À chaque instant, une cellule donnée doit faire une interprétation pondérée de l'état global de
ses récepteurs. Un message moléculaire donné ne libère pas automatiquement une certaine
réponse cellulaire, la réponse cellulaire dépendra plutôt de l'histoire particulière de cette
cellule par rapport à beaucoup de générations de cellules qui l’ont précédée, et aussi de son
contexte «sociologique cellulaire» du moment, c.-à-d. sa relation au système cellulaire
environnant (Edelman 1989). Bien que le système, au moins en principe, pourrait être
amplement décrit en termes moléculaires, sa logique interne est adaptée à son type de
fonctionnement communicationnel. Cela fonctionne comme si les différentes cellules avaient
l'intention de contribuer à l'entretien de la santé corporelle.
Il est important de réaliser qu'il n'y a aucun directeur caché derrière le fonctionnement
de ce système merveilleux. L'écologie somatique est assurée par des essaims de cellules
qui contrôlent incessamment chaque recoin de notre corps pour induire dans les cellules et
les tissus des engagements dans d’éventuelles activités correctives. Et ce modèle
d’interaction sémiotique en «essaims»* est lui-même un produit de l’histoire des
expériences de communication inter- et intracellulaire acquises tout au long de l’évolution
depuis les formes de vie multicellulaires apparues les plus précocément sur la terre, il y a un
milliard d’années. C'est le caractère historique du système immunitaire qui détermine
son intentionnalité apparente (Hoffmeyer 1992, 1995).
Sebeok a précisé qu'en plus de ce «soi biochimique» défini par le système immunitaire,
il y a dans les êtres humains un autre système d’auto-discrimination, un «soi sémiotique»
relié au sentiment d’anxiété «qui protège le soi dans le sens que c'est une activité
continue, ou une façon de vivre, en un mot, un comportement. Ce qui est maintenu par
l’anxiété, une autre sorte de mémoire, ce n'est pas la substance biologique, mais c’est le
mode de comportement qu'elle fait fonctionner» (Sebeok 1977). Alors que l'immunité est
apparue assez tôt dans l'évolution, l’anxiété - comme système de détection précoce –
pourrait remonter, selon Hediger (cité par Sebeok) aux vertébrés supérieurs, et notamment
aux mammifères. Ainsi le soi sémiotique (comme la finalité derrière l'intentionnalité) a un
ancrage biologique : «pendant que la capacité d'intégration devient plus sophistiquée, la
rigidité du programme de l'hérédité s’atténue, le cerveau se développe de façon plus
complexe, et la capacité d'apprendre devient plus raffinée.» Ainsi, du moins comme je l’ai
compris, Sebeok suggère-t-il implicitement une histoire naturelle du soi sémiotique. La
relation entre le soi biochimique et le soi sémiotique pourrait peut-être être décrite comme un
cas de supervénience** (cf. Kim 1994). Il est devenu clair ces dernières années que le
système immunitaire et le système nerveux ne sont pas facilement séparables. Les fibres
des nerfs se connectent avec les organes du système immunitaire, du thymus, des ganglions
lymphatiques, de la moelle et de la rate. Mais, fait plus important, une variation conceptuelle
importante dans la neurologie a vu le jour par la mise en évidence que la fonction cérébrale
est modulée par de nombreux produits chimiques en plus des neurotransmetteurs
classiques. Plusieurs de ces substances informationnelles sont des neuropeptides et la
constatation que les récepteurs extérieurs pour des neuropeptides, autrefois censés être
exclusivement trouvé dans le système nerveux, sont répandus sur les surfaces des cellules
mobiles du système immunitaire, indique l'ampleur de l'intégration des deux grands
systèmes. Comme le biochimiste Candace Pert l'a établi : "Les neuropeptides et leurs
récepteurs unissent ainsi le cerveau, les glandes et le système immunitaire dans un réseau
de communication entre le cerveau et le corps, représentant probablement le substrat
biochimique des émotions" (Pert et coll 1985). D’où l’affirmation de certains que le système
immunitaire devrait plutôt être considéré comme un cerveau flottant. Non seulement les
cellules des nerfs et les cellules immunitaires communiquent par l'intermédiaire des
hormones mais certaines cellules immunitaires sont même capables de pénétrer dans le
cerveau. Pert suggère que de telles cellules fonctionnent comme des «synapses mobiles»
apportant des informations d'un bout à l’autre du corps.