2. Le pyrrhonisme : philosophie de l’inconstance ou « Météorisme »
Le pyrrhonisme n’est pas une théorie, un système philosophique. C’est plutôt une « sophos »,
une révélation sur les choses elles-mêmes, comme n’étant, non seulement pour nous mais en
elles-mêmes, rien d’autre qu’apparences. C’est une conversion à une certaine vue des choses
dans leur ensemble, qui permet de déconstruire le monde sensible, de percevoir, au travers de
la réification illusoire du monde commun, l’évanouissement universel des apparences, c’est-à-
dire des choses mêmes (car les choses et les apparences sont identiques).
Essayons d’expliciter brièvement cette vue pyrrhonienne des choses en considérant :
2.1. l’in-différence, l’in-stabilité et l’in-substantialité universelles ;
2.2. le jeu de la fortune et du temps ;
2.3. l’auto-dévoilement des apparences.
2.1. L’in-différence, l’in-stabilité et l’in-substantialité universelles
Pour les pyrrhoniens (Enésidème, Timon,…), les choses sont in-différentes. Cela est très
différent de dire, comme cela est fait traditionnellement, que Pyrrhon est indifférent à tout. Il
ne s’agit pas ici d’indifférence subjective. Il s’agit plutôt d’in-différence « dans » les choses et
« entre » les choses mêmes :
- « dans » les choses : comme nous l’avons vu, il n’y a pas de différence entre l’être et le
paraître ;
- « entre » les choses : cette in-différence vaut autant pour les qualités sensibles des choses
(Pyrrhon est ici proche de Démocrite qui aimait dire : « convention que la couleur,
convention que le doux, convention que l’amer ») que pour les valeurs. Il y a ce qui paraît
bien aux uns, mal aux autres, juste aux uns, injuste aux autres, mais rien n’est juste ou
injuste, bien ou mal. Les hommes, selon Pyrrhon, ne peuvent établir ou fonder aucune
différence entre les choses, pas même entre les extrêmes. Les valeurs et les anti-valeurs se
confondent. On ne peut dire qu’une conduite « est » belle ou honteuse, juste ou injuste, car
le mot « est » n’a pas ici de signification. Les valeurs ne « sont » pas, elles « valent », et
cela signifie seulement qu’elles paraissent valoir : elles s’épuisent dans leur paraître. Le
principe de contradiction ne s’applique pas aux valeurs, car il concerne ce qui est ou n’est
pas, et les valeurs non seulement n’ont aucun être, mais (en conséquence) ne relèvent pas
d’une pareille alternative. Contrairement à tout ce qu’ont pensé les Platoniciens, la
recherche du fondement n’a, dans le domaine des valeurs et de la conduite humaine,
aucun sens. Il n’est pas possible d’établir en droit une quelconque différence entre le bien
et le mal. Les coutumes et les opinions des Perses valent les coutumes et les opinions des
Grecs.
En outre, pour les pyrrhoniens, rien ne peut être pris « en délit de stabilité », « fluente est
toute substance : et elle change, et elle ne reste jamais au même endroit » (p. 260). Ici, les
pyrrhoniens sont proche d’Héraclite : « tout se meut ». Mais comment ? par translation ou par
altération ?
Comme l’explique Conche (p. 257 à 263), les pyrrhoniens réduisent tout changement
substantiel à l’altération. Les choses se réduisent à leur élément changeant. Sans cesse, elles
se font et se défont, mais sans doute inégalement dans leurs différents aspects : de là, pour un
certain laps de temps, leur identité approximative. Cette réduction du changement substantiel
à l’altération revient en fait à nier qu’il y ait des substances (ousia) au pluriel, puisque toutes
résultent de l’altération d’une substance unique ; quant à celle-ci, la « substance »
primordiale, elle est elle-même moins une substance que le principe de l’universelle in-
substantialité. In-stabilité par altération et in-substantialité universelles vont donc de pair.