Le raisonnement sociologique

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Fiche faite par Elise Decosne,
pour la question d’agrégation « expliquer/comprendre »
Année 2002-2003 Ens Ulm
Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du
raisonnement naturel.
Jean-Claude Passeron
Essais & Recherches, Nathan, 1991
Jean-Claude Passeron
Agrégé de philosophie et docteur d’Etat, directeur d’études à l’EHESS.
Ses travaux et ses publications ont porté sur le système d’enseignement, la diffusion de la culture et
sur la réception des œuvres d’art.
En épistémologie, ses séminaires s’attachent à préciser le statut argumentatif des épreuves empiriques
dont relèvent les théories sociologiques. 1
Il a également publié plusieurs ouvrages en collaboration avec P. Bourdieu sur ces différentes
thématiques.
Dans Le raisonnement sociologique, la préoccupation majeure porte sur le statut scientifique de la
sociologie : « la sociologie : une science ou non ? Comme les autres ou pas ? » ; préoccupation chère à P.
Bourdieu également et déjà à l’origine du Métier de sociologue.
« Science ou non ? Si oui, comme les autres ou pas ? Et si elle relevait d’une autre forme de
mise en œuvre de l’esprit scientifique que celle qu’illustrent les sciences de la nature, la
sociologie se trouverait-elle, seule de son espèce, assise à son banc d’exception ? Ce serait vite
un banc d’infamie où viendraient la rejoindre toutes les sciences historiques qui ne doivent
d’engendrer leurs généralités qu’à ce qu’il faut bien appeler un raisonnement sociologique. Et si,
à l’examen des démarches d’une analyse sociologique, on devait admettre des différences avec
les sciences installées, de quelles formes du raisonnement ou de l’observation scientifiques,
depuis longtemps identifiées par les épistémologues, l’observation et le raisonnement
sociologiques diffèrent-ils ? » (Avant-propos)
Le raisonnement sociologique se présente comme un ouvrage assez volumineux (400 pages),
essentiellement théorique, ponctué de quelques articles d’illustration des propos. Il se décompose en
quatre parties et la conclusion retient particulièrement l’attention par son originalité. En une
cinquantaine de pages (beaucoup pour une conclusion !), dans un langage emprunté à la « philosophie
analytique », elle regroupe des « propositions récapitulatives », des scolies et les définitions des
concepts fondamentaux.
1
la bibliographie complète est disponible sur le site : durandal.cnrs-mrs.fr/shadyc/biblio.passeron.htm/
1
« On essaie, pour conclure, de résumer en quelques propositions hiérarchisées les assertions
épistémologiques qui sont intervenues au fil des textes conjoncturels qui précèdent. » (p.358)
Problématique centrale de l’ouvrage
L’objectif de Passeron est d’analyser « ce que parler veut dire »2 en sociologie d’un point de vue
épistémologique. Or, la tâche de l’épistémologie, telle que G. Bachelard 3 l’a définie et à laquelle souscrit
l’auteur, est d’inspecter toutes les constructions théoriques qui produisent une connaissance empirique
ou formelle.
Ainsi, la problématique centrale posée par Passeron se formule en ces termes :
« A quelles conditions et sous quelles contraintes les sciences historiques peuvent-elles fonctionner
comme des sciences empiriques ? » p.359
« Les rapports entre théorie et empirie qu’imposent conjointement à la sociologie la structure logique
de ses théorisations et les limites tracées à l’épreuve empirique par l’observation historique justifientils, et en quel sens, sa revendication de scientificité ? » p.231
Thèse de l’auteur
La sociologie, de même que les autres sciences historiques, énonce ses propositions sur le monde
empirique dans un espace assertorique non poppérien. Cela n’implique en rien que la sociologie
n’appartienne pas au champ scientifique. Le type de scientificité dont il est question dans le
raisonnement sociologique est celui des sciences empiriques de l’interprétation.
Quelques définitions
Science empirique : « Ensemble d’assertions dont la vérité ou la fausseté ne peut être tranchée sans
recourir à l’observation du monde empirique, c’est-à-dire, de l’ensemble des occurrences
observables. »p. 398
Espace logique d’une assertion : « Ensemble des contraintes qui définissent pour une assertion le sens
de ce que signifie pour elle le fait d’être vraie ou fausse. » p.399
Interprétation : « Est interprétation, dans une science empirique, toute reformulation du sens d’une
relation entre des concepts descriptifs qui, pour transformer ce sens (l’enrichir, le déplacer ou le
simplifier), doit faire intervenir la comparaison de cette relation avec des descriptions empiriques qui
ne supposent pas exactement le même « univers de discours » que la relation ainsi interprétée. » p.401
Plan de la fiche de lecture (qui n’est pas le plan de l’ouvrage, n. du webm.)
1.
2
3
La fragilité conceptuelle des sciences historiques
pour reprendre le titre d’un ouvrage de P. Bourdieu
Bachelard G., Le rationalisme appliqué, Paris, PUF, 1949
2
2. Le raisonnement sociologique : un mixte argumentatif ou « la sociologie ni plus ni moins »
3. La scientificité de la sociologie en question
1. La fragilité conceptuelle des sciences historiques
L’objet de cette première partie est de traiter le problème de la délimitation du champ sémantique des
concepts sociologiques.
La réflexion sur les mots de la sociologie, et plus généralement des sciences historiques, conduit à
penser que les difficultés que la sociologie rencontre pour s’inscrire dans le champ des sciences
expérimentales, sciences dites « normales », tient aux conditions mêmes de son énonciation.
« L’infirmité de tout discours sociologique relève de son incapacité à produire une langue protocolarisée
ayant les vertus d’un paradigme durable. »
12. Langue naturelle et langue artificielle
Il convient avant toute chose de distinguer deux types d’énonciation utilisés dans le champ
scientifique : la langue artificielle et la langue naturelle.
En simplifiant, la langue artificielle est celle qu’utilisent les sciences dites « normales »,
expérimentales, et qui se caractérise par la formation d’un système unifié et stable de définitions
formelles constituant ainsi un paradigme scientifique.
« Un haut degré de consensus réalisé dans un groupe de spécialistes et portant sur un haut degré de
stabilisation d’un langage de description du monde définit un « paradigme » scientifique. » p. 362
Toutefois, l’énonciation formelle ne saurait jamais décrire empiriquement ce qui fait son objet. Elle est
en quelque sorte atemporelle et aspatiale.
La langue naturelle se caractérise, en revanche, par son inscription nécessaire dans un contexte, dans
une situation spatio-temporelle particulière. « La sociologie, comme l’histoire ou l’anthropologie, ne peut
parler, dans ses énoncés finaux, qu’en langue naturelle. » (p. 373) Langue naturelle ne doit pas être
réduite à la simple description explicative ni à la conceptualisation commune. La langue naturelle est la
langue de l’interprétation conceptuelle, indissociable d’un contexte spatio-temporel.
Selon Passeron, l’état chaotique de la langue sociologique représente le milieu « naturel » des
énonciations conceptuelles en rapport avec l’état conflictuel et éclaté du champ théorique. Les mots de
la sociologie s’ajoutent les uns aux autres faute de pouvoir s’organiser en système de mots, en
« paradigme ». C’est là le caractère « naturel » de la langue des sciences historiques. Le lexique
scientifique de la sociologie est un lexique infaisable. Les concepts qui sémantisent le langage de
description du monde ont en sociologie un statut logique irréductible à celui qui permet les définitions
opératoires des sciences formelles ou expérimentales.
12. Une abstraction incomplète
La sociologie, comme les autres sciences historiques, énonce ses propositions sur le monde empirique
dans les termes de la langue naturelle. Cette caractéristique a des implications sur la nature de
3
l’énonciation sociologique : les concepts qui supportent la généralité des énoncés dans les assertions
portant sur le monde historique sont des « abstractions incomplètes » dans la mesure où ils conservent
une référence tacite à des coordonnées spatio-temporelles. Le sens de ces semi abstractions
construites par le sociologue ne peut jamais être désindexé des « contextes » de construction.
Il s’en suit que l’énonciation sociologique est caractérisée par :
- une anarchie indépassable de la conceptualisation des informations de base, qui renvoie
à l’incapacité de la sociologie à formuler un langage « protocolarisé », à former un
système stable et unifié ;
- une mobilité constitutive des constructions théoriques supportant la généralité des
énoncés ; mobilité qui renvoie au champ d’observation empirique sans cesse mouvant,
redéfinis, sur lequel portent les énoncés finals.
Cet état mouvant et encombré du vocabulaire sociologique tient à des rapports non stabilisés et non
stabilisables entre le langage conceptuel de la théorie et les exigences de l’observation lorsque celle-ci
porte sur une réalité historique.
« Les sciences considérées comme historiques soumettent en effet à l’enquête une réalité
toujours différemment configurée, c’est-à-dire, par différences avec les sciences sociales
« particulières », des ensembles indécomposables de co-occurrences historiques qui se
présentent toujours à l’observation comme des séquences ou des configurations réfractaires à
la décomposition expérimentale. »
La finalité des sciences historiques étant par définition la reconstruction interprétative de la réalité,
seule la langue naturelle, avec ce qu’elle implique d’inconvénients pour la généralisation des énoncés,
permet de rendre véritablement compte de cette réalité du cours du monde historique.
La sociologie est ainsi constituée d’un ensemble de constructions théoriques fondées sur l’observation,
la mesure et la comparaison réglées mais qui se laissent coordonner dans une aucune théorie
généralisée des systèmes sociaux.
Le problème de l’énonciation sociologique est celui du « trop ou trop peu » théorique. Les concepts
penchant vers l’excès du « trop » théorique sont les concepts « polymorphes » : concepts sans cesse
redéfinis selon l’objet particulier de recherche.
Un concept polymorphe est un « carrefour de séries opératoires » qui ne peut être synthétisé par une
formule canonique mais où l’on peut se placer pour interroger, en fonction d’un projet d’observation, les
analyses historiques.
Les concepts qui, au contraire, penchent vers le trop peu théorique sont qualifiés de concepts
« sténographiques » : ce sont des définitions qui confient à un mot spécialisé la tâche de résumer une
analyse sociologique susceptible de mobiliser immédiatement les données qui l’ont rendue possible. Ces
concepts font preuve d’une précision empirique certaine mais sont incapables de s’organiser en système
conceptuel qui les relierait les uns aux autres afin de rendre compte avec une généralité croissante des
régularités ou des configurations qu’elles baptisent en ordre dispersé.
Renier la mobilité perpétuelle des cadres de la recherche revient à renoncer à décrire les conditions
réelles de cette entreprise théorique d’interprétation du monde empirique. L’inachèvement théorique
constitutif de l’entreprise sociologique transparaît dans cette abstraction incomplète des concepts.
Par ses pertinences descriptives sans cesse mouvantes et l’ouverture de ses questionnements
théoriques, la sociologie est ce « projet inépuisablement comparatif ».
13. Des concepts typologiques
4
La formulation des assertions finales d’une science historique par utilisation des mots qui détiennent le
pouvoir linguistique de résumer un ensemble de significations analogiques apparaît comme une
nécessité. Autrement dit, l’énonciation sociologique, comme historique ou anthropologique, ne peut que
mobiliser des concepts typologiques. L’énonciation des assertions finales passe nécessairement par un
raisonnement comparatif s’appuyant sur des concepts typologiques, tels que les idéaux-types ou les
analogies.
Une définition sociologique se doit donc d’être à la fois générale (et non universelle) et singulière (et
non déixique). Un concept typologique a la généralité d’une définition construite comparativement.
La forme typologique est la seule utilisable par un langage attaché à la description du monde historique
à vocation scientifique.
« Les analyses qui permettent de généraliser les constats empiriques d’une enquête au-delà de
son contexte singulier relèvent d’un raisonnement qui ne peut être que « naturel », en ce sens
qu’il articule comparativement des constats opérés dans des contextes dont l’équivalence n’est
justifiée que par la typologie qui les apparente, inscrivant ainsi les assertions sociologiques dans
une méthodologie de la présomption, distincte d’une méthodologie de la nécessité. » (p. 368)
La généralisation d’une assertion issue d’une série d’observations historiques ne peut reposer que sur la
décision de traiter comme « équivalents » des contextes non identiques, sans que cette décision puisse
inscrire ses attendus dans un paradigme stabilisé de pertinence. Deux ou plusieurs contextes
historiques ne peuvent donc être distingués comme différents ou rapprochés comme équivalents que
par un raisonnement comparatif qui reste un raisonnement naturel (non paradigmatisé) dont les
conclusions ne peuvent avoir que le statut de la « présomption ». La « nécessité » qu’assertent des
énoncés expérimentaux portant sur le monde empirique suppose la clause « toutes choses égales par
ailleurs » qui ne peut jamais être maîtrisée dans l’observation du cours du monde historique. Ainsi, les
concepts des sciences historiques sont nécessairement typologiques dans la mesure où ils
conceptualisent, sans pouvoir formaliser opératoirement ce processus, des substituabilités entre
contextes équivalents.
La mobilité conceptuelle de ces sciences inhérente à leur langage fragilise leurs formulations face aux
captations extrascientifiques. La différence qui sépare la sociologie spontanée (soumission pure et
simple aux suggestions des métaphores toutes faites) d’une sociologie capable de régler ses
déplacements de sens, ne peut tenir qu’au contrôle de la comparaison, historique ou statistique. En quoi
consiste alors ce contrôle de la comparaison et plus globalement le raisonnement sociologique ?
2. Le raisonnement sociologique : un mixte argumentatif ou « la
sociologie ni plus ni moins »
Dans le cadre de cette anomie conceptuelle généralisée et en dépit de celle-ci : la sociologie existe. Il
s’agit dans cette partie de définir la nature de l’espace logique d’une assertion sociologique.
21. Deux illusions
La question pratique qui doit importer au chercheur est de savoir comment utiliser avec quelque rigueur
logique les ressources théoriques qu’un tel champ présente à l’état dispersé. Autrement dit, il s’agit de
déterminer la forme du raisonnement propice à l’entreprise sociologique d’interprétation de la réalité
empirique.
5
Le raisonnement sociologique reste un raisonnement naturel, quels que soient ses efforts pour éliminer
les formes ad hominem de la persuasion langagière, en ceci qu’il doit, pour formuler ses généralités,
composer des empiries sémantiquement hétérogènes. Le raisonnement se distingue du raisonnement
expérimental non parce qu’il se réfèrerait à des constats d’une autre nature que ceux qui sont
accessibles à la mesure ou à l’observation des phénomènes historiques mais parce qu’il doit, pour
formuler des propositions dotées de quelque généralité, adopter une démarche spécifique de
composition des « énoncés d’observation » qui n’est jamais intégralement réductible à un raisonnement
expérimental. Pour illustrer cette distinction, il suffit d’observer les deux sens conférés à une variable
selon le type de raisonnement : pour la science expérimentale, une variable n’est que ce qu’en dit sa
définition formelle alors que pour le raisonnement sociologique elle devient un indicateur provisoire et
indéfiniment réinterprétable de variations configurationnelles.
Le raisonnement sociologique, du fait même de son caractère naturel, doit se prémunir contre deux
illusions qui signifieraient la négation de la spécificité scientifique de l’entreprise sociologique :
- L’illusion expérimentale selon laquelle la langue statistique pourrait à elle seule énoncer
quelques généralités sur le monde historique ;
- L’illusion herméneutique selon laquelle la langue sociologique pourrait puiser le surplus
de sens qui différencie la conceptualisation sociologique des catégorisations de la
langue statistique dans d’autres constats que ceux de l’observation historique.
Il existe une tension méthodologique propre au raisonnement sociologique entre la description
historique et le raisonnement expérimental. Une sociologie qui ne serait qu’un simple récit historique ne
se distinguerait en rien de la sociologie spontanée ou de la littérature ; une sociologie qui ne
souhaiterait recourir qu’au raisonnement expérimental deviendrait aussitôt un non-sens historique et
par là même une « absurdité sociologique ».
22. Le raisonnement sociologique comme « va et vient »
L’espace des raisonnements sur la phénoménalité historique
PÔLE DU RECIT
HISTORIQUE
+
PÔLE DU RAISONNEMENT
EXPERIMENTAL
Histoire
Raisonnement
historienne
+
statistique
Raisonnement
sociologique
Affaiblissement
Narratif
Synthèse
Raisonnement
historique
comparatif
Affaiblissement
Démonstratif
6
(Schéma proposé par Passeron p. 74 )
Il existe deux pôles des formulations possibles de la phénoménalité historique :
- le récit historique : discours qui s’astreint à ne décrire des « faits » qu’en référant
explicitement ses interprétations au contexte spatio-temporel des phénomènes
observés.
- Le raisonnement expérimental : exercice de comparaison capable d’enfermer ses
inférences dans un système fermé de règles ; de fonder ses assertions sur de
corrélations constantes de traits observées « toutes choses égales par ailleurs ».
Dans les sciences sociales, le raisonnement expérimental est représenté par le raisonnement
statistique, indifférent à la structure d’objet sur lequel il prélève ses mesures.
« Le raisonnement sociologique se distingue du récit historique par des moments de
raisonnement expérimental, mais ces moments de pureté méthodologique alternent
nécessairement dans son travail d’interprétatif avec d’autres moments du raisonnement naturel.
(…) Le raisonnement statistique est bien un raisonnement expérimental mais il ne le reste
qu’autant qu’il n’énonce rien sur le monde historique : dès qu’on met du sens dans l’énoncé de ces
corrélations formelles, les phrases se chargent de contexte. » p.78
Le raisonnement sociologique apparaît ainsi comme un « va et vient » entre contextualisation historique
et raisonnement expérimental. Non pas un juste milieu mais un « mixte », dans son mode d’assertion et
dans chacune de ses assertions. Le raisonnement sociologique est un type de raisonnement de
raisonnement qui soumet des faits datés et localisés à traitement expérimental : « il procède
expérimentalement dans une situation non expérimental ». « L’analyse des variations et des covariations historiques qui, en recourant au langage des variables, permet de tenir, dans un contexte
supposé constant, des raisonnements formellement expérimentaux, reste toujours tributaire, dans les
sciences sociales, de l’interprétation du sens des variations en fonction du contexte. » p. 370
Le raisonnement sociologique doit cependant répondre à une double exigence pour produire une
intelligibilité sociologique. Une relation sociologique doit être, comme le souligne Max Weber :
- « significativement adéquate » quant au sens, à l’interprétation qui permet de la
comprendre
- « causalement adéquate » quant aux constats qui établissent dans les faits l’existence
d’un lien de causalité ou d’interdépendance
Sans cette adéquation causale, l’interprétation n’est rien d’autre que de l’herméneutique, de la
philosophie et non plus de la sociologie.
Le raisonnement sociologique est un raisonnement mixte, composite, qui ne peut monter des énoncés
issus de descriptions sémantiquement hétérogènes que dans un raisonnement naturel, dans une
argumentation typologique. Le raisonnement naturel en sciences sociales doit composer une chaîne
d’assertions qui ne restent sociologiquement descriptives qu’en tant qu’elles sont historiquement
signifiantes et donc contextuellement hétérogènes. Cette exigence de la contextualisation historique
agit comme une « force de rappel à l’ordre» dans le raisonnement sociologique quand celui-ci est allé
trop loin dans le rêve expérimental. La sociologie est ainsi une discipline de la synthèse interprétative.
23. Les sciences empiriques de l’interprétation et le raisonnement comparatif
7
« Les énoncés en langue artificielle, auxquels recourt la sociologie dans ses traitements de données
afin de transformer ses informations d’enquête en connaissance, doivent toujours être retraduits,
après usage, en langue naturelle pour faire assertion sur le monde historique. » p. 374
Une science empirique à qui l’ambition nomologique est interdite doit, pour engendrer des connaissances
et éviter la répétition ou la démultiplication pure et simple des descriptions, poser sans cesse de
nouvelles questions interprétatives au monde, ce qui revient à remettre en mouvement et en question
les articulations de son « univers du discours ». C’est l’ouverture sémantique des langues de la
description historique (qui même fortement protocolarisées ne le sont jamais que partiellement) qui
définit ici comme possible et nécessaire l’usage de la méthode comparative. La méthode comparative
peut être indifféremment définie comme le travail de construction d’un paradigme toujours inachevé ou
comme la forme que prend, dans une science empirique, le travail conceptuel en l’absence d’un
paradigme stable. Dans les sciences historiques, une méthode comparative, dont les concepts ont
toujours un sens typologique, est nécessairement interprétative.
Le danger principal pour toute énonciation sociologique est alors la comparaison incontrôlée, la
comparaison non confrontée avec les faits susceptibles de valider ou d’invalider le pouvoir
d’interprétation de l’analogie. Les plus mauvaises comparaisons ne sont jamais disqualifiées par quelque
propriété intrinsèque du registre analogique où elles fonctionnent mais seulement par la faible portée
empirique ou l’inconsistance conceptuelle de l’interprétation comparative qu’elles procurent à la
généralité des assertions. La portée des opérations analogiques reste le seul critère de la véridicité
sociologique.
« La rigueur assertorique dont est capable la sociologie, même si elle est dotée aujourd’hui
d’instruments plus puissants et plus infaillibles que jamais, n’est pas exclusivement fonction de
la rigueur dont sont capables, dans leur travail autonome, les techniques de calcul dont elle
mobilise les services mais, en dernier recours, de la rigueur dont est capable le raisonnement
sociologique, avant et après le recours au calcul automatique. » p. 158
« Avant », lorsqu’elle lui confie ses informations ; « après », lorsqu’elle en informe ses assertions.
Cette rigueur de l’espace assertorique du raisonnement sociologique permet-elle d’assurer à la
sociologie le statut de « science » ?
3. La scientificité de la sociologie en question
Le raisonnement sociologique se caractérise donc par ce « va et vient » argumentatif entre
raisonnement statistique et contextualisation historique. Mais décrire ainsi le lieu épistémologique du
raisonnement sociologique n’empêche pas que l’on parle encore d’une science.
« Une science à mi-chemin entre deux démarches scientifiques n’est pas une science à mi-chemin de la
science. » (Avant propos)
31. Scientificité et « réfutabilité » : l’univers poppérien
Passeron souligne dès l’avant propos la force d’une idée reçue : la synonymie entre « réfutabilité » et
scientificité. Or, la mise à l’épreuve empirique d’une proposition théorique ne peut jamais revêtir en
sociologie la forme logique de la « réfutation » au sens poppérien. Cette synonymie condamne la
sociologie à un véritable dilemme : admettre la disqualification de « l’interprétation » dans sciences
historiques ou ne l’invoquer qu’au nom du droit philosophique à la phénoménologie et à l’intuition des
essences (l’herméneutique).
8
C’est en raison de cette hégémonie du critère poppérien de scientificité qui tend à contaminer le champ
sociologique que Passeron souligne avec force les dangers de l’illusion expérimentale et du rêve
nomologique dans les sciences historiques. Une clarification s’impose.
« Osons une métaphore filée pour le dire sans précautions superflues de langage : on a voulu
assurément inciter la réflexion épistémologique à ne pas s’enfermer dans la bergerie idyllique du
quasi-expérimentalisme où paissent, sans jamais oser lever les yeux sur l’enceinte de leur parc
douillet, trop de moutons poppéroïdes, mais ce n’est sûrement pas pour convier le sociologue
émancipé à aller hurler avec les loups de l’herméneutique sauvage, toujours prêts à croquer à belles
dents toute scientificité un peu fragile surtout si elle est jeunette. » (Avant propos)
La sociologie a d’autres choix que de se soumettre au rêve nomologique ou de céder à la divagation
herméneutique. Pour ce faire, c’est sur « l’enceinte de la bergerie poppérienne » qu’il faut porter le
questionnement. C’est là la tâche de l’épistémologie dans les sciences sociales : retrouver la place
opératoire de la sociologie dans la gamme des régimes de scientificité, dont le critère poppérien ne
représente qu’une vision trop étriquée.
Il convient préalablement de distinguer trois formes de l’énonciation dont l’articulation va déterminer
le caractère scientifique du discours :
- l’énonciation informative : somme d’informations exactes sur la réalité (collecte de
données empiriques)
- les effets de connaissance : travail de reconstruction et d’extension de l’information,
guidé par des hypothèses de recherche (mises en relation et catégorisation des
informations)
- les effets d’intelligibilité : généralités théoriques portant sur le monde empirique
produites par l’énonciation de vastes séries d’effets de connaissance dans une langue
conceptuelle unifiée (généralisation)
Aux deux premiers niveaux de formulation, les opérations accessibles à une discipline de l’observation
historique sont logiquement les mêmes que celles que pratique une science expérimentale, à la seule
différence (de degré) que ces formulations sont indexées à un lieu k et un moment t.
C’est seulement au troisième niveau que les opérations théoriques de la sociologie deviennent des
« opérations comparatives qui visent, en rapprochant des effets de connaissance solidaires de
contextes différents, à formuler des généralités dont la signification conceptuelle et la validation
empirique cessent alors d’avoir le sens formellement univoque qu’elles ne tiennent que de leur
indexation sur un contexte constant autorisant un raisonnement de type expérimental sans
expérimentation. » (p. 238)
La langue de l’énonciation sociologique ne peut faire taire ce pouvoir relationnel du sens des mots
naturels, puisque le recours à l’énonciation formelle ne saurait jamais décrire empiriquement ce qui fait
son objet.
On rejoint sur point la nécessaire mixité du raisonnement sociologique qui cloisonne l’énonciation dans
une grille serrée de contraintes empiriques destinées à empêcher le raisonnement de tomber dans
l’impasse herméneutique ou de céder aux apparences de l’énonciation universelle. Les effets
d’intelligibilité théoriques sont, en sociologie, de l’ordre de l’interprétation, celle-ci pouvant seulement
s’obliger à un contrôle empirique par la multiplication des opérations comparatives.
Cette épreuve empirique à laquelle est soumise l’intelligibilité sociologique peut-elle encore revêtir la
forme d’un « test falsificateur » au sens poppérien ?
« La structure nécessairement typologique des théories sociologiques et, partant, du langage de leurs
énoncés de base, exclut une définition stricte des « conditions initiales » (universalité des concepts)
d’une observation, opération nécessaire à l’instauration de tout protocole « falsificateur ». » p. 385
9
Ainsi, la véridicité des théories interprétatives propres aux sciences sociales reste à définir si l’on
veut échapper au dilemme imposant qu’une proposition y soit falsifiable ou extrascientifique, renvoyée
à « l’enfer métaphysique ».
32. Le statut logique du vrai et du faux
Est-ce que théorie sociologique et théorie expérimentale relèvent au moins d’un même type de
confrontation avec les faits qui permet sinon de les départager, au moins de mesurer à un même étalon
logique leurs effets d’intelligibilité et leur fécondité empirique dans la production de connaissance
historique ? Autrement dit, le critère poppérien mérite-t-il le caractère universel auquel il prétend ?
Selon Passeron, le débat sur le statut scientifique de la sociologie est en quelque sorte vicié par un
contresens épistémologique : donner à la vérité et la fausseté sociologiques le même statut logique que
dans les sciences nomologiques. La vérité des théories interprétatives n’est pas de même nature que la
vérité des théories expérimentales comme la physique.
-
-
Dans les sciences nomologiques, le raisonnement expérimental se situe dans un espace
logique poppérien dont le critère de véridicité est le « test falsificateur » qui permet
d’établir la réfutabilité d’une assertion ;
Dans les sciences empiriques de l’interprétation, le raisonnement sociologique se situe
dans un espace logique non-poppérien dont le critère de véridicité se fonde sur le
contrôle empirique par multiplication d’opérations comparatives
L’identification de l’espace assertorique du raisonnement sociologique comme espace non-poppérien
n’est finalement qu’une manière de dire sa spécificité et sa différence par rapport à l’espace logique où
se définit la « réfutabilité » des propositions théoriques propres aux sciences nomologiques. L’espace
de raisonnement sociologique n’est pas sans contact avec l’espace poppérien puisqu’il contient des
moments de raisonnement expérimental. Mais lorsque ces assertions « réfutables » viennent s’inscrire
dans le raisonnement sociologique, l’espace logique où se décide la véridicité des assertions qui sont
pertinentes pour la description et l’explication du monde historique redevient celui d’un raisonnement
naturel.
33. La sociologie : une science ?
Il convient ainsi de souligner « le rôle constitutif de l’interprétation conceptuelle dans le sens
assertorique de tout énoncé portant sur le monde historique en même temps que la forme particulière
de référence à l’empirie qui en découle et qui, seule, peut distinguer un énoncé sociologique d’une
interprétation libre ou d’une intuition littéraire. » p. 358
Décrire le sens que prend toute assertion dès qu’elle porte sur le monde historique n’empêche pas qu’on
parle encore d’une science : le raisonnement naturel ne condamne pas au sens commun.
10
« Le type de scientificité dont nous traitons est celui des sciences empiriques de
l’interprétation, à qui la forme du cours du monde historique impose un langage typologique, mais
que les méthodes d’observation et de traitement de l’information empiriques propres aux
sciences sociales distinguent de leurs sœurs herméneutiques trop proches, évidemment
abusives. On ne dit pas que cette position soit facile, mais qu’elle est. » (Avant propos)
(Pour les « adeptes » des schémas, j’ai tenté de récapituler dans celui qui suit les grands axes de la réflexion de
Passeron)
Schéma récapitulatif
Deux caractéristiques de la langue de description du monde historique
Concepts typologiques
Abstraction
incomplète
Administration de la preuve
dans un univers non-poppérien
Enonciation
interprétative
Notions indexées
sur des
références
spatio-temporelles
Contrôle empirique par multiplication
des opérations comparatives
Raisonnement
comparatif
Adéquation
interprétative
des relations sociales
Compréhension
Adéquation
causale
des relations sociales
&
Explication
Production d’une intelligibilité sociologique
SCIENCE EMPIRIQUE DE L’INTERPRETATION
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