Dominique Cardon, La démocratie internet. Promesses et limites, La république des idées, Seuil, 2010 Introduction – Internet, une révolution démocratique Internet est inclassable dans l’échiquier politique, mais son développement à d’importantes conséquences sur notre conception et notre pratique de la démocratie. Objectif de l’ouvrage : montrer que se forment de nouvelles attentes à l’égard de l’espace public, et que ces dernières engendrent une forme démocratique inédite. Chapitre I – L’esprit d’internet. Internet est né de la confrontation entre les contre cultures américaines et l’esprit méritocratique propre au domaine de la recherche. Les pionniers ont matérialisé dans internet leurs valeurs d’autonomie, de liberté de parole, de tolérance, de gratuité. Que deviennent ces valeurs premières suite à l’arrivée massive de nouveaux utilisateurs ? La liberté du logiciel Avec internet, un nouveau modèle de développement apparaît : le logiciel libre. Jusqu’aux années 1980, tous les logiciels étaient dits « libres », c’est-à-dire que leur code source était accessible et modifiable par tous. Ce partage favorisait l’innovation et donc l’amélioration de ces logiciels. Désormais, de nombreuses entreprises ferment leurs logiciels (logiciels dits alors « propriétaires »). Les logiciels libres bouleversement cependant les schémas traditionnels qui séparaient scientifiques et amateurs : la limite entre concepteur et usager s’atténue. La transformation sociale est personnelle L’esprit du web a largement été influencé par la contre-culture américaine des années 1960. Celle-ci a pris deux formes : d’une part, un courant s’érigeait contre la bureaucratie universitaire, la guerre du Vietnam, la ségrégation (d’où une action militante) ; d’autre part, un second courant communautaire ne cherchant pas à changer la société, mais les individus, afin de refonder une société sur de meilleures bases. Les deux formes s’opposaient aux technologies centralisées et militaire. C’est l’opposition particulière du mouvement communautaire qui a inspiré la forme d’internet. Le mouvement communautaire souhaite reprendre les technologies en main afin de ne pas les confier aux militaires et aux hommes d’affaire. La technologie doit servir d’extension des capacités individuelles ; c’est ce projet qui anime les concepteurs informatiques dans les années 1970. Cette atmosphère culturelle a influencé la façon dont les concepteurs d’internet se représentaient cet outil qu’ils étaient en train de créer. L’influence n’a fait que grandir avec la transposition de ces communautés sur le net, prenant la forme de forums thématiques. La technologie nouvelle se donne ainsi un projet d’émancipation. Vers la massification Les premiers utilisateurs d’internet avaient un profil similaire : des hommes blancs, occidentaux, issus des classes moyennes et à fort capital social. Un mouvement de massification se produit depuis le début des années 2000. Cette démocratisation s’est accompagnée d’une crise de l’utopie des pionniers : d’une part la diversification sociale a rendu internet plus pragmatique, plus proche des réalités sociales des utilisateurs ; d’autre part les idéaux politiques sont partagés entre deux formes : une forte ou une faible liberté et autonomie. Le tournant réaliste d’internet L’indépendance d’internet est donc une fiction, et ce pour trois raisons principales. Premièrement, l’usurpation d’identité rendue possible par l’utilisation d’avatars a posé problème au concept des pseudonymes. Deuxièmement, internet s’est progressivement ancré dans la réalité quotidienne des utilisateurs : il n’est plus question de le considéré comme un monde « à part ». Troisièmement, les communautés qui se créent en ligne suivent le même processus que celles qui naissent dans la société : les individus se regroupent en fait selon des caractéristiques sociales, culturelles et géographiques, et reproduisent finalement virtuellement les groupes qui existent réellement. Chapitre II – L’élargissement de l’espace public. Il existe deux approches de l’espace public. La première, sociale, définit ce qui est public comme ce qui est visible et accessible par tous (en opposition au privé) ; la seconde, normative, comme ce qui répond à l’intérêt général. Sur internet, parfois ce qui est visible ne correspond en rien à un intérêt général. Il s’agit d’une conséquence directe de la disparition des gate-keepers (qui décidaient ce qui était public et le rendait visible) : désormais, les internautes eux-mêmes décident la frontière entre public et privé. Du profane à l’amateur On appelait profanes les gens ordinaires qui intervenaient dans l’espace public (dans les médias, notamment via le « courrier des lecteurs »). Mais cet espace qui leur était réservé restait contraint et contrôlé : les professionnels avaient le monopole des moyens de diffusion, et ont donc fixé des normes strictes à l’intervention des profanes. Ce système d’opposition profanes/professionnel en a alimenté un second sur le plan politique : représenté/représentant. Les modes d’expression alternatifs (telle que la libération des ondes radiophoniques) n’ont eu finalement que peu de portée, et c’est avec internet que le profane devient amateur : ses modes d’expression sont plus nombreux et libérés. Publier d’abord, filtrer ensuite Le principe des nouvelles formes d’expression sur internet est donc : « publier d’abord, filtrer ensuite ». Le contrôle éditorial ne doit plus se faire a priori mais a posteriori, par la modération. La libération des subjectivités La disparition des gate-keepers et du contrôle a priori ont encouragé l’expression des subjectivités. Cet espace de parole démocratique doit être le lieu de « n’importe qui ». Comment alors faire le tri entre ce qui est d’intérêt général et ce qui est inutile ? Les internautes font le tri eux-mêmes, ex post ; c’est ce principe qui est repris dans l’algorithme de Google (le Page Rank). Mais si des informations accessibles ne sont pas publiques, alors Internet n’est plus totalement un espace public tel que défini précédemment. Quatre formes de prise de parole On considère deux acteurs : le premier qui parle, le second dont on parle. Chaque acteur peut être professionnel ou amateur, et une personnalité connue (de l’espace public) ou un quidam. Le problème posé est alors la régulation, pour chacun des quatre groupes formés, entre liberté d’expression et protection de la vie privée. C’est en particulier pour les quidams amateurs que le problème se complexifie : ils sont à la fois exhibitionnistes et voyeurs tout en cherchant la protection de leur vie privée. Chapitre III – Le web en clair obscur La mise en contact de la production d’information et de sa réception dans les conversations ordinaires a transformé les pratiques des professionnels de l’information, mais aussi ces conversations ordinaires. Le web 2.0 : exposition de soi et conversation Depuis 2008, les sites les plus visités sont YouTube, MySpace, FaceBook. Cette attirance pour les réseaux sociaux montre l’encastrement d’internet dans la vie quotidienne. Elle reflète également la transformation des usagers d’internet : les nouveaux sont des populations plus jeunes et issues des classes populaires. Alors naît la distinction numérique, le « web 2.0 » : on différencie les individus non pas selon leur accès à un ordinateur, mais selon leur utilisation, élitiste ou populaire, d’internet. La communication privée en public Les internautes ne s’adressent pas à l’opinion publique : ils pensent, souvent inconsciemment, que leur public est un lieu plus ou moins clos, restreint aux proches. Ils utilisent donc une prise de parole sur le mode conversationnel. Une logique opportuniste ? La quête d’une visibilité élargie introduit une logique opportuniste : sur FaceBook par exemple, la course aux amis implique de se mettre en relation avec de lointaines connaissances, que l’on place virtuellement au même rang que ses amis proches. Informer « authentiquement » Le travail des professionnels de l’information s’est également modifié : il est dorénavant plus soumis au public qu’au contrôle de leur rédaction. C’est lorsque le journalisme était professionnalisé à l’extrême qu’a vu le jour l’information en ligne par des amateurs ; ils la revendiquaient plus « authentique », car libérée des normes et règles qui s’imposait dans l’écriture journalistique. La définition du monde civique n’appartient donc plus exclusivement aux professionnels. Les internautes peuvent (voire doivent) être plus subjectifs, étant donné que ces mêmes internautes savent qu’il faut faire preuve de distance. Chapitre IV – La forme politique d’internet La présupposition d’égalité L’autorité du statut ne confère sur internet que très peu de légitimité. On parle de « présomption d’égalité » : un scientifique diplômé ne vaut pas plus qu’un étudiant s’il ne démontre pas ce qu’il publie. Il s’agit en fait de juger les internautes non pas selon leur statut réel, mais selon leurs productions en ligne. Les vertus de l’auto-organisation Les nouvelles formes d’organisation demandent aux internautes de se contrôler entre eux : les profils d’engagement sont hétérogènes, la multi-appartenance est favorisée, les modes d’action sont décentralisés et à forte valeur symbolique. On ne vote pas sur internet, on fait rarement un choix collectif : le consensus est préféré. La vie politique sur internet Les sites partisans ont eu du mal à trouver leur place sur internet, en raison de la nature conversationnelle de la vie politique en ligne. Les principaux partis français suivent l’utilisation des réseaux sociaux par Barack Obama lors de sa campagne, qui a su converser avec les internautes tout en guidant ces conversations. Conclusion – Les publics émancipés Le web permet à la société de se donner en représentation ; la démocratie avant représentative devient participative. « Le web incarne l’avenir de la démocratie » (p.100). Critique Dominique Cardon apporte dans cet ouvrage un complément à ce que proposait Habermas en terme d’espace social (Habermas, L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, 1962). Pour lui, l’espace public gouverné par la raison, qui se développe au XVIIIe siècle, tend à disparaître : la publicité (c’est-à-dire la large diffusion des informations et des sujets de débats via des médias) critique est remplacée par une publicité destinée à des intérêts privés. D’où me problème de la nature de la démocratie, délibérative ou participative. Dans Théorie de l’agir rationnel (1981), Habermas explique que seule la communication, à travers cet espace social, serait capable de produire un accord démocratique. Cardon reprend cette idée et la développe en faisant une typologie des modes de communication dans l’espace public représenté par internet (quidam ou personnalité, amateur ou professionnel). Il fournit ainsi un important apport dans la précision des rôles des acteurs d’internet dans la formation de la démocratie participative qui s’y développe. Le premier apport de La démocratie internet réside donc dans son approfondissement des théories d’Habermas, qui se révèlent ainsi toujours largement actualisables. Néanmoins, outre ce complément d’Habermas, le reproche principal qui pourrait être adressé à Dominique Cardon serait de rester trop évasif quant aux sujets qui posent réellement problème. En effet, les trois premiers chapitres consistent en une description plutôt factuelle, approuvée et vérifiée. Seul le dernier chapitre, qui semble seul répondre aux attentes du titre de l’ouvrage, traite de la forme politique d’internet à proprement parler. Pourtant, d’autres questions, primordiales dans le débat qu’implique internet quant à la démocratie, sont oubliées : que deviennent les élections, le suffrage universel, la surveillance ? Certes, quasiment toutes les formes politiques d’internet sont envisagées, autant lorsqu’elles sont des vertus (présomption d’innocence, libération des subjectivités, le public par le bas, la force des coopérations faibles, l’auto-organisation, la légitimité ex-post) que lorsqu’elles engendrent des problèmes (exclusion des mobiles, dépolitisation narcissique, fin de la vie privée – il manquerait la fragilité des engagements, la bureaucratie procédurale et l’écrasement de la diversité), mais ces deux aspects ne sont que très peu mis en relation afin de mettre au jour les problèmes actuels. De même, D. Cardon signale la possibilité d’abus (propos diffamatoires, racistes, homophobes…) mais minimise leur portée en écrivant que seuls les individus qui cherchaient ces informations tombent dessus (accessibilité mais faible visibilité). Pourtant les sites internet ne cessent de lancer des rumeurs, et parfois certaines s’étendent à la vie quotidienne. D’autre part, Cardon écrit lui-même que les nouveaux usagers d’internet, plus jeunes, issus des classes populaires, encourent plus de risques que les autres car ne prennent que très peu de distance aves l’outil qu’ils utilisent : ils sont donc les premiers à risquer de tomber sur de tels sites et à ne pas en saisir les enjeux. Il n’est ainsi pas question, dans l’ouvrage, des formes de « censure » d’internet : les lois contre le téléchargement par exemple. Le terme proposé par Cardon, « auto-organisation de internautes » semble tenir de l’utopie, et ne correspond pas, dans la pratique, aux comportements observés sur internet. En somme, on ne peut reprocher à Dominique Cardon d’avoir tort. Mais le problème est là : le peu de prise de risque, sur le plan de la forme comme du fond, fait de La démocratie internet un ouvrage plutôt descriptif, qui, en soi, n’apporte ni désavantage, ni profit.