Alors que se déroule à Bruxelles un nouveau sommet sur la relance

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Pas d'euro sans modèle social commun
RTBF
Jeudi 14 mars 2013
Article de Pierre Defraigne, Directeur Exécutif de la Fondation Madariaga-College d’Europe
Pierre Defraigne a été fonctionnaire européen jusqu’en 2005. Il a occupé, entre autres, les fonctions de chef de
cabinet des commissaires Etienne Davignon et Pascal Lamy. Enseignant au Collège d’Europe (Bruges) et à
l’université du Zheijang (Chine), il vient de publier "L'euro modèle de puissance", qui critique l'évolution actuelle
de la gouvernance européenne et envisage d'autres pistes.
Alors que se déroule à Bruxelles un nouveau sommet sur la relance de l'économie
européenne, Pierre Defraigne, observateur attentif de l'Union européenne, propose un rôle
pionnier, politique, économique et social, à l'eurozone.
La démocratie est-elle encore possible en Europe dès lors que l’Etat-Nation est impuissant
face aux forces globales de marché tandis que l’UE n’entend pas encore assurer leur
régulation effective? Mais d’abord, l’Europe des consommateurs, des usagers et des
capitaux est-elle encore lisible pour le citoyen? Quels sont les enjeux qui doivent retenir son
attention, le mobiliser? Comment susciter un sentiment d'appartenance européen,
condition première de la démocratie à l’échelle de l’UE et condition ultime de la puissance
de l’Europe dans le monde?
Crise et re-fondation de l'Europe
L’Europe traverse une triple crise: systémique, identitaire, et de gouvernance de l’eurozone.
Le capitalisme de marché européen est en crise systémique dès lors qu’il ne produit plus ce
qui fait sa légitimité sociale: la croissance. Elle stagne en Europe et le chômage s’aggrave. Le
système ne répond en effet plus aux instruments classiques de relance: la politique
monétaire avec des taux d’intérêts proches de zéro ne suscite pas d’investissement
additionnel; la politique budgétaire orientée vers la réduction des déficits est déflationniste;
une politique du taux de change serait dangereuse car elle déboucherait sur une guerre des
monnaies. En revanche, le système bloqué explore des voies hétérodoxes en rupture avec sa
logique profonde: le sauvetage des banques "too big to fail"; l’aide à l’automobile; les
velléités de politique industrielle nationales qui comportent toujours un risque
protectionniste et donc exposent l’UE à des représailles commerciales. Bref, le capitalisme
européen asphyxié par le surendettement public et privé est en panne. Les tensions sociales
montent dans la périphérie de l’Europe, en Italie et bientôt en France qui est occupée à
décrocher de l’Allemagne.
Non seulement l’UE vacille, mais la démocratie est minée en Europe par la dégradation du
contrat social qui en constitue le fondement. Car le fait principal est bien la rupture
d’équilibre entre marché global et espace politique national: le capital mobile l’emporte
désormais sur le travail "territorialisé" dans la répartition de la valeur ajoutée. Les firmes
globales et la finance dérégulée arbitrent entre régimes nationaux de régulation et poussent
les Etats au moins-disant social et fiscal pour retenir ou attirer l’investissement direct
étranger. L’Etat-Nation est devenu trop petit et le G20, censé préfigurer un gouvernement
mondial, reste surtout un forum de débats. L’Europe seule a la bonne dimension pour
retrouver le contrôle du capitalisme de marché global à son niveau. Si elle le veut, l’Europe
est en mesure de re-fonder le capitalisme de marché selon trois axes: préserver sa capacité
d’innovation, contenir et corriger les inégalités et assurer sa stabilité à un niveau plus élevé
d’emploi. Ce projet de "re-fondation" recréerait la possibilité d’un idéal égalitaire,
indissociable de la démocratie en Europe. Mais une telle ambition est-elle à la portée de
l’UE-27?
L'union économique ne suffit pas
Précisément, l’UE-27 souffre d’une crise d’identité illustrée par l’Europe à deux vitesses qui
s’installe avec l’Eurozone, l’espace Schengen, le mandat judiciaire et bientôt la taxation des
transactions financières. Le Royaume-Uni annonce un référendum sur l’Europe qui pourrait
s’avérer une boîte de Pandore. Ce défaut d’identité au sein de l’UE a deux origines: l’une
circonstancielle, qui va se résorber dans la durée, en l’occurrence les élargissements massifs
et brutaux imposés par l’effondrement du bloc soviétique; l’autre fondamentale, l’absence
d’un projet fédérateur au-delà du marché. L’illusion de "l’Europe par l’économie" se dissipe:
sans union politique l’UE n’a pas de futur. Mais assigner une ambition politique à l’UE-27 est
aujourd’hui prématuré. Il faut d’abord que se détache un groupe pionnier pour ouvrir la voie
d’un projet politique européen axé sur un modèle social unifié et sur la puissance nécessaire
à sa projection dans le monde. Ce noyau pourrait être fourni par l’eurozone.
Une nouvelle approche
Mais, l’eurozone mal conçue et mal gérée à la fois par ses organes, BCE comprise, et par ses
Etats-membres, est en régime de soins intensifs depuis la crise grecque de 2010. Le Conseil
européen qui a pris en charge la gestion de l’eurozone sous la pression des marchés
financiers, a choisi de procéder selon l’approche allemande. Berlin assure en effet, par le
poids et la performance de son économie, l’ancrage de la zone euro et inspire sa politique
tandis que le duo franco-allemand sert de levier pour réaliser le consensus au sein de
l’eurogroupe (les 17 Etats-membres). Cette approche est doublement problématique: d’un
côté l’eurozone s’engage dans une solidarité minimum – et insuffisante – en contrepartie
d’une discipline budgétaire maximum – et trop rigide; de l’autre la résorption des déficits et
des dettes excédentaires est recherchée par un effort collectif d’austérité qui freine la
croissance, voire l’inverse, ce qui aboutit à l’opposé de l’objectif recherché. Heureusement
se met laborieusement en place une union bancaire qui devrait discipliner et responsabiliser
davantage la finance dans l’eurozone.
En revanche, le Conseil européen n’apporte aucune réponse concrète au problème de
l’emploi, clé de la précarité et de la montée des inégalités. Les pays surendettés n’ont
d’autre alternative que la déflation budgétaire et salariale qui aggrave l’écart avec les autres
Etats-membres. En réalité, il n’y aura de relance possible en Europe que par la mutualisation
et la restructuration des dettes publiques existantes, car le surendettement public et privé
agit comme un inhibiteur de la consommation et donc de l’investissement. L’eurozone a
besoin, outre la monnaie unique gérée par la BCE, d’un budget fédéral financé par un impôt
européen, d’une harmonisation fiscale des revenus des capitaux et des profits des
entreprises et d’une intégration progressive des marchés du travail.
Le fédéralisme est ainsi nécessaire pour réconcilier l’euro et un modèle social commun. Ce
lien entre gouvernance et modèle échappe pourtant aux Chefs d’Etat et de gouvernement
qui, tout à la gouvernance, ne voient pas "qu’un train peut en cacher un autre". Car, l’euro
seul ne suffit pas à légitimer le fédéralisme. Un tel transfert de souveraineté ne se justifie
que pour un objectif plus vaste, c’est-à-dire la création en Europe d’une communauté de
destin articulée à la fois sur l’euro, le modèle et la puissance. Par puissance il faut entendre
la capacité stratégique pour l’Europe d’exister dans un monde multipolaire marquée par la
montée en puissance de la Chine et d’autres Etats continentaux et par le déclin relatif de la
capacité hégémonique des USA.
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