DOCUMENTS A. Marivaux (1688-1763), La Colonie, scène 13, 1750 B. Beaumarchais (1732-1799), Le Mariage de Figaro, Acte V, scène 3, 1784 C. Extrait de l'interview de Jorge Lavelli, metteur en scène du Roi se meurt de Ionesco, par Christine Géray TEXTE A. Marivaux, La Colonie [Arthénice, Lina et Madame Sorbin suivies par une troupe de femmes vont à la rencontre des hommes assemblés pour établir la constitution nouvelle de l’île utopique où ils se trouvent. Elles ont préparé un placard, c’est-à-dire une affiche où se trouve leur version de la constitution.] Hermocrate : Mais qu’est-ce que c’est que cette mauvaise plaisanterie-là ? Parlez-leur1 donc Seigneur Timagène, sachez de quoi il est question. Timagène : Voulez-vous bien vous expliquer, Madame ? Madame Sorbin : Lisez l’affiche, l’explication y est. Arthénice : Elle vous apprendra que nous voulons nous mêler de tout, être associées à tout, exercer avec vous tous les emplois, ceux de finance, de judicature2 , d’épée. Hermocrate : D’épée, Madame ? Arthénice : Oui, d’épée, Monsieur ; sachez que jusqu’ici nous n’avons été poltronnes que par éducation. Madame Sorbin : Mort de ma vie ! Qu’on nous donne des armes, nous serons plus méchantes que vous ; je veux que dans un mois nous maniions le pistolet comme un éventail : je tirai ces jours passés sur un perroquet, moi qui vous parle. Arthénice : Il n’y a que de l’habitude à tout. Madame Sorbin : De même qu’au Palais à tenir audience, à être Présidente, Conseillère, Intendante, Capitaine ou Avocate. Un homme : Des femmes avocates ? Madame Sorbin : Tenez donc, c’est que nous n’avons pas la langue assez bien pendue, n’est-ce-pas ? Arthénice : Je pense qu’on ne nous disputera pas le don de la parole. Hermocrate : Vous n’y songez pas, la gravité de la magistrature et la décence du barreau ne s’accorderaient jamais avec un bonnet carré sur une cornette ! Arthénice : Et qu’est-ce que c’est qu’un bonnet carré, Messieurs ? Qu’a-t-il de plus important qu’une autre coiffure ? D’ailleurs, il n’est pas de notre bail, non plus que votre Code ; jusqu’ici c’est votre justice et non la nôtre ; qui va comme il plaît à nos beaux yeux quand ils veulent s’en donner la peine, et si nous avons part à l’institution des lois, nous verrons ce que nous ferons de cette justice-là, aussi bien que du bonnet carré, qui pourrait bien devenir octogone si on nous fâche ; la veuve ni l’orphelin n’y perdront rien. 1. leur : Hermocrate désigne de la main, à l’intention de Timagène, toutes les femmes qui se pressent devant l’affiche des « droits de la femme ». 2. judicature : tout ce qui concerne les professions de justice. TEXTE B. Beaumarchais, Le Mariage de Figaro Acte V scène 3 [Figaro doit épouser Suzanne, tout en empêchant le Comte Almaviva, son maître, de jouir auparavant de son droit du Seigneur, (droit de cuissage). Mais il se laisse convaincre que sa future femme va, ou veut le tromper. Suzanne a effectivement, mais pour mieux le berner, fait passer un billet donnant rendez-vous au Comte au milieu même de la cérémonie du mariage : c'est Rosine, la Comtesse Almaviva, épouse infortunée, qui se rendra à ce rendez-vous sous les vêtements de Suzanne] FIGARO, seul, se promenant dans l'obscurité, dit du ton le plus sombre : O femme ! femme ! femme ! créature faible et décevante !... Nul animal créé ne peut manquer à son instinct ; le tien est-il donc de tromper ?... Après m'avoir obstinément refusé quand je l'en pressais devant sa maîtresse ; à l'instant qu'elle me donne sa parole, au milieu même de la cérémonie... Il riait en lisant, le perfide et moi, comme un benêt...! Non, Monsieur le Comte, vous ne l'aurez pas... vous ne l'aurez pas... Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie !... Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu'avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus ; du reste, homme assez ordinaire ; tandis que moi, morbleu ! perdu dans la foule obscure, il m'a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu'on 10 n'en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes : et vous voulez jouter1... On vient... c'est elle... ce n'est personne. - La nuit est noire en diable, et me voilà faisant le sot métier de mari, quoique je ne le sois qu'à moitié ! (Il s'assied sur un banc.) Est-il rien de plus bizarre que ma destinée ! Fils de je ne sais pas qui, volé par des bandits, élevé dans leurs mœurs, je m'en dégoûte et veux courir une carrière honnête, et partout je suis repoussé ! J'apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie, et tout le crédit d'un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire ! - Las d'attrister des bêtes malades et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre : me fussé-je mis une pierre au cou ! Je broche2 une comédie dans les mœurs du sérail3 ; auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder4 Mahomet sans scrupule : à l'instant, un envoyé... de je ne sais où se plaint de ce 20 que j'offense dans mes vers la Sublime-Porte, la Perse, une partie de la presqu'île de l'Inde, toute l'Égypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d'Alger et de Maroc : et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l'omoplate, en nous disant : Chiens de chrétiens !... Il s'élève une question sur la nature des richesses, et, comme il n'est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n'ayant pas un sol5, j'écris sur la valeur de l'argent et sur son produit net ; sitôt je vois, du fond d'un fiacre, baisser pour moi le pont d'un château-fort, à l'entrée duquel je laissai l'espérance et la liberté. (Il se lève.) Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu'ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil ! Je lui dirais... que les sottises imprimées n'ont d'importance qu'aux lieux où l'on en 30 gêne le cours ; que, sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur, et qu'il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. (Il se rassied.) C. Extrait de l'interview de Jorge Lavelli, metteur en scène du Roi se meurt de Ionesco, par Christine Géray Comment avez-vous conçu la salle du trône, qui va servir de décor au Roi se meurt ? La clé d'intérêt du décor est une immense cloche qui diffuse la lumière : elle domine le centre de la scène, mais sa mobilité va permettre de varier l'éclairage selon le déroulement et le sens de la pièce. Cet étrange lustre a-t-il pour seule fonction d'éclairer la scène ? Sa position au-dessus du roi lui donne la dimension d'une loupe à travers laquelle on regarde le personnage de très près ; la lumière très blanche, comme celle d'une salle d'opération, va nous montrer Bérenger Ier en gros plan. Au début du spectacle, les murs ont un relief étrange, et l'on est frappé par une très grande porte au fond, qui contraste avec de toutes petites portes latérales. Les traces sur les murs représentent l'humidité présente, et les motifs sur les tentures, sortes de grosses fleurs 1 2 3 4 5 Jouter : combattre, rivaliser Brocher : composer Sérail : harem Fronder : se moquer de Sol : pièce de monnaie géométriques, sont les vestiges d'une décoration qui appartient au passé. La disproportion des portes traduit le monde réel à l'état de transformation ou de disparition : les portes trop grandes ou trop petites nous révèlent la réalité déformée ; elles serviront parfois d'accompagnement au rythme de la pièce : les personnages autres que le roi joueront de façon très mobile, les portes seront souvent claquées pour marquer les entrées et les sorties annoncées par le garde. Le costume du roi est surprenant. Pouvez-vous en parler ? Il n'y a aucun parti pris historique dans la conception des costumes ; on aurait pu effacer toute idée de royaume, mais la pièce aurait été moins « drôle » ; certains signes rappellent les « fonctions royales » des personnages, tandis que d'autres aspects de leurs vêtements sont à l'image de la dévastation du monde. Ainsi, Bérenger Ier est vêtu d'un vieux manteau de mouton sans manches, qui se prolonge par une longue traîne rouge garnie de franges dorées à moitié déchirées (on croirait un vieux rideau de théâtre) ; en dessous, le roi porte un pyjama trop grand, rayé et délavé ; il est coiffé d'une couronne en tôle : cet accessoire dérisoire souligne l'anachronisme volontaire du costume. Dans le même esprit, Bérenger Ier tient un sceptre qui est à la fois signe de la royauté, bâton de vieillesse et arme de défense. Les costumes des autres personnages sont-ils en rapport avec l'habit hétéroclite du roi ? Comment sont vêtues les reines ? Tous les costumes ont été conçus dans le même esprit : ils sollicitent l'imagination des spectateurs, et sont à l'antithèse de l'unité historique. Les vêtements de Marguerite sont très abîmés : sa robe noire défraîchie se termine par une traîne doublée de rouge ; elle est chaussée de bottines et porte de longs gants noirs sur lesquels se détache une montre. Sa perruque est écarlate. Marie est vêtue d'une robe de dentelle grise à traîne rouge : on croirait qu'elle s'est drapée dans un vieux rideau qui laisse entrevoir un bustier rouge et des bas noirs. Ses longs gants et ses bottines sont rouges ; elle est parée d'un collier ; sa perruque est blonde. Les deux reines sont coiffées d'une couronne en tôle semblable à celle du roi. Quel est le sens de votre spectacle ? Le plateau a été conçu en fonction de la dégradation du roi. On voit des trappes qui s'ouvrent et le font tomber de pièges en pièges : il va ainsi s'enliser dans la mort. Tout l'environnement va se dégrader également ; les portes vont s'enfoncer totalement. Comment avez-vous réalisé cette métamorphose des décors ? Les tentures murales sont soutenues par de grands ballons qui vont progressivement se dégonfler. À la fin, on apercevra le mur du théâtre, son escalier, ses coulisses ; ce qui reste des tentures du Roi se meurt représente un quelconque décor de théâtre. La représentation de la mort peut être alors ressentie comme une fiction qui sera remplacée par une autre fiction : celle d'un plateau de théâtre. J'ai cherché à mettre en valeur « la théâtralité de l'existence ». Cette théâtralité est-elle soulignée par le jeu des acteurs ? Le comportement des personnages est tout à fait excessif : on passe d'un grand pathétisme à une énorme cruauté ; les rapports de force sont très appuyés, Ie jeu des comédiens est aussi mobile et variable que l'éclairage de la scène. Ces excès et ces contrastes sont d'ailleurs en harmonie avec l'humour grinçant du texte de Ionesco. Tous les personnages participent à ce jeu de la tendresse et de la cruauté excessives et contrastées. Le spectacle est conçu pour nous montrer les situations à travers un kaléidoscope ; une seule constante dans ce mouvement varié : la volonté du roi de ne pas mourir ; les autres essayent de lui apprendre à quitter la vie, mais on n'apprend pas à quelqu'un à mourir, c'est grotesque ! Comment la dimension pathétique de la pièce est-elle représentée ? La pièce de Ionesco est également une initiation de l'homme, du roi, à la mort ; il y a dans cette théâtralité dont nous venons de parler des moments religieux conformes aux rites initiatiques : la musique est solennelle ; certains chants des acteurs ressemblent à des cantiques ; certaines répliques sont prononcées comme des prières, sortes de litanies. Le monologue final de Marguerite suit un rythme incantatoire. Le roi se meurt est également « une entrée dans la mort » (…) D.S. QUESTIONS SUR LE CORPUS Quelles sont les intentions des différents dramaturges ou metteur en scène ? Vous rédigerez une réponse organisée et synthétique. CORRIGÉ POSSIBLE Pouvez-vous analyser, à travers ces trois documents, les intentions des différents dramaturges ou metteurs en scène ? Vous rédigerez une réponse organisée et synthétique. A priori, on peut penser que dramaturges et metteurs en scène ont des intentions communes, ou en tout cas complémentaires : en fait, le metteur en scène est censé servir les intentions dramatiques de l’auteur, notamment quand celui-ci les verbalise dans les didascalies. Mais l’on peut souvent se rendre compte que le metteur en scène tient parfois à exprimer sa propre lecture de l'oeuvre. Ainsi, ces objectifs assez proches se croisent dans ce corpus constitué de deux extraits de comédies du XVIIIe siècle, l’une de Marivaux, La Colonie, scène 13, parue en 1750, l’autre de Beaumarchais (Le Mariage de Figaro, Acte V, scène 3) et enfin un extrait de l'interview de Jorge Lavelli, metteur en scène du Roi se meurt de Ionesco, par Christine Géray. Ces deux auteurs et ce metteur en scène ont des intentions à la fois esthétiques et argumentatives. Les deux dramaturges affichent d’emblée des intentions satiriques, voire polémiques, et utilisent pour cela des procédés à la fois comiques et dramatiques dans le dialogue entre les personnages de La Colonie, comme dans le monologue de Figaro, porte-parole de Beaumarchais. Tous ces personnages expriment critiques et revendications face à des inégalités criantes et intolérables. Les femmes réclament d’être associées à la vie de la cité et de pouvoir pratiquer tous les métiers comme les hommes : « nous voulons nous mêler de tout, être associées à tout, exercer avec vous tous les emplois, ceux de finance, de judicature, d’épée ». La répétition insistante du pronom indéfini « tout » rend compte de cette intention déterminée. Figaro, de son côté, dénonce avec rancœur l’arbitraire des nobles, l’injustice des privilèges de la naissance : « Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu'avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus ». Tous réclament une certaine égalité, la liberté, d’expression notamment. Plus fidèle à ce que proposait Ionesco, pas avare de didascalies, Lavelli conçoit un décor délabré, insalubre une musique solennelle et parfois grinçante, et des costumes en loques, des accessoires qui traduisent bien la volonté déconstructrice du dramaturge : « Bérenger Ier est vêtu d'un vieux manteau de mouton sans manches, qui se prolonge par une longue traîne rouge garnie de franges dorées à moitié déchirées ; en dessous, le roi porte un pyjama trop grand, rayé et délavé ». Son intention est bien de démythifier, abaisser les personnages royaux pour montrer qu’ils sont grotesques, dérisoires, comme la vie est dérisoire, absurde, minée qu’elle est par l’omniprésence de la mort. Tous les hommes restent égaux devant la mort : ces personnages croient pouvoir échapper au lot de tous et pourtant tout s’achèvera dans le néant. Ainsi, tous ces documents supposent des intentions qui peuvent être fort variées mais qui se rejoignent pour offrir au public un véritable spectacle destiné à l’éclosion de toutes les émotions.