De l'innovation technique au changement social
Sommaire
Schumpeter versus Cliométrie
Unité et diversité des révolutions industrielles
La nouvelle économie : une nouvelle révolution industrielle ?
D'où vient l'innovation et quels effets produit-elle sur la société ? Ces deux questions sont centrales
dans les travaux de François Caron sur l'histoire économique des techniques. Si l'innovation s'inscrit
toujours dans un système technique, elle est également le produit d'une demande sociale. Au travers
de l'exemple des chemins de fer, c'est la dynamique de l'innovation et ses effets d'entraînement sur
l'économie et la société dans son ensemble qui sont ici mis en avant. Une idée qui se confirme
aujourd'hui encore avec la diffusion des nouvelles technologies.
Schumpeter versus Cliométrie
Sciences Humaines. - À partir du moment où la locomotive à vapeur a été inventée, tout serait
ensuite allé comme sur des rails, pense-t-on. À travers vos travaux, vous montrez qu'il n'en a rien
été.
François Caron. - L'histoire du chemin de fer illustre doublement la complexité d'une innovation
technique. D'une part, les cheminements techniques dans ce domaine ont été extraordinairement
divers. Aujourd'hui encore, regardez les problèmes que pose la standardisation des trains à grande
vitesse en Europe. Il en a toujours été ainsi. L'histoire des chemins de fer est celle d'une succession
de bifurcations. D'un pays à l'autre, comme au sein d'un même pays. En France, il y eut jusqu'à six
compagnies qui n'avaient de cesse de vouloir se différencier les uns des autres, en développant leurs
propres solutions. À toutes les étapes du changement technique, plusieurs solutions sont possibles ;
ces solutions évoluent en fonction de choix initiaux. C'est le concept de dépendance de sentier (path
dependancy) de Paul David.
L'expérimentation d'une diversité de solutions est un élément de progrès, même s'il finit par y avoir
des phénomènes de convergence. Les unions internationales qui se mettent tôt ou tard en place,
comme par exemple l'Union internationale des chemins de fer et celle de l'électricité dans les années
1880, poussent rapidement à la standardisation. La convergence des systèmes techniques est aussi le
résultat de la concurrence entre les entreprises. Triomphent celles qui parviennent à imposer leurs
normes.
Sciences Humaines. - Les innovations sont aussi, dites-vous, le résultat d'une demande sociale. Que
voulez-vous dire par là ?
François Caron. - L'ingénieur n'est pas dans sa tour d'ivoire. Il fait partie de la société de son temps.
Il a son opinion sur les changements qu'on devrait y apporter. C'est clair chez les ingénieurs de la
seconde moitié du XIXe siècle. Ils cherchent à apporter des solutions non pas seulement à des
problèmes techniques, mais aussi économiques et sociaux. Par exemple, les innovations autour de la
lumière participent d'une lutte obstinée, quasi obsessionnelle contre l'obscurité et l'insécurité dans
les maisons, dans les usines et dans les rues. L'accident joue ici un rôle considérable. Des incendies
catastrophiques, tels que celui de l'ambassade d'Autriche au début du siècle, lors d'une réception à la
bougie, ou de l'Opéra-comique en 1887, dû au gaz, ont profondément marqué les esprits. Les
réponses avancées avant l'apparition de la lumière électrique ne furent pas à la mesure du "besoin de
lumière", selon l'expression d'un ingénieur, qui marqua tout le siècle. Ce besoin répond à une autre
volonté, celle de combattre l'immortalité : l'obscurité est aussi associée à la prostitution.
Sciences Humaines. - Comme vous le montrez, l'innovation dans le domaine du chemin de fer a par
ailleurs des effets d'entraînement sur d'autres industries...
François Caron. - Le passage aux rails d'acier offre à cet égard une parfaite illustration. À l'origine,
dans les années 1840, les rails étaient en fer (d'où l'expression de "chemin de fer"). C'était la
solution la moins coûteuse. Seulement, avec l'augmentation du trafic, ces rails ne résistaient guère
plus d'une dizaine d'années. Or, comment exploiter un réseau s'il faut changer les rails aussi
souvent ? La seule réponse cohérente au problème de l'usure fut l'acier, dont les qualités sont
supérieures à celle du fer. À la fin du XIXe siècle, les rails en fer seront donc remplacés par des
rails en acier.
Encadré [François Caron : un historien "entrepreneur"]
C'est pourquoi je m'inscris en faux contre la thèse avancée dans les années soixante par l'historien
américain Robert W. Fogel, selon laquelle le chemin de fer n'aurait guère eu d'influence décisive sur
la croissance américaine. D'après ses calculs, les commandes des compagnies de chemin de fer à
l'industrie sidérurgique n'ont été majoritaires que durant une période assez courte. Fogel a oublié de
dire qu'il s'agissait de la période initiale de l'histoire de l'acier ! Toutes les données empiriques
disponibles prouvent que l'acier produit par les premières usines construites en France comme aux
États-Unis est destiné aux compagnies de chemin de fer. Le coup de pouce initial a donc bien été
donné par le rail.
Sciences Humaines. - D'un autre côté, il condamne d'autres industries...
François Caron. - Le chemin de fer a été un élément déstabilisant considérable pour certaines
régions. Il a entraîné des processus de désindustrialisation. En moins de dix ans, dans les années
1860, il a par exemple entraîné en Bourgogne l'effondrement de la sidérurgie du bois en la mettant
en concurrence avec celle du charbon. Cet effondrement était justifié du point de vue de la
rationalité économique. En ce sens, c'est un processus de destruction créatrice au sens où l'entend
Schumpeter. Par ailleurs, les chemins de fer ont été, au même titre que l'école publique, un
instrument d'unification culturelle du territoire, de l'unité nationale. D'ailleurs, dès l'origine, ils ont
été conçus pour cela. Dans les discours des parlementaires au moment des débats sur la loi de 1842,
il est dit explicitement que le chemin de fer sera un instrument de destruction des langues
régionales. Une innovation n'est pas toujours neutre politiquement.
Unité et diversité des révolutions industrielles
Sciences Humaines. - L'essor du chemin de fer appelle par ailleurs d'autres innovations...
François Caron. - C'est ce que l'on appelle les externalités technologiques : un système comme le
chemin de fer, dans son développement, pose des problèmes de gestion complexes qui appellent des
réponses. Par exemple, l'exploitation des réseaux de chemins de fer posait le problème de la
régulation des flux. Leur intensité et leur diversité étaient une source permanente d'incidents et une
cause d'accidents graves. Il faut imaginer ce qu'était la signalisation ferroviaire des débuts de
l'histoire du chemin de fer : une signalisation manuelle assurée pour l'essentiel par des agents,
munis de drapeaux, disposés le long des voies. Le métier d'agent des chemins de fer dans les années
1850-1860 était un métier extrêmement dangereux. Les accidents du travail étaient quotidiens. À
quoi s'ajoutaient les accidents de passagers ou de personnes qui traversaient imprudemment les
voies.
Mais l'analyse des causes de ces accidents justifia une recherche obstinée de solutions nouvelles.
Les ingénieurs avaient parfaitement conscience de l'insuffisance de la signalisation. Il y eut bien une
solution : le télégraphe, qui est né au même moment que le chemin de fer. Il a été dès le début
utilisé, mais il n'établissait alors de relation qu'entre deux gares. Il a fallu attendre l'application
effective du block-system. Son principe était d'empêcher la pénétration d'un second convoi sur un
même tronçon de voie. C'est un principe simple qui a été imaginé dès les années 1840, mais qui n'a
pu être appliqué avec efficacité que grâce à l'émergence d'une signalisation, mécanique d'abord,
électrique ensuite. C'est donc une longue histoire qui débute dans les années 1860 et qui débouche
sur la constitution des grands systèmes automatisés, un siècle plus tard ! Cette innovation est l'une
des grandes aventures techniques du XIXe siècle ! C'est elle qui fait naître l'automatisme des
réseaux. Avec elle, c'est le monde d'aujourd'hui qui commence à apparaître. Il y a bien d'autres
exemples de cette demande d'innovation qui naît de l'exploitation d'un système.
Sciences Humaines. - En attendant, les innovations s'appuient sur les savoir-faire déjà existants. Il
n'y a donc pas rupture mais continuité.
François Caron. - En effet. C'est ce qu'à très bien décrit Bertrand Gille. Une innovation s'insère en
fait dans un "système technique" cohérent. Les périodes les plus propices à l'innovation sont celles
où le système commence à se heurter à des dysfonctionnements de plus en plus graves. Cette
aggravation suscite en quelque sorte un marché à l'innovation. C'est la période de l'émergence.
Vient ensuite la période de diffusion : des innovations conçues à la marge d'un système
s'introduisent à mesure que s'aggravent les dysfonctionnements, non sans modifier l'ancien système.
Le processus est cependant plus complexe encore. Car pour se développer, les nouvelles
technologies s'appuient sur les technologies antérieures. Il y a non pas un remplacement mais une
greffe de la nouvelle technologie sur des pratiques anciennes. Dans le cas des chemins de fer, on
voit bien qu'au départ, toutes les conceptions qui ont été à la base de leur organisation ont été
inspirées de l'expérience de la route. Les ingénieurs n'avaient pas d'autre modèle. Ils ne pouvaient
concevoir ex nihilo une organisation spécifique aux compagnies de chemin de fer. De même, durant
l'émergence de l'électricité, les premiers appareillages électriques s'appuient sur des technologies
venant de l'industrie mécanique. On pourrait multiplier à l'infini les exemples. Ils montrent que
l'innovation est un phénomène cumulatif, le produit d'un héritage !
C'est là qu'à mon sens les premiers auteurs qui ont écrit sur la révolution industrielle se sont
trompés. En particulier Walt W. Rostow, lorsqu'il prétend que la société industrielle s'est construite
contre la société d'Ancien Régime. En fait, elle en est le produit.
Sciences Humaines. - S'il y a continuité, pourquoi parler de "révolution" industrielle ?
François Caron. - C'est vrai qu'il y a une rupture fondamentale qui intervient en Angleterre entre les
années 1760 et les années 1840. Paradoxalement, cette rupture sans précédent est contemporaine
d'un décollage démographique. Jusqu'alors, le taux de croissance par tête d'habitant était infiniment
bas. À partir de cette période, il atteint bon an mal an de l'ordre de 1 à 2 %. Du jamais vu.
Encore une fois, si l'innovation est une réponse donnée à une demande sociale, elle modifie en
retour les pratiques culturelles et l'organisation de la société. On peut dès lors distinguer trois
révolutions industrielles : la révolution de la vapeur, qui fait passer du capitalisme commercial au
factory system ; la révolution du moteur à explosion et de l'électricité qui, à partir des années 1880,
fait passer du factory system à la production et à la consommation de masse, enfin, la révolution des
technologies de l'information, qui font naître une société dominée par la communication de masse à
partir des années soixante-dix.
Chacune de ces révolutions s'est traduite par une nouvelle croissance de la productivité. Il y a donc
unicité dans les effets des révolutions industrielles sur la croissance, mais diversité dans les
changements culturels et sociaux qu'elles entraînent. Au total, la question principale est de
comprendre comment se réalise le passage d'un système technique à l'autre. Pour y répondre, il faut
d'abord constater la cohérence qui s'établit entre le système technique et les structures de l'économie
et de la société. Entre les interdépendances technologiques et les interdépendances sectorielles,
décrites par les tableaux d'échange industriels et les schémas de consommation, s'instaure une
complémentarité telle que les secondes sont entièrement déterminées par les premières. Le passage
d'un système technique à l'autre est le produit d'une dynamique, aussi bien technique que sociale,
qui résulte de l'état de déséquilibre permanent du système. C'est dans cette perspective dynamique
qu'il faut replacer l'analyse des dysfonctionnements et de la demande sociale. Ils sont à l'origine
d'une transformation progressive mais radicale, qui se réalise par le biais des innovations, des
pratiques techniques, culturelles et sociales. Ainsi un nouveau système technique apparaît.
La nouvelle économie : une nouvelle révolution industrielle ?
Sciences Humaines. - En quoi ce qu'on appelle la nouvelle économie est-elle spécifique ?
François Caron. - Toutes les révolutions industrielles suscitent l'émergence d'une nouvelle
économie. Il y a eu la nouvelle économie de la vapeur, celle de l'électricité. Il y a la nouvelle
économie de l'informatique et d'internet. Elle correspond à une révolution, celle de la
communication mondialisée, massifiée, instantanéisée. La diffusion des nouvelles technologies, au
cours de chacune des trois révolutions industrielles, a radicalement modifié, de manière
imprévisible, non seulement les structures de l'économie, mais aussi les modèles d'organisation des
entreprises. Dans les années 1890 et 1900, l'électricité fut considérée comme le moyen idéal de
favoriser le maintien et l'essor, souhaités par tous, du travail à domicile et du petit atelier. Il en fut
de même pour l'informatique dans les années soixante-dix. Ces prévisions n'étaient pas entièrement
fantaisistes, mais ne rendaient compte que d'une faible partie de la nouvelle donne économique et
sociale. En réalité, les technologies de la deuxième révolution industrielle ont favorisé l'essor de la
production concentrée et d'un modèle d'organisation fondé sur la grande entreprise intégrée,
multifonctionnelle ou multidivisionnelle. Les technologies de la troisième révolution industrielle
ont apporté une réponse aux dysfonctionnements organisationnels de ce modèle, devenus de plus en
plus évidents dans les années soixante-dix. Un nouveau modèle d'organisation s'est peu à peu mis
en place, fondé sur le recentrage des activités, l'éclatement des centres de décisions et une
circulation transversale de l'information, le système hiérarchique n'étant pas détruit, mais modifié
dans son fonctionnement.
Sciences Humaines. - En revanche, comme vous le montrez, les mouvements spéculatifs ne sont pas
un phénomène nouveau...
François Caron. - En effet, dès les années 1840, les titres des compagnies ferroviaires suscitent des
mouvements spéculatifs. On assiste à une railway mania comparable à la start-up mania
électronique à laquelle nous venons d'assister. Il y eut de folles spéculations fondées sur des
anticipations de profit sur les nouvelles compagnies de chemin de fer. Dans les années 1880, ce sera
au tour des compagnies d'électricité. Les vagues de spéculation correspondent à l'arrivée de
nouveaux "entrants", promoteurs d'innovations. Dès 1883, Georges Siemens est affolé par ces
nouvelles entreprises, véritables start-up, qui entrent sur le marché de l'électricité sans avoir
l'expérience de sa firme, qui travaillait dans ce domaine depuis les années 1840.
Sciences Humaines. - D'une révolution à l'autre, quels sont les acteurs de l'innovation ?
François Caron. - Comme l'a montré Schumpeter, l'entrepreneur innovateur joue un rôle central. Il
peut s'agir d'une grande entreprise comme d'une simple PME (petite et moyenne entreprise). Toutes
les analyses montrent que les grandes entreprises ne sont jamais absentes du processus d'innovation
- elles y sont d'autant plus présentes qu'elles ont une parfaite connaissance des dysfonctionnements
du système technique et peuvent financer des programmes de recherche. Cela dit, tout porte à croire
que ce sont des entrepreneurs nouveaux qui sont à l'origine des innovations les plus décisives. C'est
clair dans le domaine de l'automobile ou de l'aéronautique. Dans les années 1900, avec leurs
multiples ateliers de fabrication, des quartiers de Paris évoquent déjà, d'une certaine manière, la
Silicon Valley !
Aujourd'hui, on a mis en valeur le rôle joué par les réseaux sociaux dans le développement des
innovations. Des programmes de recherche internationaux, européens en particulier, ont
explicitement pour but de créer des réseaux de coopération entre les entreprises, les laboratoires et
d'autres acteurs. En fait ces réseaux ont toujours existé ! L'innovation est inconcevable si
l'entrepreneur innovateur n'est pas intégré dans plusieurs réseaux : un réseau de connaissances, bien
sûr, mais aussi un réseau de solidarités qui assure la mobilisation de capitaux, enfin, un réseau
politique qui lui garantit les appuis nécessaires. Dans les années 1880, une entreprise qui ne compte
pas au moins un scientifique, un ingénieur, un commercial, un gestionnaire, enfin un juriste ayant
un bon carnet d'adresses, n'a guère de chance de survivre longtemps. Un autre acteur qu'il ne faut
pas oublier, c'est le consommateur. L'entreprise qui réussit est celle qui sait se mettre à l'écoute de
sa clientèle, que ce soit les entreprises qu'elle approvisionne ou le consommateur final. D'après les
historiens anglais, la première révolution industrielle traduirait un changement dans les schémas de
consommation presque plus important que le changement de mode de production. Cela confirme ce
que je disais sur l'importance de la demande sociale dans le processus d'innovation.
Sciences Humaines. - Et l'État ?
François Caron. - L'État est un élément indispensable du bon fonctionnement de l'économie de
marché. Il intervient doublement : dans le domaine de la recherche fondamentale, d'une part, dans la
mise en place d'une réglementation, d'autre part. Le danger, c'est que son action dérive
irrésistiblement vers la constitution de monopoles, publics ou privés. Or, l'innovation est un produit
de la concurrence. Tel est l'un des grands enseignements de l'histoire économique des techniques.
La raison en est simple : le monopole verrouille le marché et prive les entrepreneurs innovateurs du
dialogue avec le consommateur, qu'il s'agisse de la ménagère ou d'une entreprise, et donc d'une
capacité d'apprécier l'évolution des besoins.
Problèmes économiques, n° 2738 (28/11/2001)
Page 30
Entretien avec François Caron par Sylvain Allemand.
Article original : Le texte est extrait d'un article intitulé : "Comprendre les révolutions
industrielles."
Source : Sciences Humaines, octobre 2001, n° 120 ; 38, rue Rantheaume, BP 256, 89004 Auxerre
Cedex ; tél. 03 86 72 07 09, fax 03 86 52 53 26, internet : www.scienceshumaines.fr
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