Médecine Psychosomatique - tcc

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Médecine Psychosomatique
Le texte suivant est extrait du " Corps-Esprit sémiotique"
De Jesper Hoffmeyer - 1995
Esprits incarnés
Les cellules et les tissus qui composent notre corps ne savent pas eux-mêmes que
nous existons; nos organes, notre coeur, ou même notre cerveau ne le savent pas. La
croyance que nous existons est une propriété du système corps-esprit dans son ensemble.
Du point de vue biologique, cette croyance dans l'existence individuelle n'est pas aussi
évidente que l’on pourrait penser. Le nombre de cellules dans un corps humain est immense
(l'ordre de grandeur est de 10.000 milliards) et chacune de ces cellules est un univers
hautement structuré, contenant non seulement des millions de molécules protéiques, mais
également une multitude de structures internes, les organites, qui eux-mêmes étaient
autrefois probablement des bactéries au départ, indépendantes comme des organismes. La
complexité dynamique d'une cellule est bien supérieure à celle du trafic dans une grande
ville comme Copenhague (Hoffmeyer 1992). Et nous ne devrions pas considérer comme
allant de soi que les différentes parties de notre corps s'aiment, ou qu’elles ont une
quelconque intention de nous maintenir en vie. Comme le biologiste américain Leo Buss l’a
proposé, nous devrions plutôt nous demander comment se fait-il que les cellules et les tissus
de notre corps collaborent ensemble pour nous créer. Buss écrit: «l'évolution des formes
multicellulaires de vie est caractérisée par une sophistication croissante des cellules, des
tissus, et des organes qui effectuent des fonctions somatiques ayant une valeur pour
l'individu dans son ensemble, mais qui exige des cellules les composant de limiter leur
potentiel intrinsèque de prolifération. La propension à l'auto-réplication continuelle a été
freinée pour être soumise aux intérêts du tout (Buss, 1987, p. 53). Buss a introduit
l’expression «écologie somatique» pour l'état d’harmonie caractérisant les personnes en
bonne santé. La clef de cette écologie somatique semble être le système immunitaire:
«l'écologie somatique, écrit Francisco Varela, désigne les mécanismes dynamiques exigés
pour négocier des conflits potentiels entre la cellule et l'individu. Dans la plupart des
vertébrés, cette "écologie somatique " est assurée principalement par le réseau des
lymphocytes, qui constituent le noyau du système immunitaire» (Varela, 1991).
En 1976, l'immunologiste danois Niels K. Jerne a fait une observation importante qui a
mené à un changement fondamental dans la conception du système immunitaire. Jerne a
montré que des parties des molécules d'anticorps sont interprétées en tant que «non-soi»
par l'organisme même qui les a produit. En conséquence, l'organisme produit des anticorps
contre ses propres anticorps. De tels anticorps s'appellent des anticorps anti-idiotypiques. De
plus, ces anticorps anti-idiotypiques peuvent à leur tour provoquer la production d’anticorps
anti-anti-idiotypiques, et même des anticorps anti-anti-anti-idiotypiques. Par conséquent,
comme Jerne l’a expliqué dans sa conférence de lauréat de prix Nobel : «dans son état
dynamique, notre système immunitaire est principalement auto-centré, produisant des
anticorps anti-idiotypiques contre ses propres anticorps, qui constituent la majorité écrasante
des antigènes actuels dans le corps.»(Jerne 1985). Le réseau immunologique est basé
sur des processus communicatifs: sur la surface de chaque cellule sont situés des
millions de récepteurs capables de traduire les messages ou les signes moléculaires
extérieurs en patterns spécifiques d'activités biochimiques à l'intérieur de la cellule.
À chaque instant, une cellule donnée doit faire une interprétation pondérée de l'état global de
ses récepteurs. Un message moléculaire donné ne libère pas automatiquement une certaine
réponse cellulaire, la réponse cellulaire dépendra plutôt de l'histoire particulière de cette
cellule par rapport à beaucoup de générations de cellules qui l’ont précédée, et aussi de son
contexte «sociologique cellulaire» du moment, c.-à-d. sa relation au système cellulaire
environnant (Edelman 1989). Bien que le système, au moins en principe, pourrait être
amplement décrit en termes moléculaires, sa logique interne est adaptée à son type de
fonctionnement communicationnel. Cela fonctionne comme si les différentes cellules avaient
l'intention de contribuer à l'entretien de la santé corporelle.
Il est important de réaliser qu'il n'y a aucun directeur caché derrière le fonctionnement
de ce système merveilleux. L'écologie somatique est assurée par des essaims de cellules
qui contrôlent incessamment chaque recoin de notre corps pour induire dans les cellules et
les tissus des engagements dans d’éventuelles activités correctives. Et ce modèle
d’interaction sémiotique en «essaims»* est lui-même un produit de l’histoire des
expériences de communication inter- et intracellulaire acquises tout au long de l’évolution
depuis les formes de vie multicellulaires apparues les plus précocément sur la terre, il y a un
milliard d’années. C'est le caractère historique du système immunitaire qui détermine
son intentionnalité apparente (Hoffmeyer 1992, 1995).
Sebeok a précisé qu'en plus de ce «soi biochimique» défini par le système immunitaire,
il y a dans les êtres humains un autre système d’auto-discrimination, un «soi sémiotique»
relié au sentiment d’anxiété «qui protège le soi dans le sens que c'est une activité
continue, ou une façon de vivre, en un mot, un comportement. Ce qui est maintenu par
l’anxiété, une autre sorte de mémoire, ce n'est pas la substance biologique, mais c’est le
mode de comportement qu'elle fait fonctionner» (Sebeok 1977). Alors que l'immunité est
apparue assez tôt dans l'évolution, l’anxiété - comme système de détection précoce –
pourrait remonter, selon Hediger (cité par Sebeok) aux vertébrés supérieurs, et notamment
aux mammifères. Ainsi le soi sémiotique (comme la finalité derrière l'intentionnalité) a un
ancrage biologique : «pendant que la capacité d'intégration devient plus sophistiquée, la
rigidité du programme de l'hérédité s’atténue, le cerveau se développe de façon plus
complexe, et la capacité d'apprendre devient plus raffinée.» Ainsi, du moins comme je l’ai
compris, Sebeok suggère-t-il implicitement une histoire naturelle du soi sémiotique. La
relation entre le soi biochimique et le soi sémiotique pourrait peut-être être décrite comme un
cas de supervénience** (cf. Kim 1994). Il est devenu clair ces dernières années que le
système immunitaire et le système nerveux ne sont pas facilement séparables. Les fibres
des nerfs se connectent avec les organes du système immunitaire, du thymus, des ganglions
lymphatiques, de la moelle et de la rate. Mais, fait plus important, une variation conceptuelle
importante dans la neurologie a vu le jour par la mise en évidence que la fonction cérébrale
est modulée par de nombreux produits chimiques en plus des neurotransmetteurs
classiques. Plusieurs de ces substances informationnelles sont des neuropeptides et la
constatation que les récepteurs extérieurs pour des neuropeptides, autrefois censés être
exclusivement trouvé dans le système nerveux, sont répandus sur les surfaces des cellules
mobiles du système immunitaire, indique l'ampleur de l'intégration des deux grands
systèmes. Comme le biochimiste Candace Pert l'a établi : "Les neuropeptides et leurs
récepteurs unissent ainsi le cerveau, les glandes et le système immunitaire dans un réseau
de communication entre le cerveau et le corps, représentant probablement le substrat
biochimique des émotions" (Pert et coll 1985). D’où l’affirmation de certains que le système
immunitaire devrait plutôt être considéré comme un cerveau flottant. Non seulement les
cellules des nerfs et les cellules immunitaires communiquent par l'intermédiaire des
hormones mais certaines cellules immunitaires sont même capables de pénétrer dans le
cerveau. Pert suggère que de telles cellules fonctionnent comme des «synapses mobiles»
apportant des informations d'un bout à l’autre du corps.
Petit à petit, une nouvelle image surgit d’un cerveau fonctionellement intégré dans
le corps. Les essaims des cellules immunitaires interagissent avec les essaims des
cellules nerveuses en maintenant l'écologie somatique. La vision d'une autorité
centralisée dans le cerveau commandant un corps ignorant devient obsolète et est
remplacée par une organisation interactive basée sur la capacité distribuée de résolution des
problèmes de la myriade d'essaims de cellules travaillant en parallèle. Le système
immunitaire devient alors la prolongation mobile du cerveau dans le corps, engagée dans «la
salle du conseil» des redéfinitions (Hoffmeyer 1993b).
La réelle ampleur de l'incarnation de l'esprit commence seulement maintenant à être
identifiée. Dans son ouvrage «L’erreur de Descartes», le neurologue américain Antonio
Damasio décrit comment il a été mené à un renouveau conceptuel de la neuropsychologie
par l'étude de plusieurs groupes de patients atteints de lésions cérébrales qui ont
simultanément souffert de troubles du jugement et de la prise de décision et d’altérations des
émotions (Damasio 1994). Très brièvement résumé, plusieurs de ces patients ont semblé
incapables de prendre des décisions raisonnables justement parce que leurs lésions
cérébrales avaient eu pour conséquence d’altérer la réponse émotionnelle. Ce qui est
apparu dans ces études, confirmées par des preuves émanant d'autres sources, c’est que
«l'appareil de la rationalité, traditionnellement présumé néo-cortical, ne semble pas
fonctionner sans celui de la régulation biologique, traditionnellement repéré sous-cortical. La
nature semble avoir construit l'appareil de la rationalité non seulement sur l'appareil de la
régulation biologique, mais également à partir de lui et avec lui.» (ibid p.128). «Les
sentiments sont de nature cognitives exactement comme n'importe quelle autre image
perceptuelle, affirme Damasio, mais en raison de leurs intrication profonde avec le corps, ils
apparaissent en premier et gardent une suprématie qui infiltre subtilement notre vie mentale.
Puisque le cerveau est l'auditoire attentif du corps, certains sentiments vont l’emporter sur
d’autres. Et puisque ce qui arrive en premier constitue un cadre de référence pour ce qui
vient après, les sentiments ont une influence déterminante sur la façon dont le reste du
cerveau et de la cognition vont poursuivre leur fonctionnement. Leur influence est
immense»(ibid p. 159). La relation intime corps-esprit s’exprime bien sûr dans les deux sens:
«C’est pour assurer la survie du corps proprement dit, que le cerveau a d’abord évolué, puis,
quand les cerveaux mentalisés sont apparus, ils ont commencé par mentaliser le corps. Et
pour assurer la survie du corps aussi efficacement que possible, la nature, je pense, s’est
arrêté sur une solution fortement efficace: représenter le monde extérieur en termes de
modifications dans le corps proprement dit, c.-à-d., en représentant l'environnement
par modification des représentations primordiales du corps proprement dit, chaque
fois qu'une interaction entre l'organisme et l'environnement a lieu» (ibid p.230). Il n'est
pas possible dans ces quelques citations très générales de résumer de façon juste la
richesse de ce livre. Ma seule objection aux idées de Damasio est qu'il semble lui-même
penser que ce qu’il a expliqué appartient de façon certaine à la res extensa*** de Descartes.
Mais, clairement, cela ne suffira pas, parce que le corps n’est pas seulement de la res
extensa. La «finalité» de l’esprit est enracinée dans la «finalité» du corps considérés dans
leur contexte évolutionniste. Ainsi faudrait-il coupler les théories de Damasio à une
compréhension sémiotique de la vie. De cette façon, la neurobiologie mettrait finalement en
évidence les implications de la sémiotisation de la nature : que l'esprit et le corps
n'appartiennent pas à des mondes différents, l'idée d'un res extensa pur est aussi fictif que
l'idée de res cogitans purs. Simplement parce que les tissus et même les cellules ont la
capacité de laisser des évènements internes et externes produire des interprétants internes
et externes (et créer ainsi des habitudes), il est possible que des processus habituellement
attribués à l’esprit puissent se développer dans le corps.
Notes
*Cf L’intelligence du corps en essaims
http:/t.c.c.1.free.fr/ko/Essaims.doc
**Supervénience : toute modification du mental survient sur une modification structurelle
physique. Le mental ne peut pas évoluer indépendamment d’un substratum physique, selon
cette théorie.
http://www.yrub.com/philo/davidsonesprit3.htm
***Res extensa et res cogitans, désignent respectivement la matière en tant qu’objet et
l’esprit qui l’étudie, le dualisme cartésien traçant une limite nette entre les deux. Ce que
réfute la biosémiotique au sujet de la matière vivante: il y a une activité interprétative (avec
donc risque d’erreur et donc subjectivité) déjà au niveau des récepteurs des membranes
cellulaires.
Références :
http://www.molbio.ku.dk/MolBioPages/abk/PersonalPages/Jesper/Psychosomatics.html
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