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Fiche faite par Elise Decosne,
pour la question d’agrégation « expliquer/comprendre »
Année 2002-2003 Ens Ulm
Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du
raisonnement naturel.
Jean-Claude Passeron
Essais & Recherches, Nathan, 1991
Jean-Claude Passeron
Agrégé de philosophie et docteur d’Etat, directeur d’études à l’EHESS.
Ses travaux et ses publications ont porté sur le système d’enseignement, la diffusion de la culture et
sur la réception des œuvres d’art.
En épistémologie, ses séminaires s’attachent à préciser le statut argumentatif des épreuves empiriques
dont relèvent les théories sociologiques.
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Il a également publié plusieurs ouvrages en collaboration avec P. Bourdieu sur ces différentes
thématiques.
Dans Le raisonnement sociologique, la préoccupation majeure porte sur le statut scientifique de la
sociologie : « la sociologie : une science ou non ? Comme les autres ou pas ? » ; préoccupation chère à P.
Bourdieu également et déjà à l’origine du Métier de sociologue.
« Science ou non ? Si oui, comme les autres ou pas ? Et si elle relevait d’une autre forme de
mise en œuvre de l’esprit scientifique que celle qu’illustrent les sciences de la nature, la
sociologie se trouverait-elle, seule de son espèce, assise à son banc d’exception ? Ce serait vite
un banc d’infamie viendraient la rejoindre toutes les sciences historiques qui ne doivent
d’engendrer leurs néralités qu’à ce qu’il faut bien appeler un raisonnement sociologique. Et si,
à l’examen des marches d’une analyse sociologique, on devait admettre des différences avec
les sciences installées, de quelles formes du raisonnement ou de l’observation scientifiques,
depuis longtemps identifiées par les épistémologues, l’observation et le raisonnement
sociologiques diffèrent-ils ? » (Avant-propos)
Le raisonnement sociologique se présente comme un ouvrage assez volumineux (400 pages),
essentiellement théorique, ponctué de quelques articles d’illustration des propos. Il se décompose en
quatre parties et la conclusion retient particulièrement l’attention par son originalité. En une
cinquantaine de pages (beaucoup pour une conclusion !), dans un langage emprunté à la « philosophie
analytique », elle regroupe des « propositions récapitulatives », des scolies et les définitions des
concepts fondamentaux.
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la bibliographie complète est disponible sur le site : durandal.cnrs-mrs.fr/shadyc/biblio.passeron.htm/
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« On essaie, pour conclure, de résumer en quelques propositions hiérarchisées les assertions
épistémologiques qui sont intervenues au fil des textes conjoncturels qui précèdent. » (p.358)
Problématique centrale de l’ouvrage
L’objectif de Passeron est d’analyser « ce que parler veut dire »
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en sociologie d’un point de vue
épistémologique. Or, la tâche de l’épistémologie, telle que G. Bachelard
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l’a définie et à laquelle souscrit
l’auteur, est d’inspecter toutes les constructions théoriques qui produisent une connaissance empirique
ou formelle.
Ainsi, la problématique centrale posée par Passeron se formule en ces termes :
« A quelles conditions et sous quelles contraintes les sciences historiques peuvent-elles fonctionner
comme des sciences empiriques ? » p.359
« Les rapports entre théorie et empirie qu’imposent conjointement à la sociologie la structure logique
de ses théorisations et les limites tracées à l’épreuve empirique par l’observation historique justifient-
ils, et en quel sens, sa revendication de scientificité ? » p.231
Thèse de l’auteur
La sociologie, de même que les autres sciences historiques, énonce ses propositions sur le monde
empirique dans un espace assertorique non poppérien. Cela n’implique en rien que la sociologie
n’appartienne pas au champ scientifique. Le type de scientificité dont il est question dans le
raisonnement sociologique est celui des sciences empiriques de l’interprétation.
Quelques définitions
Science empirique : « Ensemble d’assertions dont la vérité ou la fausseté ne peut être tranchée sans
recourir à l’observation du monde empirique, c’est-à-dire, de l’ensemble des occurrences
observables. »p. 398
Espace logique d’une assertion : « Ensemble des contraintes qui définissent pour une assertion le sens
de ce que signifie pour elle le fait d’être vraie ou fausse. » p.399
Interprétation : « Est interprétation, dans une science empirique, toute reformulation du sens d’une
relation entre des concepts descriptifs qui, pour transformer ce sens (l’enrichir, le déplacer ou le
simplifier), doit faire intervenir la comparaison de cette relation avec des descriptions empiriques qui
ne supposent pas exactement le même « univers de discours » que la relation ainsi interprétée. » p.401
Plan de la fiche de lecture (qui n’est pas le plan de l’ouvrage, n. du webm.)
1. La fragilité conceptuelle des sciences historiques
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pour reprendre le titre d’un ouvrage de P. Bourdieu
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Bachelard G., Le rationalisme appliqué, Paris, PUF, 1949
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2. Le raisonnement sociologique : un mixte argumentatif ou « la sociologie ni plus ni moins »
3. La scientificité de la sociologie en question
1. La fragilité conceptuelle des sciences historiques
L’objet de cette première partie est de traiter le problème de la délimitation du champ sémantique des
concepts sociologiques.
La réflexion sur les mots de la sociologie, et plus généralement des sciences historiques, conduit à
penser que les difficultés que la sociologie rencontre pour s’inscrire dans le champ des sciences
expérimentales, sciences dites « normales », tient aux conditions mêmes de son énonciation.
« L’infirmité de tout discours sociologique relève de son incapacité à produire une langue protocolarisée
ayant les vertus d’un paradigme durable. »
12. Langue naturelle et langue artificielle
Il convient avant toute chose de distinguer deux types d’énonciation utilisés dans le champ
scientifique : la langue artificielle et la langue naturelle.
En simplifiant, la langue artificielle est celle qu’utilisent les sciences dites « normales »,
expérimentales, et qui se caractérise par la formation d’un système unif et stable de finitions
formelles constituant ainsi un paradigme scientifique.
« Un haut degré de consensus réalisé dans un groupe de spécialistes et portant sur un haut degré de
stabilisation d’un langage de description du monde définit un « paradigme » scientifique. » p. 362
Toutefois, l’énonciation formelle ne saurait jamais décrire empiriquement ce qui fait son objet. Elle est
en quelque sorte atemporelle et aspatiale.
La langue naturelle se caractérise, en revanche, par son inscription nécessaire dans un contexte, dans
une situation spatio-temporelle particulière. « La sociologie, comme l’histoire ou l’anthropologie, ne peut
parler, dans ses énoncés finaux, qu’en langue naturelle. » (p. 373) Langue naturelle ne doit pas être
réduite à la simple description explicative ni à la conceptualisation commune. La langue naturelle est la
langue de l’interprétation conceptuelle, indissociable d’un contexte spatio-temporel.
Selon Passeron, l’état chaotique de la langue sociologique représente le milieu « naturel » des
énonciations conceptuelles en rapport avec l’état conflictuel et éclaté du champ théorique. Les mots de
la sociologie s’ajoutent les uns aux autres faute de pouvoir s’organiser en système de mots, en
« paradigme ». C’est là le caractère « naturel » de la langue des sciences historiques. Le lexique
scientifique de la sociologie est un lexique infaisable. Les concepts qui sémantisent le langage de
description du monde ont en sociologie un statut logique irréductible à celui qui permet les définitions
opératoires des sciences formelles ou expérimentales.
12. Une abstraction incomplète
La sociologie, comme les autres sciences historiques, énonce ses propositions sur le monde empirique
dans les termes de la langue naturelle. Cette caractéristique a des implications sur la nature de
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l’énonciation sociologique : les concepts qui supportent la généralité des énoncés dans les assertions
portant sur le monde historique sont des « abstractions incomplètes » dans la mesure où ils conservent
une référence tacite à des coordonnées spatio-temporelles. Le sens de ces semi abstractions
construites par le sociologue ne peut jamais être désindexé des « contextes » de construction.
Il s’en suit que l’énonciation sociologique est caractérisée par :
- une anarchie indépassable de la conceptualisation des informations de base, qui renvoie
à l’incapacité de la sociologie à formuler un langage « protocolarisé », à former un
système stable et unifié ;
- une mobilité constitutive des constructions théoriques supportant la généralité des
énoncés ; mobilité qui renvoie au champ d’observation empirique sans cesse mouvant,
redéfinis, sur lequel portent les énoncés finals.
Cet état mouvant et encombré du vocabulaire sociologique tient à des rapports non stabilisés et non
stabilisables entre le langage conceptuel de la théorie et les exigences de l’observation lorsque celle-ci
porte sur une réalité historique.
« Les sciences considérées comme historiques soumettent en effet à l’enquête une réalité
toujours différemment configurée, c’est-à-dire, par différences avec les sciences sociales
« particulières », des ensembles indécomposables de co-occurrences historiques qui se
présentent toujours à l’observation comme des séquences ou des configurations réfractaires à
la décomposition expérimentale. »
La finalité des sciences historiques étant par définition la reconstruction interprétative de la réalité,
seule la langue naturelle, avec ce qu’elle implique d’inconvénients pour la généralisation des énoncés,
permet de rendre véritablement compte de cette réalité du cours du monde historique.
La sociologie est ainsi constituée d’un ensemble de constructions théoriques fondées sur l’observation,
la mesure et la comparaison réglées mais qui se laissent coordonner dans une aucune théorie
généralisée des systèmes sociaux.
Le problème de l’énonciation sociologique est celui du « trop ou trop peu » théorique. Les concepts
penchant vers l’excès du « trop » théorique sont les concepts « polymorphes » : concepts sans cesse
redéfinis selon l’objet particulier de recherche.
Un concept polymorphe est un « carrefour de séries opératoires » qui ne peut être synthétisé par une
formule canonique mais l’on peut se placer pour interroger, en fonction d’un projet d’observation, les
analyses historiques.
Les concepts qui, au contraire, penchent vers le trop peu théorique sont qualifiés de concepts
« sténographiques » : ce sont des définitions qui confient à un mot spécialisé la tâche de résumer une
analyse sociologique susceptible de mobiliser immédiatement les données qui l’ont rendue possible. Ces
concepts font preuve d’une précision empirique certaine mais sont incapables de s’organiser en système
conceptuel qui les relierait les uns aux autres afin de rendre compte avec une généralité croissante des
régularités ou des configurations qu’elles baptisent en ordre dispersé.
Renier la mobilité perpétuelle des cadres de la recherche revient à renoncer à décrire les conditions
réelles de cette entreprise théorique d’interprétation du monde empirique. L’inachèvement théorique
constitutif de l’entreprise sociologique transparaît dans cette abstraction incomplète des concepts.
Par ses pertinences descriptives sans cesse mouvantes et l’ouverture de ses questionnements
théoriques, la sociologie est ce « projet inépuisablement comparatif ».
13. Des concepts typologiques
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La formulation des assertions finales d’une science historique par utilisation des mots qui détiennent le
pouvoir linguistique de résumer un ensemble de significations analogiques apparaît comme une
nécessité. Autrement dit, l’énonciation sociologique, comme historique ou anthropologique, ne peut que
mobiliser des concepts typologiques. L’énonciation des assertions finales passe nécessairement par un
raisonnement comparatif s’appuyant sur des concepts typologiques, tels que les idéaux-types ou les
analogies.
Une définition sociologique se doit donc d’être à la fois générale (et non universelle) et singulière (et
non déixique). Un concept typologique a la généralité d’une définition construite comparativement.
La forme typologique est la seule utilisable par un langage attaché à la description du monde historique
à vocation scientifique.
« Les analyses qui permettent de généraliser les constats empiriques d’une enquête au-delà de
son contexte singulier relèvent d’un raisonnement qui ne peut être que « naturel », en ce sens
qu’il articule comparativement des constats opérés dans des contextes dont l’équivalence n’est
justifiée que par la typologie qui les apparente, inscrivant ainsi les assertions sociologiques dans
une méthodologie de la présomption, distincte d’une méthodologie de la nécessité. » (p. 368)
La généralisation d’une assertion issue d’une série d’observations historiques ne peut reposer que sur la
décision de traiter comme « équivalents » des contextes non identiques, sans que cette décision puisse
inscrire ses attendus dans un paradigme stabilisé de pertinence. Deux ou plusieurs contextes
historiques ne peuvent donc être distingués comme différents ou rapprochés comme équivalents que
par un raisonnement comparatif qui reste un raisonnement naturel (non paradigmatisé) dont les
conclusions ne peuvent avoir que le statut de la « présomption ». La « nécessité » qu’assertent des
énoncés expérimentaux portant sur le monde empirique suppose la clause « toutes choses égales par
ailleurs » qui ne peut jamais être maîtrisée dans l’observation du cours du monde historique. Ainsi, les
concepts des sciences historiques sont nécessairement typologiques dans la mesure ils
conceptualisent, sans pouvoir formaliser opératoirement ce processus, des substituabilités entre
contextes équivalents.
La mobilité conceptuelle de ces sciences inhérente à leur langage fragilise leurs formulations face aux
captations extrascientifiques. La différence qui sépare la sociologie spontanée (soumission pure et
simple aux suggestions des métaphores toutes faites) d’une sociologie capable de régler ses
déplacements de sens, ne peut tenir qu’au contrôle de la comparaison, historique ou statistique. En quoi
consiste alors ce contrôle de la comparaison et plus globalement le raisonnement sociologique ?
2. Le raisonnement sociologique : un mixte argumentatif ou « la
sociologie ni plus ni moins »
Dans le cadre de cette anomie conceptuelle généralisée et en dépit de celle-ci : la sociologie existe. Il
s’agit dans cette partie de définir la nature de l’espace logique d’une assertion sociologique.
21. Deux illusions
La question pratique qui doit importer au chercheur est de savoir comment utiliser avec quelque rigueur
logique les ressources théoriques qu’un tel champ présente à l’état dispersé. Autrement dit, il s’agit de
déterminer la forme du raisonnement propice à l’entreprise sociologique d’interprétation de la réalité
empirique.
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