DEBATS PHILOSOPHIQUES DU MOYEN AGE VIII CITE DE DIEU OU PAIX SUR TERRE : QUI, DE L’EGLISE OU DE L’ETAT DOIT ORGANISER LA SOCIETE ? Philosophie politique contre Papauté. SI ARISTOTE A RETARDE OU FAVORISE LE DEVELOPPEMENT DE LA PHILSOPHIE ET DES SCIENCES EN OCCIDENT. Il n’est pas simple de répondre à une telle question. On se bornera ici à évoquer deux orientations de la pensée d’Aristote. La première concerne le spiritualisme, selon lequel l’homme est avant tout « esprit ». Une telle conception a plutôt tendance à freiner l’essor des sciences et de la philosophie. En effet, si l’homme est d’abord esprit, et non un corps, une individualité, alors on peut parler d’une éthique dualiste (corps d’un côté, esprit de l’autre). L’unité de l’homme est ainsi impensable. La science se concentre alors sur ce qui est à la portée de l’esprit, et seulement du pur esprit. A partir du moment où l’intellect pense, il est identique à ce qu’il pense : ce qui est connaissable est donc bien ce qui est réel. L’acte de penser et l’objet de la pensée sont identiques. Cela exclut toute considération de l’expérience d’un individu. D’autre part, la cosmologie aristotélicienne (évoquée dans nos débats n°6 et 7) indique que le monde doit être fini. Les expériences individuelles, les faits historiques, multiples, innombrables, sont donc exclus du champ de la connaissance : celle-ci n’a aucun lien avec le contexte historique, le langage. Une deuxième orientation se dessine avec la redécouverte d’Aristote, et l’introduction en Occident d’ouvrages traduits par les Arabes (Le Politique). Dans cette optique, Aristote aurait plutôt impulsé un renouveau intellectuel. Dès le XIIIème siècle, il n’est plus possible d ‘éviter des discussions sur l’économie ou l’éthique sans être déconsidéré par la communauté des chercheurs. De vastes secteurs de l’expérience humaine deviennent l’objet de débats philosophiques. On va jusqu’à remettre en cause l’origine de la connaissance humaine, on discute de la signification des concepts « réel », « essence », etc,. D’où la redécouverte d’une éthique qui n’est plus fondée sur le spiritualisme, qui reste le socle d’une conduite de vie typiquement monacale, héritée des vertus stoïques. Si, pour le moine, l’homme est d ‘abord esprit, son comportement tend à dévaloriser toute relation sociale, au profit de la prière et de la contemplation (il s’agit d’une hypothèse du sociologue allemand Max Weber, dont nous reparlerons). La réhabilitation d’une science de la politique va entraîner le renouveau de l’éthique. L’organisation sociale des hommes et des Etats n’est plus seulement une annexe aux thèses théologiques. L’interprétation théocratique du pouvoir politique, le modèle de la Cité de Dieu, change de sens. Augustin la voyait comme une communauté spirituelle d’amour fraternel. Peu à peu, cette vision se réduit au programme politique de l’Eglise romaine. On constate, encore une fois, a quel point des concepts métaphysiques fort abstraits peuvent avoir d’implications politiques. COMMENT THOMAS D’AQUIN (1225-1274) UTILISE LA DOCTRINE POLITIQUE D’ARISTOTE EN FAVEUR DE LA PAPAUTE. Aristote fut utilisé à la fois par les partisans et les adversaires de la domination de la Papauté sur le monde. Ces débats, commencés vers 1250, allèrent très loin dans la surenchère théorique, pour atteindre une sorte de point culminant avec la querelle entre le roi Philippe le Bel (règne 1285-1314) et le pape Boniface VIII (pape de 1294 à 1303), qui, dans sa « bulle » (sorte de lettre publique) intitulée Unam Sanctam (1302) pousse la doctrine de la primauté du pape à un point extrême. On se limitera ici à saint Thomas d’Aquin, qui dans son traité Du pouvoir des princes (1260) avait jeté les bases de la doctrine dite curialiste, par référence à la Curie romaine, nom du gouvernement central de l’Eglise catholique. Augustin explique l’existence d’Etats par le péché originel : suite à sa chute originelle, l’homme est tombé dans un tel état de médiocrité qu’il a besoin de l’Etat pour conduire la société. L’analyse de Thomas d’Aquin est fort différente. L’homme est par nature un être social. Il n’a ni fourrure, ni griffes suffisantes pour se défendre seul. Seul, il ne sait pas d’instinct ce qui peut lui être utile ou nuisible, il n’a pas cette sûreté qui fait que la brebis fuit le loup. Il n’a que sa raison, et ses mains pour fabriquer des outils. C’est pourquoi il est naturel à l’homme de vivre en société, pour que tous puissent s’entraider. La division du travail, l’Etat sont des nécessités « naturelles ». Si le mot avait existé au XIIIème siècle, Thomas d'Aquin aurait sûrement dit que l'homme a bio-logiquement besoin de la société, l'homme est un être de besoin. La conception d’un Etat « naturel » montre bien le chemin parcouru depuis le XIème siècle (voir débat n°4 avec Manegold), dans la vision que les hommes avaient de l’organisation leur société. Si l’on en restait là, l’Eglise n’aurait pas à intervenir, ni dans la théorie, ni dans la pratique. Mais pour Thomas d’Aquin, si le politique a bien une certaine autonomie, il ne peut que rester subordonné à l’autorité du pape. Le politique s’occupe du bonheur terrestre. Mais la vie terrestre ne sert qu’à une chose : préparer la vie dans l’au-delà ! Les moyens terrestres sont dirigés par le roi, mais celui-ci doit agir dans le sens voulu par les autorités religieuses, les seules capables de déterminer ce qui est souhaitable pour le bonheur céleste. Selon lui, la philosophie politique doit donc se mettre au service d’une monarchie pontificale universelle ; ce compromis n’est pas un statu quo mais un véritable programme théologique et politique. COMMENT DANTE (1265-1321) DEFEND L’AUTONOMIE DU POLITIQUE. Dans son traité sur la Monarchie (1316), Dante veut expliquer pourquoi la monarchie universelle est nécessaire. L’action politique est déterminée par la finalité du savoir politique. Les thèses politiques doivent répondre à la question : quel objectif le genre humain doit-il réaliser ? Il ne s’agit pas de l’objectif d’un individu, d’une famille, d’un royaume, mais du but universel de toute l’humanité. ce ne peut être la vie : les animaux la possède également. Il ne peut s’agir que de quelque chose de spécifiquement humain : l’intellect possible ; notion empruntée à Averroès. L’homme se doit de développer son intellect, sa connaissance, non seulement théorique mais aussi artistique, technique, éthique. L’humanité doit développer les richesses qui sommeillent en elle. Mais il y a une condition pour y parvenir : il faut que tous les hommes y participent, il est donc nécessaire, au préalable, que les hommes vivent en paix. La paix : tel doit être le premier souci de l’empereur… Toutefois, l’humanité poursuit un autre but : le bonheur dans l’au-delà. Ce sont deux desseins différents, conduisant à deux béatitudes différentes. Le Christ et les apôtres nous révèlent la seconde, qui relève maintenant de l’autorité spirituelle du pape. Les philosophes nous expliquent la première par la raison, et l’empereur en a la charge. Assurer la paix est l’unique valeur suprême en politique, l’empereur n’a donc pas à dépendre du pape (il en dépend spirituellement, comme tous les hommes, mais pas politiquement). Ce sont, au contraire, les prétentions politiques du pape qui déclenchent des guerres. Dante décelait donc bien une relation entre philosophie et autonomie politique de l’empire. C’est pour cette même raison que Manegold, deux siècles plus tôt, condamne la philosophie. Si philosophes et empereurs se battent pour leur autonomie, c’est aussi pour empêcher le christianisme de tomber dans la cupidité et les crises politiques. N’oublions pas qu’ au Moyen Age, et longtemps après, la Papauté est un Etat à prétention territoriale, avec ses frontières et son armée. Pour Dante, l ‘Eglise doit renoncer à instaurer la Cité de Dieu pour que l’Italie, sa patrie, connaissent enfin la paix. COMMENT MARSILE DE PADOUE (MORT VERS 1342) DEFEND L’IDEE DE SOUVERAINETE POPULAIRE, SANS TOUTEFOIS LA PRECONISER. Une petite remarque préliminaire : au XIème siècle, Wolfhelm n’avait pu affronter Manegold à armes égales sur le terrain de la philosophie politique. Plus tard, par contre, Dante et Marsile de Padoue purent tenir tête à Thomas d’Aquin : l’influence d’Aristote et d’Averroès n’est certainement pas étrangère à cela ; c’est par exemple Averroès qui émit l’idée que la théologie n’a pas à s’immiscer dans le politique. Dans son traité Le défenseur de la paix (1322-1324), Marsile s’en prend aux curialistes, plus durement encore que Dante. La différence est que, pour Marsile, l’empereur n’est pas de taille à assumer son rôle. La souveraineté populaire est la seule force qui puisse s’opposer au pape, à une époque où le pouvoir impérial s’affaibli. Les lois doivent trouver leur origine dans le peuple. Cette tradition de liberté était présente dans bien des villes du nord de l’Italie. On attribue souvent à Marsile, du fait de ce traité, une conception démocratique de l’Etat. Mais il ne va pas aussi loin : si le souverain détient, en droit son pouvoir par la volonté du peuple, il n’a pas à se soumettre à un contrôle démocratique. De plus, au fil des pages du traité, l’empereur prend de l’importance. Cela s explique, pour une large part, par le contexte des années 1320-1340 : de nouveaux monarques abolirent l’autonomie administrative des communes italiennes. La grande crise économique de ce XIVème siècle se profile à l’horizon, les combats s’intensifient. Les villes ne purent tenir leur programme de « liberté » (au sens de libertas : élection de magistrats avec des mandats très courts, de moins de six mois), car les luttes entre les classes dirigeantes devinrent trop fortes. Ainsi, pour sauver la situation, on fit souvent appel à un homme fort, sachant conserver le pouvoir durablement, quitte à ce qu’il le transmettent à ses descendants. L’idée, très critiquée quelques années auparavant, d’une monarchie héréditaire refit surface. Dans ce contexte, Marsile ne pouvait trop élargir l’idée démocratique. Il resta toutefois un élément qui ne fut plus oublié : L’Etat a pour but de maintenir la paix, le bien-être général de la population. Cette situation de conflit poussa Marsile à vouloir concilier religion et organisation politique : les clercs devaient être des citoyens comme les autres. Voilà qui pouvait choquer, dans une société ou le clergé possédait sa propre juridiction, et ne payait pas d’impôt. Il fallait, pour Marsile, intégrer politiquement l’Eglise pour lui permettre de s’épanouir. Cela passait par exemple par la présence de laïcs dans la paroisse ; Marsile développa ainsi des projets concrets, et cette volonté de conciliation a marqué la fin du Moyen Age. Marsile, défenseur de la paix, a sous les yeux les guerres papales, les luttes intestines, parfois sanglantes, dans les communes, le développement des seigneuries. Il lui paraissait important que l’Eglise abandonne l’idée de la Cité de Dieu, qu’elle se soumette aussi aux lois du « législateur humain », c’est à dire, du peuple.