EINSTEIN

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EINSTEIN
(1879-1955)
Albert Einstein et Georges Lemaître.
« Ce qui du point de vue physique est réel…est constitué de coïncidences spatiotemporelles. Et rien d’autres. » Cette citation d’Einstein résume parfaitement ce qui constitue
sa croyance fondamentale qu’il existe une réalité physique indépendante du physicien et que
la tâche de celui-ci est de mettre en évidence, grâce à ses capacités de déduction, le monde
réel, objectif. C’est cette croyance qui l’a conduit, entre autre, à développer une énergie
intellectuelle remarquable, pendant dix ans, pour obtenir en 1915 sa loi de la Relativité
Générale. C’est aussi cette croyance qui l’a conduit à être un opposant farouche de la
physique quantique probabiliste, (physique naissante à partir de 1920 du monde
microscopique), jusqu’à son dernier souffle.
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Il faut dire que la loi de relativité générale est une des plus belles constructions de
l’esprit. Après avoir résolu le problème soulevé par l’invariance de la vitesse de la lumière en
1905 grâce à sa théorie de la relativité restreinte (équivalence de tous les référentiels inertiels),
Einstein prolonge sa conception intellectuelle d’un monde réel indépendant des conditions de
son observation, en affirmant que les lois de la nature ne doivent pas dépendre des conditions
de son observation, c'est-à-dire que ces lois sont invariantes quelque soient les points de vue
variés des physiciens.
Etant donné la force et je dirais la beauté de cette loi fondatrice on peut comprendre
qu’Einstein a particulièrement valorisé outre mesure le rôle de la pensée a priori, de
l’invention libre par rapport aux contingences factuelles. En de nombreuses occasions il n’a
pas hésité à réaffirmer cette profonde conviction :
« La science n’est pas une collection de lois, un catalogue de faits non reliés entre eux.
Elle est une création de l’esprit humain aux moyens d’idées et de concepts librement inventés.
Les théories physiques essaient de former une image de la réalité et de la rattacher au vaste
monde des impressions sensibles. Ainsi, nos constructions mentales se justifient seulement si,
et de quelle façon, nos théories forment un tel lien. »
De même que l’expérience n’a pas la primauté sur la théorie lorsque celle-ci est en
gestation :
« L’expérience peut, bien entendu nous guider dans notre choix des concepts
mathématiques à utiliser, mais il n’est pas possible qu’elle soit la source d’où ils découlent.
[…] C’est dans les mathématiques que réside le principe vraiment créateur. En un certain
sens, donc, je tiens pour vrai que la pensée pure est compétente pour comprendre le réel, ainsi
que les Anciens l’avaient rêvé. » (Conférence d’Oxford, 1933)
Ou encore :
« C’est seulement la théorie, c'est-à-dire la connaissance des lois naturelles, qui nous
permet donc de déduire, à partir de l’impression sensorielle, le phénomène qui se trouve à la
base de notre observation. »
Selon lui l’autorité d’une théorie peut s’imposer même si elle se trouve contredite par
des faits observés :
Une anecdote confirme l’idée que pour Einstein la théorie était au-dessus de
l’expérience. Apprenant en 1919 les résultats d’une observation astronomique qui confirme sa
théorie de la relativité générale, il reste froid : « Je le savais. – Et si les mesures des
astronomes avaient contredit votre théorie ? lui demande-t-on. – J’en aurais été bien fâché
pour le cher Bon Dieu : la théorie est juste. »
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En fait il est assez fréquent de rencontrer ce type d’affirmation excluant le moindre
doute chez les physiciens car ils sont tellement convaincus de la cohérence de leur
construction intellectuelle, voire de leur valeur esthétique, que pour eux-mêmes l’apport d’une
confirmation expérimentale est totalement superflue.
Dans le cas d’Einstein il faut noter que certaines de ses certitudes lui ont joué des drôles
de tours. Ainsi lorsque les deux physiciens Lemaître et Friedman, qui avaient rapidement
compris l’intérêt que représentait sa loi de R.G. pour l’étude du Cosmos, lui rapportent que sa
loi met en évidence l’évolution de l’espace-temps (c.-à-d. du cosmos), susceptible de
contraction ou d’expansion, Einstein ne l’accepte pas. Il en est choqué car cela remet en cause
son idéal de représentation du monde. Convaincu qu’il est que l’Univers est immuable,
éternel, il décide d’éliminer de ces équations les conséquences révélées par ces deux collègues
et n’hésite pas à modifier sa loi en introduisant après-coup, arbitrairement, sa fameuse
constante cosmologique : λ. Einstein introduisit donc une nouvelle force d’«anti-gravité » qui,
à la différence des autres, ne provenait pas d’une source particulière mais était élaborée dans
le processus même de structure de l’espace-temps. Lorsqu’il finira par admettre la réalité de
l’expansion comme conséquence de sa théorie il renia du même coup sa constante
cosmologique.
Les théories de la relativité d’Einstein qui élargissent en deux temps (1905, 1915) la
validité du principe de relativité constituent évidemment moins une remise en cause de la
physique classique que son achèvement et son couronnement. Le principe de relativité tient
compte du fait que tout observateur est situé dans l’espace. Du point où il est situé,
l’observateur conserve son extériorité : l’état du monde demeure parfaitement indépendant du
regard qui se trouve, ou non, posé sur lui. Le mot « observateur » employé (après coup,
seulement à partir de 1936) par Einstein est à cet égard révélateur : il maintient l’idée d’une
contemplation sans action, d’une connaissance purement objective, conformément à la vision
qui donne l’impression de passivité.
On sait que le principe de relativité (« il existe des points de vue équivalents sur le
monde ») est ce qui définit l’objectivité de la physique classique. « Je » n’est pas un élément
singulier ; « je » appartient à une classe d’équivalence et ne se définit que de cette
appartenance ; le « je » de la conscience est remplacé par une classe de sujets ; autrement dit,
le sujet de la science n’est pas singulier mais multiple (souvenez vous du cours sur Kant, pour
qui le sujet transcendantal est un sujet humain générique). Cette forme d’objectivité soumet
les apparences mises sous forme algébrique aux contraintes d’invariance par changement de
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point de vue à l’intérieur de la classe d’équivalence (contraintes qui sont, elles, d’essence
géométrique)1.
Une des conséquences les plus remarquables à propos de la relativité restreinte c’est
l’élimination du maintenant de la construction conceptuelle du monde objectif. « Pour nous,
physiciens croyants, dit Einstein (en 1955), la séparation entre passé, présent et avenir, ne
garde que la valeur d’une illusion, si tenace soit-elle. »
Cette affirmation d’Einstein doit être comprise comme l’affirmation la plus nette qu’il
existe une réalité physique, objective, et une possibilité de connaissance, de décryptage, de
cette réalité sans que le sujet pensant ne laisse la moindre empreinte de sa subjectivité… de sa
présence. Les physiciens contemporains (très, très, majoritaires) qui partagent cette
conception philosophique affirment ce principe de l’exclusion du sujet dans les connaissances
produites, par des expressions sans nuances, voire intransigeantes, du type : « le fait que le
passage du temps (le maintenant) ne corresponde à rien dans la réalité physique… ».
Or annuler toute spécificité au « maintenant », c’est annuler le « présent » c'est-à-dire la
« présence » explicite du sujet doué de la faculté de penser qui investit avec ses moyens
propres le monde qui l’implique et/ou dans lequel il se trouve impliqué.
Il vaudrait la peine de creuser cette question de cette impérative éviction du sujet qui
constitue un véritable leitmotiv pour Einstein, le savant : « Je crois, avec Schopenhauer, écritil, que l’un des motifs les plus impérieux qui conduit les hommes aux arts et à la science est la
fuite de la vie quotidienne avec sa douloureuse cruauté et sa sécheresse sans espoir. » Mais
aussi, si je peux me permettre, leitmotiv pour la personne intime, quand Einstein écrit à son
ami H. Broch : « Ce livre me montre clairement ce que j’ai fui en me vendant corps et âme à
la Science : j’ai fui le JE et le NOUS pour le IL du il y a. » Le livre en question était la ‘La
Mort de Virgile’, cadeau offert par cet ami, H. Broch, et Einstein exprimait à la fois, dans une
lettre de remerciement, la fascination et la résistance acharnée suscitées par la lecture de
l’œuvre. On pourrait rappeler avec une dose raisonnable d’ironie qu’un individu, un sujet, qui
fuit, résiste, est toujours extrêmement là, présent,… à son insu, à son corps défendant…
Marie-Antoinette Tonnelat : scientifique et femme de lettres, avait qualifié avec indulgence et
poésie, « ce troc de l’irisation du ‘je’ et du ‘nous’ par le dépouillement du ‘il y a’ », mais
selon elle, il fallait aussi en payer le prix. D’après son expérience, en guise de conclusion, elle
n’hésite pas à affirmer : « Cette propulsion négative est, néanmoins, certainement beaucoup
plus fréquente qu’on ne le dit. »
1
‘Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences’ ; puf. Article : Observable, de F. Balibar.
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Alors qu’Einstein contribue, d’une façon déterminante, à renforcer le postulat de la
physique classique du clivage irréductible du rapport sujet/objet, il contribue notoirement à
l’avènement d’une physique nouvelle de l’infiniment petit qui, avec la théorie des quanta,
propose une mutation radicale. Or la mécanique quantique oblige à réviser d’une manière
drastique la question de l’objectivité scientifique.
Entre 1918 et 1933 les physiciens ont vécu une expérience qui a profondément modifié
leur conception du monde : la construction de la théorie quantique. Dans cette théorie la
« réalité » quantique suppose par sa nature même une interaction avec les instruments qui la
mesure. Le problème de l’objectivité est posé dans le contexte quantique car le système
observé n’est pas totalement indépendant (sur le plan ontologique) du système observateur. La
conception classique du rapport sujet/objet ne convient plus dans ce contexte. Donc l’un des
bouleversements majeurs apportés par la théorie quantique est l’idée que la séparation entre
sujet et objet n’est pas aussi claire que telle qu’elle était admise dans le domaine classique et
en particulier un phénomène ne saurait être décrit indépendamment de son observation.
Le débat qui s’est instauré entre Einstein et Bohr jusqu’en 1935 fut l’un des grands
débats scientifiques de l’histoire de la physique. Il s’est agi d’un débat par lequel des
conceptions philosophiques diamétralement opposées se sont confrontées, sans jamais se
rapprocher, au sujet de problèmes fondamentaux de la physique.
L’opposition entre Einstein et Bohr porte sur le destin des concepts des théories
classiques. Selon Bohr les conditions d’expérimentation font partie de la définition même du
phénomène quantique, car elles exercent une influence incontrôlable sur le processus étudié.
Selon Bohr, les concepts de la physique classique qui servaient à déterminer la « réalité
physique », à savoir la localisation spatio-temporelle de l’objet, la conservation de son énergie
(qui est la formulation physique du principe de causalité), la continuité de son évolution, et
l’indépendance de son comportement par rapport à celui qui l’observe, volent presque tous en
éclats en mécanique quantique, sauf le principe de conservation de l’énergie. En conséquence
la réalité physique est ramenée à nos rapports opérationnels avec elle, au-delà de laquelle la
science n’a plus rien à connaître. Dans sa formulation même, la théorie quantique ne dit pas
comment le monde est, mais comment il répond aux sollicitations. Les concepts physiques
tirent leur seule légitimité de leur capacité à « couvrir la situation expérimentale. »
Einstein est d’emblée très méfiant vis-à-vis de l’aspect irréductiblement statistique des
prédictions de la mécanique quantique. Selon lui, une telle théorie est incomplète et ne peut
être que provisoire, mais elle ne peut jamais être considérée comme fondamentale. Cette forte
conviction est résumée dans l’expression exprimée en 1926 « Dieu ne joue pas aux dés », et il
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n’en démordra pas. Einstein ne se résoudra jamais à abandonner le modèle classique de la
description des phénomènes physiques. « Il rejetait la Mécanique Quantique, constate
Born, et ce sans argumentation, se fondant plutôt sur une voix intérieure. »
Le problème central du débat entre Bohr et Einstein se porte sur la façon dont nous
pouvons appréhender la « réalité physique ». A la question : « Peut-on considérer que la
mécanique quantique donne de la réalité physique une description complète ? », alors
qu’Einstein répond « non » à cette question, Bohr y répond par l’affirmative. L’expression de
leur divergence culminera lors des 5e et 6e congrès de Solvay, en 1927 et 1930. Par la suite, ni
Bohr ni Einstein ne reviendront sur leur position. Einstein cherchera en vain la théorie qui doit
selon lui servir de fondement à la mécanique quantique dans un approfondissement de la
théorie de la relativité générale, qui, ne l’oublions pas, est une théorie continuiste. Jusqu’à sa
mort, en 1955, il se refusera à la révision radicale de la représentation de la réalité physique.
Dans une lettre à Schrödinger en 1928, Einstein écrit : « La philosophie (ou la religion)
lénifiante de Heisenberg et Bohr est subtilement agencée de manière à fournir,
provisoirement, à celui qui y croit de profonds coussins dont il peut difficilement s’extirper.
Laissons-le donc s’y reposer. » La philosophie de Bohr viole pour lui un idéal de
représentation du monde physique qu’il exclut d’abandonner. Bohr insiste sur la prégnance du
langage de la physique classique, et Einstein sur l’idéal de connaissance qu’elle représente.
Au premier rang de gauche à droite :
I. Langmuir, M. Planck, M. Curie, H.
Lorentz, A. Einstein, P Langevin, C.
Guye, C. Wilson et 0, Richardson. Au
deuxième rang: P Debye,M. Knudsen,
W. Bragg, H. Kramers, P Dirac, A.
Compton, L. de Broglie, M. Born et N.
Bohr.
Debout : A. Picard, E. Henriot, P
Ehrenfest, E. Herzen, T. de Donder, E.
Schrödinger, E.Verschaffelt, W.Pauli,
W.Heisenberg, R. Fowler, L. Brillouin.
Le cinquième Congres Solvay, en 1927 .
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Bohr marchant avec
Einstein à Bruxelles
pendant la
Conférence de
Solvay en 1927.
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