entre » les choses : cette in-différence vaut autant pour les qualités sensibles des choses
(Pyrrhon est ici proche de Démocrite qui aimait dire : « convention que la couleur,
convention que le doux, convention que l’amer ») que pour les valeurs. Il y a ce qui paraît
bien aux uns, mal aux autres, juste aux uns, injuste aux autres, mais rien n’est juste ou
injuste, bien ou mal. Les hommes, selon Pyrrhon, ne peuvent établir ou fonder aucune
différence entre les choses, pas même entre les extrêmes. Les valeurs et les anti-valeurs se
confondent. On ne peut dire qu’une conduite « est » belle ou honteuse, juste ou injuste, car
le mot « est » n’a pas ici de signification. Les valeurs ne « sont » pas, elles « valent », et
cela signifie seulement qu’elles paraissent valoir : elles s’épuisent dans leur paraître. Le
principe de contradiction ne s’applique pas aux valeurs, car il concerne ce qui est ou n’est
pas, et les valeurs non seulement n’ont aucun être, mais (en conséquence) ne relèvent pas
d’une pareille alternative. Contrairement à tout ce qu’ont pensé les Platoniciens, la
recherche du fondement n’a, dans le domaine des valeurs et de la conduite humaine,
aucun sens. Il n’est pas possible d’établir en droit une quelconque différence entre le bien
et le mal. Les coutumes et les opinions des Perses valent les coutumes et les opinions des
Grecs.
En outre, pour les pyrrhoniens, rien ne peut être pris « en délit de stabilité », « fluente est
toute substance : et elle change, et elle ne reste jamais au même endroit » (p. 260). Ici, les
pyrrhoniens sont proche d’Héraclite : « tout se meut ». Mais comment ? par translation ou par
altération ?
Comme l’explique Conche (p. 257 à 263), les pyrrhoniens réduisent tout changement
substantiel à l’altération. Les choses se réduisent à leur élément changeant. Sans cesse, elles
se font et se défont, mais sans doute inégalement dans leurs différents aspects : de là, pour un
certain laps de temps, leur identité approximative. Cette réduction du changement substantiel
à l’altération revient en fait à nier qu’il y ait des substances (ousia) au pluriel, puisque toutes
résultent de l’altération d’une substance unique ; quant à celle-ci, la « substance »
primordiale, elle est elle-même moins une substance que le principe de l’universelle insubstantialité. In-stabilité par altération et in-substantialité universelles vont donc de pair.
Pour illustrer l’in-différence, l’in-stabilité et l’in-substantialité universelles selon les
pyrrhoniens, reprenons l’exemple du miel. Démocrite et Platon peuvent, comme Pyrrhon,
considérer que le miel, qui apparaît doux ou amers selon l’état des organes sensoriels,
n’« est » pas plus l’un que l’autre. Mais pour eux, il est entendu que subsiste un être vrai du
miel. Au contraire, le ou mallon pyrrhonien s’applique non seulement au paraître mais à
l’être : il dissout l’ « être vrai » des choses, leur « nature ». Sa signification n’est pas
simplement : le miel n’est pas plus doux qu’amer, mais : le miel n’est pas plus miel que nonmiel, puisqu’il n’est rien de plus que l’ensemble de ses qualités, dont chacune, comme le doux
ou l’amer, n’est pas plus telle que non telle (de sorte qu’il ne peut être aucune d’elles). Cela
revient à nier la notion de substance, les choses entrant de part en part dans la fluence, indifférentes entre elles.
Comme on va le voir, la conséquence de tout ceci est l’ironie apparente du « réel » par rapport
à toutes les affirmations que nous proférons à l’égard des choses : il n’est pas possible de
maintenir une affirmation quelconque sur quoi que ce soit, car déjà, en elle-même, elle se
défait. Si rien ne demeure égal à lui-même, la vision, par exemple, n’est pas « vision plutôt
que non-vision », et aucune autre sensation n’est « telle plutôt que non telle » (où nous
retrouvons bien sûr le ou mallon).
2.2. Le jeu de la fortune et du temps
Nous venons de l’esquisser : les pyrrhoniens reconnaissent l’appartenance des contraires à la
même chose. Une telle vision peut-être perçue comme proche de la contrariété et de la
mobilité héraclitéennes des choses. « L’étant, selon Héraclite, contient en lui-même
l’opposition à soi ; la vie est inévitablement suivie de la mort, la création de la destruction,…
Ainsi, le pyrrhonien Enésidème et ses disciples avaient l’habitude de dire que l’orientation
pyrrhonienne est une voie menant à la philosophie d’Héraclite. Mais attention : cela est vrai
pour autant que l’apparence au sens de Pyrrhon et d’Enésidème ne soit pas considérée autre
chose que l’être. Si c’est le cas, le pyrrhonisme coïncide effectivement avec une vision quasi
héraclitéenne du flux universel, à une distinction près toutefois (et elle est de taille) : la
philosophie d’Héraclite est une philosophie du logos comme unité des contraires, ce que n’est
pas du tout la philosophie pyrrhonienne pour laquelle la notion d’un logos régissant le devenir
cosmique est totalement absente.
En effet, Héraclite, comme philosophe du logos, révèle l’unité des contraires, plus
précisément l’unité logique des contraires, à savoir non pas seulement l’appartenance des
contraires au même (le miel à la fois doux et amer), mais l’appartenance mutuelle des
contraires (chacun étant condition de l’autre). Il est absurde de vouloir la vie sans la mort,
parce que vie et mort sont indissociables, et cela non parce qu’elles seraient reliées entre elles
par un troisième terme (un dieu, par exemple, qui aurait décrété la mort comme châtiment),
mais parce qu’il y a, entre les deux termes, en dépit de leur opposition absolue, un lien
d’essence. La vie se renverse en mort (et la jeunesse en vieillesse, etc.) non en vertu d’autre
chose, mais en vertu d’elle-même. Héraclite place donc l’opposition de l’être et du non-être
au cœur de la réalité. Mais en tant que philosophe du logos, il reste du côté de l’onto-logie : le
conflit des opposés est assujetti au logos : les déchirements du monde, malgré les discordance,
consonnent finalement dans une note heureuse – pour celui qui est à l’écoute du logos.
Pour les pyrrhoniens par contre, le lien entre les contraires n’est nullement le lien logique, le
lien du logos. S’il y a renversement d’un contraire à l’autre, ce n’est que par l’effet de la
Fortune. Et la Fortune est tout le contraire d’un logos ; c’est un principe antilogique :
l’absence de règle érigée en règle. Les Perses sont maîtres puis esclaves, les Parthes esclaves
puis maîtres : les situations humaines connaissent un incessant « retournement », mais sans
qu’il soit aucunement question d’une « harmonie des contraires », et nullement en conformité
avec un quelconque logos comme loi cosmique. « Le contraire est accord ; des différents
résulte la plus belle harmonie » : cet aspect d’Héraclite est ici complètement laissé de côté.
En fait, la notion de jeu de la Fortune au sens des pyrrhoniens se rapproche plus d’une autre
notion héraclitéenne, celle du Temps comme enfant-joueur : « Le Temps est un enfant qui
joue en déplaçant les pions : la royauté d’un enfant ». Toutes les choses sont sous le pouvoir
(ou le règne) du Temps qui, comme un enfant-joueur, pousse les pions ainsi plutôt
qu’autrement sans savoir pourquoi et sans raison. Dans ce cas, il y a une affinité profonde
entre le temps et le hasard ou la Fortune. Dans ce cas, suivre l’orientation des pyrrhoniens
peut en effet mener à une sorte de néo-héraclitéisme.
Tout cela appelle un complément : il n’est plus possible de concevoir le temps comme se
fondant d’une quelconque façon sur l’éternité, lié à des mouvements réguliers comme ceux
des astres. Au contraire, le temps est lié à des mouvements où règne un quasi-désordre,
comme ceux qui engendrent les déconcertants phénomènes météorologiques. Le temps des
pyrrhoniens est le temps des apparences, le temps des changements de temps, des humeurs
variables de l’homme et du ciel. C’est aussi le temps de notre vie propre. Les météores
changeants sont plus près de notre vie que les cycles et les périodes cosmiques. Car nous
vivons dans le présent insaisissable où ce qui apparaît n’était pas, ne sera plus, n’est pas.
C’est pourquoi, s’il fallait désigner le pyrrhonisme autrement que par le nom de son
fondateur, Conche proposerait le nom de « Météorisme » ou philosophie de l’inconstance.
Selon lui, le comportement des météores, dans ce qu’ils ont de non réglé, de changeant d’un
aspect à l’autre et à vue d’œil, de soudain et d’improvisé, est une belle image de la vision
pyrrhonienne sur la vie elle-même, de la nature, se résolvant dans la variation.
2.3. L’auto-dévoilement des apparences
Enfin, afin de « caractériser » le pyrrhonisme, notons qu’il est une philosophie de l’apparence
qui ne fait qu’apparaître, qui est donc en même temps la chose elle-même, c’est-à-dire
l’apparence pure ou absolue. Or, cela ne se peut que si l’apparence, sans intermédiaire, est là
en elle-même. L’apparence s’auto-dévoile. Le corps, donc, n’offre aucune opacité ; les canaux
sensoriels sont de libres ouvertures, de sorte qu’en étant au dedans on est aussi au-dehors ;
l’intelligence est aussi bien sensorialité. Nous avons vu plus haut que l’apparence
pyrrhonienne n’est pas apparence-pour un sujet. L’apparence n’apparaît qu’à elle-même. La
notion de « pensée » n’est donc pas introduite, par rapport à l’apparence, de l’extérieur, et par
le philosophe, puisqu’elle signifie l’auto-dévoilement de l’apparence.
Pour Enésidème, les sens ne font que montrer, présenter l’apparence : les choses-apparences
(mais il n’y a rien d’autre) « sont » là, sans aucun voilement, aucune dissimulation. Il n’y a
pas trois termes : les objets, les données sensorielles, l’esprit, mais seulement deux : les
choses apparences et l’intelligence sensorielle, ou dans un langage qui convient mieux à
l’analyse métaphysique : les apparences et la pensée.
3. Pensée et Action selon le pyrrhonisme
Sur base de ce qui précède, on comprendra sans peine que la pensée « pyrrhonienne » puisse
apparaître pour beaucoup comme « problématique » ou paradoxale. On peut distinguer des
problèmes à trois niveaux distincts :
- au niveau des buts de la pensée, la connaissance, la recherche de la vérité que Pyrrhon a
en fait « dissout » ;
- au niveau des outils pour penser : le langage, qui entraîne inévitablement avec son usage
une réification illusoire ;
- au niveau de la recevabilité par la société d’une telle pensée tant elle remet en cause le
sens commun, les idéologies dominantes, les croyances religieuses,…
Mais avant de détailler ces problèmes ou paradoxes, clarifions dès à présent ce que nous
entendons par « pensée », en utilisant les éclaircissements à ce sujet de Marcel Conche. Pour
Conche, « la philosophie est la recherche de la vérité au sujet du Tout de la réalité, c’est-à-dire
la Nature, et de la place de l’homme dans le Tout… La Nature s’offre comme ce qui est à
penser. « Penser », est-ce comprendre ? La Nature se présente comme ce qui à être compris,
mais dans le même temps, par son infinité, elle se donne comme incompréhensible. On ne
saurait comprendre l’infini. Penser est donc plus modeste que comprendre. Ce n’est pas
embrasser du regard de l’intelligence la totalité du réel, mais c’est explorer le réel. Ce n’est
pas voir l’ensemble d’une forêt, mais c’est ouvrir une clairière. D’un côté l’opacité des
choses, de l’autre la lumière naturelle de l’esprit. Penser, c’est apporter la clarté, c’est
éclaircir.
3.1. La non-recherche de la connaissance et de la vérité
Le sceptique Sextus pensait pouvoir distinguer trois manières générales de philosopher. Les
uns disent qu’ils ont trouvé la Vérité ; les autres disent qu’elle est incompréhensible ; et les
autres continuent à la chercher. On appelle Dogmatiques ceux qui s’imaginent l’avoir
trouvée ; tels sont Aristote, Epicure, les Stoïciens, et quelques autres. Ceux qui ont dit qu’elle
est incompréhensible, sont par exemple, Clitomaque, Carnéade et les autres Académiciens. Et
ceux qui la cherchent toujours, ce sont les Sceptiques.
Peut-on dès lors ranger Pyrrhon parmi les Sceptiques, bien qu’il soit généralement considéré,
même par Sextus Empiricus lui-même comme le premier Sceptique ? Nullement. Car Pyrrhon
ne recherche pas la vérité. Comment pourrait-il le faire puisque, pour lui, il n’y a pas de
connaissance possible des choses. Bien plus il n’y a pas de vérité des choses puisqu’il n’y a
pas d’être des choses.
En effet, si les Pyrrhoniens ne connaissent pas la « vérité de l’étant », c’est parce qu’ils en
détruisent la notion même. Il y a pour eux une illusion essentielle à la recherche de la vérité :
car rechercher, c’est poser en avant de soit une sorte de vérité qui attend. La recherche se
déroule dans le temps, mais elle est recherche de ce sur quoi le temps n’a pas de prise, car si
cela changeait sans cesse la recherche n’aurait plus de sens, puisqu’il n’y aurait plus d’objet
de la recherche. Cet « objet de la recherche », le « ce que sont » les choses, leur être et leur
essence, voilà ce que les philosophes non pyrrhoniens posent (comme attingibles ou comme
non attingible, ou de quoi on peut s’approcher indéfiniment), et que les Pyrrhoniens refusent.
Le pyrrhonisme est lié à la non-recherche. Cela peut s’établir de deux façons :
- la recherche se présuppose un immobile (étant, « nature » des choses, essence, loi,…) par
rapport auquel la pensée s’apparaît comme en état de manque et de déficience ; mais, par
son abolition de l’étant, le pyrrhonisme détruit la recherche elle-même ;
-
la non-recherche résulte de la non-différence dans les choses – car, si toutes choses sont
in-différentes, il est clair que l’on supprime le fait de chercher. Qu’est-ce, en effet , pour la
recherche, que se présupposer un au-delà du phénomène, du patent, de l’apparent ? C’est
admettre la différence du phénomène et du non-phénoménal, de l’apparent et du caché. Ce
à quoi la recherche est donc contraire, c’est au principe fondamental du pyrrhonisme
comme principe de la non-différence entre les choses. Autrement dit, la recherche est
exclue par la notion même de l’apparence (puisque l’apparence n’est universelle ou
absolue que par l’abolition de la différence apparence-essence).
Les apparences qui se nient comme pures apparences, se donnent une profondeur et
s’organisent en monde. Pour les pyrrhoniens, ces apparences sont maintenant
indifférenciables et pas plus les unes que les autres ne reflètent le vrai ou l’essence. Elles ne
renvoient à rien d’autre qu’elles-mêmes ; dès lors, un certain nombre de mots se trouvent être
« de trop », et, cherchant ce qui leur correspond, on ne trouve plus rien.
Le savoir pyrrhonien est donc un non-savoir qui se sait. Mais il ne faut pas entendre par là que
le Pyrrhonien se sentirait exclu du Réel véritable, qui se refusant à la connaissance, se
refermerait sur lui-même dans un intérieur et une essence inaccessibles. Loin que le nonsavoir nous place dans un état de dénuement et de privation devant la richesse de « l’Etre »,
tout au contraire c’est au non-savoir que les choses se livrent et s’exposent sans rien cacher et
sans rien soustraire, c’est-à-dire comme apparences. La déconstruction pyrrhonienne n’aboutit
donc nullement à rejeter toutes choses dans l’abîme de l’incompréhensible : comment seraitce possible puisque la dimension de la profondeur à disparu ? Il ne s’agit que d’en revenir à
l’indifférence (« dans les choses »), c’est-à-dire à l’égalité à elle-même de l’apparence
uniformément plane, que ne se creuse et ne se referme plus en « monde » (cosmos), ne
s’unifie plus en « nature », et n’est plus « manifestation » de quoi que ce soit (car l’apparence
pure est ce qui, par là même, ne saurait être manifestation).
Il y a donc une vérité pyrrhonienne, mais elle n’a pas son lieu dans le jugement, et le sophos
n’exprime pas ce qu’il sait par des affirmations et des négations, mais bien plutôt fait signe
vers la vérité, comme nous allons le voir, par l’ironie à l’égard de toute affirmation ou
négation. La vérité anté-prédicative est ouverture au champs universel de l’apparence où tous
les aspects se valent. Les affirmations et les négations choisissent et excluent, et introduisent
entre les aspects des choses un droit inégal. Le dogmatique, qui prétend enfermer le vrai dans
un système d’affirmations et de négations, ne fait que réifier, absolutiser certaines apparences,
et déprécier les autres. Mais le Pyrrhonisme se tient dans l’Ouvert, où l’accueil est sans
limites.
Savoir qu’il n’y a rien à savoir, c’est d’un seul coup obtenir sur toutes choses une révélation
qu’il faut ensuite garder telle quelle sous le regard, sans la parcelliser en affirmations,
négations et systèmes où elle se perdrait, tandis, que corrélativement, les apparences se
durciraient en « êtres » ayant leur « vraie nature », etc., et ces êtres, essences et natures,
s’organiseraient en « monde ». Alors, le travail de déconstruction du pyrrhonisme serait à
refaire.
Notons encore que de la valeur égale des apparences résulte l’égalité des phases de la vie
humaine, et, en particulier, des phases de la vie intellectuelle, ce qui signifie qu’à travers tous
nos « progrès vers le savoir » subsiste une non-savoir égal à lui-même. Le pyrrhonisme, par la
destruction de l’idée d’être et de l’objet du savoir, transforme ce non-savoir en une sorte de
révélation non du « fond » mais du non-fond des choses ou l’apparence absolue.
Les philosophies non-pyrrhoniennes font une différence entre les hommes selon qu’ils savent
ou non, ou savent plus ou moins. Elles admettent que les sages et les savants ont un savoir
plus réel que les insipients. Le Pyrrhonien n’entend pas nier que certains connaissent la
chronologie des rois de Sparte ou la position des étoiles, d’autres non. Mais un tel savoir est
ce que l’on peut appeler : un savoir qui ne nous apprend rien. Et l’homme n’est en possession
d’aucun savoir, hormis ceux qui ne nous apprennent rien. Les prétendus « savoirs » ne sont
que des non-savoirs qui s’ignorent. Les savoirs scientifiques ne sont pas des savoirs au sens
véritable du mot. Ce sont des savoir-faire (voir mon article sur Senge & Conche).
En effet, une science particulière n’est philosophique (n’acquiert une vérité et un sens)
qu’autant qu’elle repose sur un savoir de la totalité ; or la totalité n’est pas connaissable, non
par suite des « bornes » de la connaissance, mais parce qu’il n’y a pas de totalité totalisable
(pas de « monde », pas de « Tout »). Du reste, comme rien n’est « plutôt étant que nonétant », il n’y a rien à connaître (rien qui mérite d’être dit « être »). Ainsi est abolie, dénoncée
comme sans fondement, la hiérarchisation qui accorde le privilège de la connaissance aux
savants, aux philosophes, aux prêtres. Il n’est personne qui en « sache » plus q’un homme
quelconque., une femme ou un enfant.
Il n’y a pas de connaissance possible, car il n’y aura jamais de révélation du « réel » plus
profonde que l’auto-dévoilement de l’apparence. Ce que l’on appelle « connaissance » ne
consiste nullement en un progrès vers l’ « essence » des choses, l’être-vrai, etc., mais en une
simple substitution d’apparences à d’autres apparences égales (la goutte d’eau à l’œil nu, la
goutte d’eau vue au microscope, etc.). L’homme inculte qui écoute le bruit de la forêt, allume
son feu, ou regarde tomber l’averse, en « sait » aussi long sur toutes choses que le savant, le
sage, ou que Dieu, car les choses ne sont pas telles qu’il y aurait lieu d’en « savoir » plus long.
Ou plutôt, il y a quelque choses que ni l’homme ignorant, ni le savant, ni le philosophe,
généralement, ne savent : c’est qu’il n’y a rien à savoir ; il n’y a qu’à vivre. Le pyrrhonisme
est cette découverte que non dans le savoir mais dans le non-savoir se trouver le véritable
accord la nature – la non-nature – des choses.
Notons enfin qu’il ressort encore de tout ceci que le pyrrhonisme n’a rien à voir, ni avec le
doute, car il abolit les cadres mêmes sans lesquels il n’y a plus d’attitude dubitative ou
suspensive possible, ni avec le phénoménisme, car il supprime la différence sans laquelle
celui-ci ne peut se constituer. Pyrrhon ne doute pas : il fait, au contraire, de la négation et de
l’abstention, son élément. Il est sans jugement, sans préférence, sans ébranlement, ce qui ne
signifie pas qu’il manque d’une vérité que le jugement pourrait en principe apporter, ou de
raisons et de motifs de « pencher » d’un côté plutôt que de l’autre, ou d’une incitation
quelconque, mais au contraire que, renonçant à toute recherche qui se situe au plan du
jugement, il ne manque plus de ce type de vérité que le jugement apporte ; elle ne saurait lui
faire défaut, car il quitte désormais de façon radicale le plan du jugement, non qu’il se
désintéresse de la vérité, mais parce qu’elle n’a pas son lieu dans le jugement, ne saurait par
principe s’y trouver, ce qui veut dire qu’elle est tout autre que ce que l’on entend
habituellement et dogmatiquement par « vérité » (le fait de dire ce qui est), et que, par la
conversion au non-jugement, si elle est profondément vécue, on entre dans une sphère
nouvelle, on meurt à ce que l’on était et on se retrouve un autre homme.
Pour Pyrrhon, il n’est pas question de « suspendre » le jugement, mais de s’en abstenir.
3.2. L’ironie comme arme contre la réification illusoire qu’entraîne le langage
Tout ce qui précède, il est vrai, l’ « homme quelconque » ne le « sait » pas. C’est tout le
paradoxe du pyrrhonisme : c’est un non-savoir qui se sait. Le pyrrhonisme ne peut donc être
érigé en théorie, en système. Comment peut-il s’exprimer ? Peut-il même se dire ?
En effet, dans le Philèbe, la dialectique de Socrate montre que celui qui nie le principe de
contradiction, principe de toute discussion et de toute dialectique, se trouvera, à plus forte
raison, dans l’impossibilité de dire. Pyrrhon admet parfaitement l’indissociabilité du logos et
de l’être. Il est opposé à toute dissociation de la sphère totale aboutissant à isoler un côté de la
subjectivité et une pensée vide. Ce qui, en conséquence, est mis en question avec l’idée d’être,
c’est le discours lui-même. C’est pourquoi la thèse pyrrhonienne est immédiatement trahie
lorsqu’elle est dite. En effet, le langage ne peut se passer du verbe « être » (ou de ce qui en
tient lieu), ne peut pas ne pas distinguer le sujet et le prédicat, ne peut pas ne pas
substantialiser le « miel », et par suite, il impose de lui-même la distinction du paraître et de
l’être, de l’apparence et de ce qui apparaît, du phénomène et de la réalité. Le langage, comme
tel, porte en lui la contradiction du pyrrhonisme, et suggère, de lui-même, la falsification
phénoméniste.
Est-ce à dire qu’il faille se figurer Pyrrhon comme un personnage qui n’ouvrait que rarement
la bouche, triste et muet ? Au contraire : il brillait aussi bien dans le discours continu que dans
l’entretien par questions et réponses. Il semble avoir eu une conversation fascinante. Epicure
l’admirait et sans cesse s’informait de lui. A quoi tenaient cette séduction, cette attirance ?
Pour le comprendre, il nous faut revenir à une formule d’Aristote : le négateur du principe de
contradiction dit, et ne dit pas, ce qu’il dit. Seulement, Aristote entend par là que son parler
est pur verbiage, et qu’il ne dit rien. Or, Pyrrhon découvre que l’on peut très bien, à la fois
dire et ne pas dire ce que l’on dit. Il suffit de pratiquer l’ironie constante à l’égard de son
propre discours. « Voilà ce que je dis ; mais n’allez pas croire surtout que la vérité puisse se
trouver, telle quelle, dans ce que je dis, sinon par paradoxe – car je parle, et, si je signifie la
vérité, c’est de manière indirecte, allusive, oblique : de ce que je dis avec les mots de tout le
monde, prenez donc plutôt le contre-pied, suivez mon ironie » : telle est la toile de fond du
discours – du non-discours – pyrrhonien.
Si les hommes, habituellement, et les philosophes comme les autres hommes, parlent, c’est
pour se faire entendre, et pour remplir et faire oublier le silence. Mais ce que Pyrrhon
indiquait, par-delà les beaux discours et les répliques où il excellait, c’est que les mots,
jamais, ne sauraient annuler le silence. Les mots (la sphère humaine des mots) ne sont qu’un
accident du silence. Le discours est discours de ce qui est, mais toute la sphère de l’être et du
logos se résout elle-même en autre chose. Le discours pyrrhonien est discours et non-discours.
Les mots disent ce qu’ils disent et le néant de ce qu’ils disent.
Le Temps est l’universel ironiste qui renverse la prétention de toute chose à persévérer dans
son être. Dans ce cadre, la stabilité du discours du philosophe est une illusion. La stabilité
qu’implique le langage contredit la fuyante réalité. Dès lors, l’ironie universellement
nihilisante du Temps exténue le discours lui-même. Ici intervient la solution pyrrhonienne :
penser non contre le Temps, comme lorsqu’on fait des livres (Pyrrhon n’a rien écrit), mais au
fil du temps ; et, puisqu’il n’y a rien à faire contre l’ironie non seulement « de l’histoire »,
comme on dit, mais du devenir et du Temps, faire chorus avec cette ironie du réel, qui n’est
réel qu’en s’irréalisant, répéter pour son compte l’ironie du Temps, mortelle à l’illusion
d’être. Autant dire que le discours pyrrhonien ne peut se prendre au sérieux : il est discours et
non-discours, ironique à l’égard de lui-même.
C’est pourquoi probablement Diogène parlait-il de la disposition pyrrhonienne comme d’un
renversement. Pour l’idéalisme spéculatif de Platon et d’Aristote, la fonction de la pensée est
de penser l’être, ce qui est. Mais Pyrrhon dévoile une fonction de la pensée plus profonde, et
qui est de néantiser toutes choses, de faire partout apparaître le néant. La sphère de l’être est
celle de l’expérience journalière et commune : le pain et l’huile sont là devant nous, présents
aux sens, ou en tout cas à la pensée. Nous vivons, parlons et agissons dans la croyance
naturelle à l’être, aux étants. Nous vivons sur le fond d’une confiance naïvement accordée à
l’idée d’être, et dans l’oubli de l’inconsistance radicale des choses, ou dans l’oubli du néant.
Or l’ironie pyrrhonienne opère un renversement. L’être ne peut jamais que sembler être, et le
discours sur l’être (ce qui est) n’est jamais qu’un semblant de discours. Non qu’il faille
distinguer le phénomène de l’être lui-même : il n’y a que l’apparence sans rien qui apparaisse.
A la lumière de cette nouvelle et extraordinaire expérience qui paraît avoir été celle de
Pyrrhon, tout est encore là comme avant, mais comme néant – un néant qui n’est pas le néant
pur mais l’apparence. Et la pensée se dévoile comme le principe négatif dont le rôle n’est pas,
comme on se le figure au niveau commun de la science et de la métaphysique de dépasser
l’apparence vers ce qui est vraiment, mais au contraire de détruire l’illusion de l’être (liée au
langage), et de nous faire découvrir sous la vanité des mots la continuité du silence, et, sous la
prétendue substantialité des étants, l’apparence pure et universelle. Par ce renversement, par
cette sorte de réduction ironique universelle peut s’opérer le « dépouillement de
l’homme » (perdre les sentiments humains ou les faiblesses humaines) ; il se désengage de
toutes les positions dogmatiques où il se trouvait être, notamment par l’effet d’une éducation
particularisante (chaque cité, chaque Etat, chaque classe, etc.).
Enfin notons encore que pour les pyrrhoniens la possibilité d’un discours logique n’est que le
résultat de notre mémoire défaillante. En effet, comme nous l’avons vu plus haut, il n’y a pas
pour les pyrrhoniens quelque chose comme une unité logique (l’ordre unificateur du logos),
mais, au contraire, la grande « irrégularité », le désordre, l’agitation, le trouble qui règnent en
toutes choses. Les déchirements, les contradictions, les conflits ne sont aucunement surmontés
dans une quelconque harmonie, de sorte que, faute de loi ou de dialectique des contraires, il
n’y a pas à proprement parler, de devenir un. Selon Héraclite, d’après Sextus, la mémoire
nous unit au logos. Mais en réalité, pense Enésidème, ce logos est déjà le produit d’une
mémoire logique (celle de la communauté) qui a écarté comme fausses apparences et rejeté
comme « pensées particulières » ce qui ne venait pas s’intégrer dans le bel ordonnancement
d’un monde sensé. Seule une mémoire déjà logique nous unit au logos. Mais une mémoire qui
se souvient de tout (qui, en particulier, n’oublie pas l’irraisonnable absolu, le mal extrême) est
profondément antilogique. Il s’agit précisément de se souvenir de tout et de faire le
rapprochement de tout avec tout (« toutes choses à toutes comparées »), afin de montrer
l’impossibilité de mettre un quelconque discours en accord avec tous les aspects du réel, donc
l’impossibilité d’un quelconque discours logique. La totalité qui se dit dans un certain
discours est une « totalité » qui a laissé hors d’elle, comme insignifiant, inessentiel, etc., ce
qui ne pouvait se dire dans le discours. La mémoire pyrrhonienne, qui se souvient de tout, qui
notamment, en face des arguments dogmatiques, bat le rappel des arguments égaux, ou en
face de l’apparence promue au rang de « qualité essentielle », place l’apparence contraire avec
un droit égal, ne peut aboutir qu’à défaire les beaux agencements logiques. Or, si les aspects
du réel ne sont pas hiérarchisables, certains « importants » (par exemple, les grands
événements collectifs), d’autres « négligeables » (par exemple les petits malheurs
individuels), on ne peut plus avoir affaire à cet ensemble structuré qu’est un monde (cosmos =
ordre). Il ne reste plus qu’un ensemble inassemblable d’événements disparates. En résumé, ou
l’homme ne trouve dans le réel que l’ordre qu’il y apporte lui-même, ou, s’il veut tenir
compte de tout, il n’y trouve que le désordre des pensées et des événements.
En résumé, les pyrrhoniens parlent mais « sans avoir de quoi exprimer leur conception ». La
vérité dans laquelle ils se tiennent est une vérité antéprédicative, ne faisant qu’un avec la
sphère totale dont on n’exclut rien alors que dans le langage ne connaît que le vrai opposé au
faux. Les dogmatiques visent à recomposer la vérité-totalité par l’usage du langage et de
l’opposition vrai-faux ; c’est là une tentative impossible : l’opposition vrai-faux revient
toujours puisqu’elle est inhérente à l’usage du langage. C’est pourquoi le ou mallon
pyrrhonien conduit par le langage au non-langage, il est inséparable de l’aphasia.
3.3. La remise en cause des idéologies dominantes, de la religion et du sens commun
Comme nous venons de le voir, le langage creuse et dédouble l’apparence, l’oppose à l’être
vrai, et dès lors, elle devient apparence-de et apparence-pour ; elle cesse d’être l’apparence
pure et universelle. Mais au-dessous du langage, il y a la vie, et la vie se déroule au niveau de
l’apparence et ne connaît rien de plus profond. Mais dès lors que disparaît l’ « intérieur » des
choses, la dimension de la profondeur et de l’essence, c’est aussi toute la sphère de la religion
qui ne trouve plus aucune place. Si le fond des choses nous est caché, si les « ténèbres »,
comme dit Gassendi, rendent la « vérité intérieure des choses » inaccessible à l’esprit humain,
par là même est délimité le vide métaphysique que les dogmes et les « vérités » de la religion
peuvent remplir. Au contraire, si toutes choses s’épuisent dans l’apparence, si l’apparence, à
la différence du phénomène, ne laisse rien hors d’elle et ne s’oppose à rien, cela signifie que
toute dimension religieuse de la réalité est abolie.
Le pyrrhonisme est donc une philosophie radicalement areligieuse. Il n’est pas conciliable
avec les idéologies dominantes, et en particulier, il n’est absolument pas apte à jouer un rôle
dans la lutte idéologique comme serviteur de la religion et de la foi.
Il n’est donc pas étonnant qu’il ait été l’objet d’un refoulement idéologique et qu’il fût, très
rapidement, « mal » interprété, même par ses soi-disant défenseurs (tel Sextus).
Au niveau philosophique, le pyrrhonisme n’est pas beaucoup plus tendre. Il ne se contente pas
de critiquer les systèmes dogmatiques, ou les résultats du dogmatisme, ou les jugements de
vérité affirmatifs ou négatifs en lesquels les dogmatiques emmagasinent le vrai, ou ne se
borne pas à enfermer dans la parenthèse suspensive le jugement dogmatique. Il va plus loin ; il
détruit les notions mêmes (et les principes) qui définissent et rendent possibles la pensée et la
recherche dogmatiques, ou plutôt montre qu’elles se détruisent elles-mêmes. On a vu que la
mise en question pyrrhonienne portait sur les principes aristotéliciens de la pensée, et donc sur
la pensée même telle que la concevait Aristote, c’est-à-dire comme originairement orienté
vers la vérité de l’étant. Avec le pyrrhonisme, c’est donc le sens même de la métaphysique tel
que l’avait défini Aristote qui est remis en question.
En fait, pour le dire plus platement, le pyrrhonisme est susceptible d’embêter tout le monde
puisque l’attitude pyrrhonienne est en porte-à-faux avec le « sens commun ». En effet,
l’homme de sens commun dogmatise spontanément, mais ne connaît la « vérité » que sous
forme de blocs épars et disparates, incapables d’entrer dans une même construction. Aussi
bien que les dogmes philosophiques ou religieux, le pyrrhonisme brise toutes les affirmations
arrêtées du sens commun. On peut rappeler ici le rôle de l’ironie : par une sorte de réduction
ironique universelle s’opère le « dépouillement de l’homme » (perdre les sentiments humains
ou les faiblesses humaines, car toute émotion ou passion consiste, au premier chef, à
absolutiser momentanément quelque chose, et suppose une absence, une perte, ou chez le
sage, une éclipse passagère du pouvoir ironique – c’est le sens suggéré par l’anecdote
rapportée par Diogène : un chien fit peur à Pyrrhon, preuve qu’il est « difficile de dépouiller
complètement l’homme »); il se désengage de toutes les positions dogmatiques où il se
trouvait être, notamment par l’effet d’une éducation particularisante (chaque cité, chaque Etat,
chaque classe, etc., formant l’homme de-cette-cité, de-cet-Etat, de-cette-classe, etc.,), et, à la
façon de voir unique et exclusive, il substitue les mille yeux de l’intelligence. L’attitude
pyrrhonienne ne peut donc être pensée comme un prolongement de l’attitude « naturelle » ou
de sens commun, ni même en accord avec elle : elle est en fait la plus antinaturelle qui soit, et
elle suppose un véritable renversement dans la façon de voir, une conversion du regard – non
vers l’être mais vers l’apparence, car ce n’est pas de l’être mais de l’apparence que le sens
commun est le plus éloigné.
Le pyrrhonisme est cette découverte que non dans le savoir mais dans le non-savoir se trouve
le véritable accord avec la nature – la non-nature des choses. C’est une erreur de rapprocher le
Pyrrhonien de l’homme de sens commun, car celui-ci réifie des « êtres », hypostasie une
« réalité » en soi, une « vérité », etc., bref, croit, comme l’homme religieux (qu’il est du reste)
et le philosophe dogmatique, en un « fond caché ». Or, comme nous l’avons vu, en
privilégiant certaines apparences, dont on fait des qualités « essentielles », on constitue un
monde stable qui s’érige en monde « véritable » et sert de mesures pour les mondes
particuliers. Ce n’est pourtant que le monde « commun » - c’est-à-dire l’ensemble des choses
pour lesquelles il y a des mots -, et qui peut s’autoriser des « avis » de la communauté. Les
apparences que l’on arrache sans cesse à l’oubli, au lieu de les laisser nous échapper et être
oubliées, ne peuvent s’organiser en monde stable et égal à lui-même que par le tri opéré par
une mémoire logique (en dernière analyse, la mémoire de la communauté) qui écarte et
retient. Le monde « commun » étant le monde du langage, cela seul est vraiment « réel » qui
est exempt de contradiction, ou en quoi la contradiction est surmontée. La réification est une
logicisation. L’arbre ne peut être à la fois vert et non vert, il « est » vert : celui qui le dis
« gris » se trompe, ou a une vue anormale, ou est de mauvaise foi, etc. Mais pour le
Pyrrhonien, l’arbre n’ « est » ni vert, ni gris. Il se résout en apparences diverses qui ne se
contredisent que pour celui qui suppose une essence logique de l’arbre d’où la contradiction
est exclue. En réalité, ni elles se contredisent, ni elles ne se contredisent, et elles se
contredisent pas plus qu’elles ne se contredisent. Car il ne faut pas les mesurer à la norme du
discours et de l’univers logique. L’être de l’arbre, présupposé par le jugement et par la
conception qui place la vérité dans le jugement, n’est qu’un être logique -, le résultat d’une
logicisation qui a retenu ou écarté les apparences selon un critère de cohérence. Le langage est
devenu logos, c’est-à-dire substance logique du monde, car la réification du monde « dit » réel
entraîne une réification, une « ontologisation » de la logique. Mais l’analyse pyrrhonienne
démystifie la notion de logos ou n’importe quel équivalent : il n’y a pas d’essence logique du
monde.
3.4. La pensée pyrrhonienne et l’action
Nous l’avons vu plus haut, certains ont pensé, sur base de tout ce qui précède, que Pyrrhon
était indifférent à tout, y compris à la distinction de la vertu et du vice, du bien et du mal. Or,
l’indifférence dont il est question chez Pyrrhon n’est pas immédiatement cette indifférence au
sens subjectif, et cela pour les qualités sensibles mais aussi pour les valeurs. Il y a ce qui
paraît bien aux uns, mal aux autres, juste aux uns, injuste aux autres, mais rien n’est juste ou
injuste, bien ou mal. Les hommes ne peuvent établir ou fonder aucune différence entre les
choses, pas même entre les extrêmes. Les valeurs et les anti-valeurs se confondent. Les
valeurs ne « sont » pas, elles « valent », et cela signifie seulement qu’elles paraissent valoir :
elles s’épuisent dans leur paraître. Pour Pyrrhon donc, il n’est tout simplement pas possible
d’établir en droit une quelconque différence entre le bien et le mal. Les coutumes et les
opinions des Perses valent les coutumes et les opinions des Grecs. Le « bien » des uns vaut
autant, ou aussi peu, que le bien des autres. Il n’y a pas de vérité de l’homme, ni de norme de
la conduite humaine. Celui qui voudrait agir en vue du « Bien » véritable, ou comme il doit en
tant qu’homme, c’est-à-dire en tant qu’homme se comportant selon la vérité de l’homme, ne
pourrait incliner d’un côté plutôt que l’autre, choisir entre ceci et cela. Le pyrrhonisme peut
donc être considéré la « négation de la morale », car une conduite humaine n’est jamais
susceptible d’être rendue inégale à une autre par un quelconque processus de justification, de
validation, etc. Les discours, les phrases ne font que masquer l’arbitraire qui est au fond des
choses humaines. En effet, la conduite humaine n’est jamais intégralement rationalisable (elle
n’est rationnelle qu’ex hypothési). Mais cela, dans la pratique, n’est nullement gênant, car les
hommes sont guidés non par la raison mais par la convention et la coutume. Ils ne se soucient
pas de « rendre raison » de leur conduite, et c’est heureux, car s’ils s’engageaient dans cette
voie (avec Socrate, puis Platon), découvrant non le « principe de tout » mais le non-
fondement de toutes choses, ils seraient conduits non pas à l’action raisonnable et
radicalement fondée, mais à l’indifférence pratique et à l’inaction. Aucune action ne peut, en
dernière analyse, être fondée en raison. Le fond de toute action est l’arbitraire pur. Mais, si
l’homme que guident les conventions et la coutume agit, dans la conviction naïve, sans
problème et sans se poser de questions, en est-il du même du philosophe ? Dès lors qu’il
n’admet, entre le bien et le mal, le juste et l’injuste, aucune différence relevant de la sphère du
logos, de quel droit, lui qui pense et parle, son action, agira-t-il ainsi plutôt qu’autrement ? Du
point de Pyrrhon, il le peut, et cela sans contradiction. Il lui suffit de penser toute la sphère de
l’action comme relevant de l’apparence pure. Sur le fond de l’insignifiance radicale de
l’homme et de la vie, l’action ne fait que substituer des images à d’autres images, elle ne nous
fait pas pénétrer au-delà d’un univers d’images (il n’y a d’ailleurs rien au-delà). Elle
« repose » sur l’arbitraire pur (autrement dit sur rien).
On pourrait penser, sur base de ce qui précède, que la pensée pyrrhonienne induise à
l’inaction (comme elle induit l’indifférence, la non-recherche de la vérité ou de la
connaissance). Or il n’en est rien. Pyrrhon, dit Eratosthène, portait vendre au marché, selon
les cas, des poulets et des petits cochons ; et avec indifférence, il faisait le ménage. On dit
aussi qu’il lavait lui-même le cochon, par suite de son indifférence. L’adiaphorie de Pyrrhon
ne signifie donc nullement l’inaction : tout au contraire, elle étend indéfiniment le champ de
l’action, puisque aucune action n’est désormais jugée honteuse ou indigne (de nous, de notre
« rang », etc.). La différence entre les actions jugées seules convenables pour un homme libre
et celles laissées aux esclaves, cette différence disparaît – et, avec elle, la différence homme
libre – esclave disparaît également.
Pyrrhon peut donc être considéré comme un philosophe de l’action, de l’impulsion agissante.
Enésidème, selon Diogène, a parlé de l’agir pyrrhonien : c’est par des actes, qu’il faut,
jusqu’au bout, lutter contre les choses, ou, à défaut des actes, par la parole. La parole (le
discours que l’on tient à soi-même, la raison) est, en l’occurrence, un pis-aller. L’homme doit
d’abord et avant tout faire face aux choses (à celles qui produisent en lui l’agitation et le
trouble) par l’action. Ainsi, si l’on est attaqué par un chien, il serait sot de rester apathique
alors que l’on peut trouver un refuge, fût-ce sur un arbre. C’est seulement lorsqu’il est allé
jusqu’au bout de ce qu’il peut, a atteint la limite de sa puissance pratique, que l’homme s’il est
encore agité et troublé, doit remédier à son mal par la seule puissance de la pensée. Celle-ci,
en lui faisant découvrir l’apparence universelle, l’insignifiance et l’inanité de toutes choses,
lui donne, malgré son échec empirique, la sérénité et la paix. Est-ce à dire que cette démarche
de la pensée doive n’intervenir que lorsqu’on a agi ? Au contraire, elle est toujours nécessaire,
car l’action n’a d’effet que sur les causes externes – non internes – de gêne et de trouble.
Ce que l’on trouver donc à la racine de toute décision humaine, c’est un fond d’arbitraire pur.
Si donc on attend d’avoir de son choix une justification complète, on n’agira jamais. Le
résultat sera l’indifférence pratique et l’inaction. Mais c’est précisément à ce résultat que le
pyrrhonisme permet d’échapper. Il libère en l’homme la spontanéité agissante, la capacité
d’action pure. Pourquoi agir ? Il n’y a aucune raison en effet. Il peut très bien rester dans sa
tranquillité, rien ne s’y oppose. Mais rien non plus ne s’oppose à ce qu’il agisse lorsque se
fera jour en lui l’initiative, lorsque viendra l’impulsion agissante, imprévisible sans doute
comme un trait de génie. S’il agit, ce n’est pas par suite d’un défaut, comme lorsqu’on veut ce
qui nous manque, mais plutôt parce qu’il est trop riche pour tout garder en lui-même, non, en
tout cas, par calcul, mais par une sorte d’inspiration.
Mais si l’action est arbitraire en son principe aux yeux de la raison, en ce sens qu’elle n’est
pas susceptible d’une justification totale, cela ne signifie pas qu’elle soit arbitraire par rapport
à nous. Elle est, au contraire, la pure expression du moi. Le non-sage se figure que son
comportement est fondé ou peut l’être, il est en quête de fondement ; le sage sait que son
comportement est arbitraire en son principe, et qu’il n’y a en dernière analyse, aucune
justification, aucun fondement à ses choix. Ce que Pyrrhon a découvert, c’est le lien entre la
contingence de l’individu et la gratuité radicale du fiat ou de la décision. Il a vu, ou senti, que
la philosophie idéaliste (de l’idée-réalité), telle qu’elle venait trouver son accomplissement
avec Aristote, ne pouvait aboutir qu’à « recenser les choses existantes et contribuer leur
maintien ». L’action n’a de sens qu’à la condition de se dérouler dans un monde sensé, et le
monde sensé est le monde déjà là, celui de la cité-Etat. Autrement dit, l’action est
subordonnée à la condition suprême de ne pas mettre en question le monde lui-même. Pyrrhon
délivre l’action de cette subordination. Ces idées sont dans la droite ligne de ce que Pyrrhon a
vécu aux côtés d’Alexandre : l’action d’Alexandre fait surgir un nouveau monde humain et
s’effacer l’ancien monde. Elle est donc arbitraire, car elle ne peut se justifier à partir de ce qui
est déjà, puisqu’elle le renverse, ni à partire de ce qui n’est pas encore, puisque la fonction de
justification qui est la raison commune ne le reconnaîtra qu’après coup. Avec Alexandre,
Pyrrhon a vu quel est l’énorme pouvoir de la volonté humaine, qui peut, par sa seule décision
arbitraire, changer la face du monde. Ce que traduit le pyrrhonisme, c’est l’ébranlement
radical du monde ancien qui avait trouvé son expression dans les philosophies de Platon et
d’Aristote. En ce sens, il s’inscrit dans le courant d’écoles qui lui sont contemporaines
(académiciens, cyniques, cyrénaïques, mégariques,…) et qui donnent une attention à
l’immédiat, au sensible, à l’actualité fugitive du présent. L’éthique est, de plus en plus, une
éthique du salut individuel, un art de rester soi-même dans la dissolution de toutes choses.
On notera toutefois que cela ne mena pas Pyrrhon à se révolter ouvertement contre l’ordre de
la société, au contraire. Et cela est normal étant donné ce que nous avons dit de son ironie.
Pour Pyrrhon, il fallait savoir traiter par l’ironie toutes les « tables de valeurs », mais en même
temps, se conformer aux valeurs en usage dans son propre pays (puisque aucune « table » n’a
plus de valeur qu’une autre). En la compagnie d’Alexandre, on le vit renverser ironiquement
les tables de valeurs, diverses et contradictoires de nombreux peuples auxquels l’expédition
eut affaire depuis la Grèce jusqu’aux Indes, et, toutefois, conseiller à chacun de s’en tenir aux
idées religieuses et morales reçues dans son propre pays. Lui dont la pensée était radicalement
areligieuse comme on l’a vu, il donna l’exemple en acceptant la prêtrise et en assurant le
service divin, en toute ironie. Sa disposition universellement ironique e s’opposait-elle pas à
ce qu’il acceptât une telle charge ? Tout au contraire. Il y a beaucoup plus d’ironie à laver et
parer une statue de dieu lorsqu’on tient le divin pour pas plus que divin que non divin, pas
plus étant que n’étant pas, et pour vide la « demeure de dieu », que lorsqu’on tient pour réelle
divinité une enveloppe de pierre ou de bois, ou plutôt il n’y a ironie que dans le premier cas.
Ainsi, on peut dire que le conformisme de Pyrrhon est un mythe, lié à la méconnaissance de
son ironie. Ou de manière plus pyrrhonienne, on peut dire qu’il est bien « conformiste », mais
ironiquement, de sorte qu’il est aussi le contraire. Sa pensée mène en fait comme on vient de
le voir à une foncière liberté d’indifférence.
4. Vérité et bonheur selon le pyrrhonisme
Le Pyrrhonisme : ni science empirique, ni philosophie de la nature, ni métaphysique (comme
discours des ultimes raisons). S’il a cherché quelque chose, c’est seulement à devenir un
« homme de bien ». La pensée de Pyrrhon, comme celle de Socrate, est entièrement
subordonnée à l’éthique (« éthique », dans son cas, et non « morale » : fondée sur l’absence
de réalité objective du bien et du mal, elle implique la négation de la morale). Et, comme
toute éthique socratique, c’est une éthique du bonheur. Comment se rendre heureux ? En
discernant d’abord la source radicale du malheur de l’homme. Pyrrhon la trouve dans l’idée
d’être.
Photius écrit à propos de Pyrrhon qu’« il est heureux surtout parce qu’il est sage, du fait de
savoir avant tout que rien n’est par lui saisi (com-pris) de façon ferme, ni par la sensation, ni
par la pensée ; et des choses qu’il saurait, il lui appartient, en sa propre qualité de Pyrrhonien,
de ne leur donner son assentiment pas plus par l’affirmation que par la négation ».
La clé du bonheur est dans la possession d’une vérité très simple : rien ne vaut que notre
humeur, toujours égale, toujours au beau fixe, comme un perpétuel beau temps, soit si peu que
ce soit altérée. A quoi bon se soucier puisque tout est indifférent, de sorte qu’en définitive rien
ne se passe ? La réponse de Pyrrhon est de faire apparaître le caractère illusoire de l’être.
Cette illusion, inhérente au langage, est la source radicale du malheur de l’homme. Car celui
qui dit : « cela est », croit dire la vérité – une vérité exclusive de la « vérité opposée. Si l’un
dit : « cela est juste », l’autre : « cela est injuste », chacun a tort aux yeux de l’autre. Le
principe de contradiction fonde, rend possible l’opposition réelle des hommes entre eux, et
même de l’homme à lui-même – dès lors qu’il se croit obligé de choisir entre un prédicat et le
prédicat opposé (« innocent » ou « coupable », « fidèle » ou « infidèle », etc.). Or, si les
choses ne « sont » pas plutôt ceci que cela, cela signifie qu’elles ne « sont » rien, et que le mot
être serait à bannir du langage (toutefois, pour dire cela même, on ne peut faire autrement que
de l’employer encore). Tout se résout en apparences. Dès lors, rien ne fait obstacle à la
tranquillité, à la non-agitation.
L’indifférence des choses mène à l’aphasie et éventuellement à l’ataraxie. Pyrrhon, sur un
vaisseau pris dans la tempête, donna en exemple à ses compagnons effrayés un petit cochon
qui continuait à manger comme si de rien n’était, réalisant l’ataraxie du sage. Exemple riche
de signification : si l’animal réalise sans effort l’ataraxie – alors que l’homme doit y parvenir
par la philosophie -, c’est qu’il n’a pas de rapport à l’être.
On remarque ainsi que sa conception de la non-différence des choses entre elles, d’où
résultent l’annulation des différences de valeur, la négation de la morale, etc., abolit aussi tout
le tragique de l’existence. Pyrrhon a toujours Homère à l’esprit. Il aime se redire les vers les
plus mélancoliques du Poète sur la condition évanouissante de l’homme, semblable à celle des
feuilles. Car la vie n’est qu’un évanouissement de moments. Suivre le mouvement « inégal,
irrégulier et multiforme » de la vie, comme dit Montaigne, sans affirmer ou nier quoi que ce
soit, mais en étant toujours à l’unisson, telle est alors l’attitude du sceptique pyrrhonien.
« L’état de scepticisme absolu, s’il était possible, consisterait, écrit Lachelier, à nous
abandonner au sentiment immédiat que nous avons de notre vie, sans y joindre aucune
affirmation. » Il semble que Lachelier ait ici parfaitement conçu le pyrrhonisme, à condition
toutefois de voir cet art de vivre s’inscrire sur le fond d’un nihilisme ontologique et moral
profondément pensé : sinon Pyrrhon ne serait rien de plus qu’un sage de village.
Pyrrhon ? Un homme qui déplace avec lui un vent de liberté et d’ironie, qui enseigne partout
l’apparence, c’est-à-dire l’absolue légèreté de toutes choses (en particulier de notre vie, que
nous alourdissons bien vainement), et qui fait des leçons de tout.
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