La Sémiotique des Essaims Un essaim a été défini comme un ensemble d'agents (mobiles) qui peuvent communiquer directement ou indirectement (par action sur leur environnement local) l’un avec l'autre, et qui, collectivement, effectuent une résolution des problèmes de façon distribuée (par référence au traitement modulaire en parallèle et distribué en informatique). Le corps peut être considéré comme un essaim de cellules et de tissus qui, à la différence des essaims d’abeilles ou de fourmis, sont jointives de façon relativement ferme. Cependant, l'essaim de cellules constituant un corps humain est d’un genre très différent d’un essaim d’insectes sociaux. L'essaim corporel n'est pas construit sur dix mille unités presque identiques telles qu'une société d'abeille. Voyons le plutôt comme un essaim d’essaims, c.-àd., un énorme essaim recouvrant des essaims de types très différents. Et ces derniers étant eux-mêmes faits d’essaims, nous avons ainsi une hiérarchie d’essaims. À tous les niveaux, ces essaims sont engagés dans la résolution distribuée de problèmes, résolution basée sur un enchaînement infiniment compliqué de patterns d’interaction sémétique, qui, au bout du compte, ne peuvent s’expliquer qu’en se référant à l'histoire du système corporel, à son évolution. Le corps en essaims Par Jesper Hoffmeyer Cet article a été présenté au 5ème congrès de l'IASS à Berkeley, juin 1995. Dans Irmengard Rauch et Gerald F. Carr (eds.) : Sémiotique autour du monde. Cinquième congrès de l'association internationale d’études sémiotiques. Berkeley 1994. Berlin/New York : Mouton de Gruyter 1997, pp 937-940. Dans les années 50, le biologiste français P-P. Grassé a fait une analyse très intéressante sur le plan sémiotique de la construction des termitières (Grassé 1959). Ce travail peut être pris comme une bonne illustration d'un phénomène plus général observable dans la biosphère, que j'ai nommée interaction sémétique (du Grec : semeion = signe et etos = habitude) : L'interaction sémétique se rapporte à la tendance des systèmes vivants à créer des signes à partir de n'importe quelle régularité persistante : Partout où s'est développée une habitude, il existera également un organisme pour lequel cette habitude est devenue un signe. Quand les termites commençaient à édifier une termitière, Grassé a observé la séquence d'opérations suivantes: D'abord, des centaines de termites se déplacent autour du nid au hasard, tout en adoptant l’habitude de laisser tomber de petits boulettes de terre mastiquées dans les endroits qui sont un peu plus élevés par rapport au niveau du sol. Malgré le caractère en apparence désorganisé de cette activité, elle a comme conséquence la formation de petits tas de boulettes de terres ensalivées. En second lieu, ces tas de boulettes sont interprétés par les termites comme un signe de déclenchement d’une nouvelle habitude. Chaque fois qu'un termite rencontre un tas, il commence à bâtir énergiquement un édifice de boulettes de terre au dessus de ce tas. L'effet de cette activité sera bientôt la formation d'une colonne verticale. L'activité s'arrête quand la colonne a atteint une certaine hauteur spécifique de l’espèce. Troisièmement, si la colonne n'a aucune colonne voisine immédiate, les termites stoppent aussitôt de travailler dessus. Mais si à un certain rayon de cette colonne, il y a une ou plusieurs autres colonnes, une troisième habitude est alors déclenchée. Les termites grimpent alors sur les colonnes et commencent à construire le bâtiment dans une direction en pente vers la colonne voisine. De cette façon, les colonnes vont se souder aux voûtes. Grassé a inventé le mot de«stigmergie»(1) pour désigner «l’incitation au travail» dans ce genre d'accomplissement, dans lequel aucune interaction directe n'est nécessaire entre les animaux, puisque la coordination est assurée seulement par les objets façonnés résultant de leur comportement. Le sociobiologiste E. O. Wilson a renommé plus tard ce phénomène de communication "sématectonique" (du grec tecton = l'artisan, le constructeur) (Wilson 1975). Le fait étonnant est que, par une séquence d'opérations apparemment aléatoire, il se produit réellement un nid qui donne le sentiment à l'observateur que ce nid n’a pu être créé que grâce à une intelligence. Des habitudes aveugles et des signes ignorants peuvent-ils créer de l'intelligence? 1. L’intelligence en essaim Les chercheurs dans cette nouvelle discipline dite «vie artificielle» tendent à le penser, et ils ont baptisé «intelligence en essaim»(2) ce phénomène. Un essaim a été défini comme un ensemble d'agents (mobiles) qui peuvent communiquer directement ou indirectement (par l'action sur leur environnement local) l’un avec l'autre, et qui effectuent collectivement une résolution des problèmes de façon distribuée. Basé sur ce concept généralisé d'essaim, les chercheurs français ont pu réellement simuler le comportement de construction d’une termitière sur un ordinateur en appliquant "un algorithme stigmergique" très simple (Deneubourg et coll 1992). De la construction de la termitière aux rêves et aux imaginations de l'intelligence humaine, il y a un grand saut à franchir, et, personnellement, je ne crois pas que l'intelligence puisse un jour être modélisée dans un milieu désincarné. Cette modélisation tente néanmoins de concevoir l'intelligence comme un phénomène d’essaim, avec le mérite de nous éviter le recours à l’homoncule. Car il n’y a aucun homoncule à l'intérieur de notre cerveau qui crée la pensée, il n’y a aucune unité centrale de traitement pour commander les activités de l'esprit. Mon point de vue est que l'essaim avec lequel l'intelligence se manifeste est exactement cette entité que nous appelons le corps. Biologiquement parlant, le corps peut être compris comme essaim de cellules et de tissus qui, à la différence des essaims d’abeilles ou de fourmis, s’accolent relativement fermement entre eux. Cependant, l'essaim de cellules constituant un corps humain est d’un genre très différent des essaims d’insectes sociaux. L'essaim corporel n'est pas construit sur dix mille unités presque identiques telles qu'une société d'abeille. Voyons le plutôt comme un essaim d’essaims, c.-à-d., un énorme essaim recouvrant des essaims de types très différents. Et ces derniers étant eux-mêmes faits d’essaims, nous avons ainsi une hiérarchie d’essaims. À tous les niveaux, ces essaims sont engagés dans la résolution distribuée de problèmes, résolution basée sur un enchaînement infiniment compliqué de patterns d'interaction sémétique qui, au bout du compte, ne peuvent s’expliquer qu’en se référant à l'histoire du système corporel, à son évolution. Je veux souligner ceci: je n’affirme pas que la dynamique précise de l'essaim corporel est analogue à celle des essaims d’insectes sociaux. Je dis seulement qu’il existe entre les deux une analogie formelle concernant ce phénomène d'essaim . 2. Le cerveau flottant Nous ne devrions certainement pas considérer comme allant de soi que les différentes parties de notre corps s'aiment, ou qu’elles ont une quelconque intention de nous maintenir en vie. Le biologiste américain Leo Buss a dit que nous devrions plutôt nous demander comment se fait-il que les cellules et les tissus de notre corps collaborent ensemble pour nous créer. Buss écrit : «l'évolution des formes multicellulaires de vie est caractérisée par une sophistication croissante des cellules, des tissus, et des organes qui effectuent des fonctions somatiques ayant une valeur pour l'individu dans son ensemble, mais qui exige des cellules les composant de limiter leur potentiel intrinsèque de prolifération. La propension à l'auto-réplication continuelle a été freinée pour être soumise aux intérêts du tout (Buss, 1987, p. 53). Buss a introduit l’expression «écologie somatique» pour l'état d’harmonie caractérisant les personnes en bonne santé. En 1976 l'immunologiste danois Niels K. Jerne a fait une observation importante qui a mené à un changement fondamental dans la conception du système immunitaire. Jerne a montré que des parties des molécules d'anticorps sont interprétées en tant que «non-soi» par l'organisme même qui les a produit. En conséquence, l'organisme produit des anticorps contre ses propres anticorps. De tels anticorps s'appellent les anticorps anti-idiotypiques. De plus, ces anticorps anti-idiotypiques peuvent à leur tour provoquer la production d’anticorps anti-anti-idiotypiques, et même des anticorps anti-anti-anti-idiotypiques. Par conséquent, comme Jerne l’a expliqué dans sa conférence de lauréat de prix Nobel : «dans son état dynamique, notre système immunitaire est principalement auto-centré, produisant des anticorps anti-idiotypiques contre ses propres anticorps, qui constituent la majorité écrasante des antigènes actuels dans le corps.»(Jerne 1985) Le réseau immunologique est basé sur des processus communicationnels : sur la surface de chaque cellule sont localisés des millions de récepteurs capables de traduire les messages ou les signes moléculaires extérieurs en patterns spécifiques d'activité biochimique à l'intérieur de la cellule. À chaque instant, une cellule donnée doit faire une interprétation pondérée de l'état collectif de ses récepteurs. Un message moléculaire donné ne libère pas automatiquement une certaine réponse cellulaire, la réponse cellulaire dépendra plutôt de l'histoire particulière de cette cellule, par rapport à beaucoup de générations de cellules qui l’ont précédée dans le temps, ainsi que de son contexte "sociologique cellulaire" du moment, c.-à-d., sa relation au système cellulaire environnant. Bien que le système, en principe, pourrait être amplement décrit en termes moléculaires, sa logique interne est adaptée à son type de fonctionnement communicationnel. Les immunologistes sont de plus en plus conscients que la séparation du système immunitaire du reste du corps, et particulièrement du cerveau, est plutôt illusoire. Non seulement les fibres des nerfs se connectent aux organes du système immunitaire, au thymus, aux ganglions lymphatiques, à la moelle et à la rate; mais de plus, une partie importante du fonctionnement cérébral est maintenant reconnue comme étant modulée par de nombreux produits chimiques en plus des neurotransmetteurs classiques. La constatation que des récepteurs membranaires pour des neuropeptides, autrefois censés être exclusivement trouvés dans le système nerveux, soient répandus sur les surfaces des cellules mobiles du système immunitaire, indique l'ampleur de l'intégration des deux grands systèmes. Les neuropeptides et leurs récepteurs englobent le cerveau, les glandes endocrines et le système immunitaire dans un réseau de communication entre le cerveau et le corps, représentant probablement le substrat biochimique de l'émotion (Pert et coll. 1985). Progressivement, une nouvelle vision du couple cerveau-système immunitaire apparaît: un organe fonctionnellement intégré dans le corps : "le cerveau flottant". Les essaims de cellules immunitaires interagissent avec les essaims des cellules nerveuses en maintenant l'écologie somatique. La croyance en une autorité centralisée dans le cerveau commandant un corps ignorant, devient obsolète et est remplacée par une organisation interactive basée sur la capacité distribuée de résolution de problèmes par des myriades d'essaims de cellules travaillant en parallèle. 3. La sémiotique du corps en essaim Le principe général qui a rendu biologiquement possible cette conception «émergente» (bottum-up) en essaims du corps-esprit est l'introduction de la semiosis comme principe de base de la vie. En déléguant la compétence sémiotique aux unités décentralisées, et finalement aux cellules, il devient possible d'attribuer le comportement intelligent aux systèmes distribués. Des molécules stupides deviennent des outils puissants dès qu'elles acquièrent la qualité sémiotique, c.-à-d., dès qu'elles sont interprétées selon les habitudes cellulaires. La transformation des molécules en signes s’ouvre à une évolution «sémiogénique» éternelle basée sur des patterns d’interaction sémétique entre les entités à tous les niveaux. Et à travers cette évolution, les aspects sémiotiques des processus matériels augmentent graduellement leur autonomie, créant de ce fait une sémiosphère toujours plus sophistiquée. Une sémiosphère qui a finalement eu la puissance de créer des systèmes sémiotiques, tels que la pensée et le langage, qui sont devenus de moins en moins dépendants du monde matériel duquel ils sont issus. 4. Huit idées de base 1-Les signes, et non pas les molécules, sont les unités de base de l'étude de la vie. 2- L'entité la plus simple possédant une réelle compétence sémiotique est la cellule. Ceci parce que la cellule est un système auto-référé basé sur la redescription dans le code numérique de l'ADN (Hoffmeyer 1992). 3. la subjectivité - ou mieux, la "qualité à être sujet" – est ni plus, ni moins, un phénomène comme un autre. La «qualité à être sujet» a sa propre histoire naturelle. 4. Les systèmes vivants manifestent un comportement extrêmement sémiogénique basé sur la dynamique sémiotique des interactions sémétiques, par lesquelles des habitudes adviennent pour signifier la survenue d'autres d'habitudes dans un enchaînement infiniment long et complexe se déroulant depuis le début de l’apparition de la vie et se poursuivant jusqu’à la sémiosphère globale de demain.(3) 5. Les corps des vertébrés sont censés fonctionner sur la base des principes dynamiques des essaims, principes analogues à ceux qui concernent les insectes sociaux. 6. L'essaim de cellules constituant un corps humain devrait être perçu comme un essaim d’essaims, c.-à-d., un énorme essaim recouvrant des types d’essaims très différents. Les essaims les plus petits sont encore des essaims, le tout étant structuré comme une hiérarchie d’essaims.(4) 7. Une image claire apparaît d’un cerveau fonctionnellement intégré dans le corps. Les essaims des cellules immunitaires interagissant avec les essaims des cellules nerveuses en maintenant l'écologie somatique. 8. Les pensées et les sentiments ne sont pas des entités localisées. Elles essaiment hors de notre corps collectif. (5) Références : http://www.molbio.ku.dk/MolBioPages/abk/PersonalPages/Jesper/Swarm.html Notes (1) Selon la théorie de la stigmergie de P-P GRASSE c'est l'oeuvre qui excite l'ouvrier; lorsqu'on dépose par exemple un peu de sciure et une poignée de termites dans un vase, ils vont commencer à façonner des boulettes et à les poser sur le sol au hasard. Mais si, par hasard, une boulette est placée non pas à côté mais au-dessus d'une autre, l'excitation des termites devient alors plus grande et il y a davantage de chances qu'une troisième boulette soit déposée sur les deux précédentes puis une quatrième et une cinquième. Si bien qu'une colonne sera ainsi constituée. Les colonnes se rejoignant par leur partie supérieure on obtient à la fin un édifice en forme d'éponge; c'est bien ainsi que la termitière est constituée, mais en partie seulement. Car comment expliquer la structure de l'écorce, celle de la chambre de la reine, si particulière, et celle des si curieux piliers de la base du nid. Ces piliers, découverts par Grassé, sont si étonnamment réguliers qu'on les dirait faits au tour. Ils sont des centaines de milliers de fois plus gros que les termites, en forme de cône dont la pointe est dirigée vers le bas et on se en conjecture sur la manière dont ils ont été confectionnés. Cela n'est rien encore. Il existe d'autres espèces de termites qui fabriquent des nids d'une régularité parfaite dont la paroi est formée d’un lacis de tubercules et de galeries réguliers réalisés comme par une machine: ce sont les édifices les plus compliqués réalisés par un animal, l'homme excepté.» (Rémy Chauvin, La biologie de l'esprit, Monaco, Éditions du Rocher, 1985, p. 104) http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Termite Sur l’intelligence collective des insectes : http://www.archipress.org/ts/deneubourg.htm (2) Intelligence en essaim et systèmes multi-agents réactifs http://webloria.loria.fr/~chevrier//hamlin/swarm.html Ce qui rejoint la formule provocante «l’esprit n’est pas dans la tête» de F.Varela http://t.c.c.1.free.fr/ko/Varela.doc , les biosémioticiens enfoncent ainsi le clou, ainsi que M.Martinez. (3) Traduction littérale plutôt indigeste! Rappelons plus simplement : une caractéristique fondamentale du vivant est de créer puis d’interpréter des signes. Cette création de signes s’enchaîne dans une complexification croissante qui est le vrai moteur de l’Evolution (plus que les alea des mutations génétiques selon la vision darwinienne stricte). L’ensemble des signes reliés par un réseau de significations biologiques constitue la «sémiosphère». (4) Dans l’hypothèse fractaquantique, les particules quantiques, comme les corps matériels comme les colonies de fourmis, se comportent comme des essaims d’essaims http://t.c.c.1.free.fr/ko/Temps_cache.doc (5) Ce qui rejoint l’aspect «délocalisé», «ondulatoire» attribué aux idées par d’autres auteurs comme Marcel Locquin http://trans-science.cybernetique.info/fr/jumeau.htm: «Nos pensées, une fois exprimées deviennent des idées. Ces idées, une fois émises, échappent à leurs auteurs et mènent une vie propre, immatérielle, non locale et intemporelle. Elles sont immatérielles, même si leur support est matériel. Lire un texte imprimé ne l'use pas, mais son support matériel peut évidemment s'user. Les idées sont non locales puisque le même texte exprimant une idée, peut être entendu, ou lu, par des milliers de personnes. Elles sont intemporelles, puisque, même après la mort de leurs auteurs on peut continuer à les capter par l'audition d'enregistrements ou par la lecture de textes imprimés.»