Critique
Dominique Cardon apporte dans cet ouvrage un complément à ce que proposait Habermas en
terme d’espace social (Habermas, L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension
constitutive de la société bourgeoise, 1962). Pour lui, l’espace public gouverné par la raison, qui se
développe au XVIIIe siècle, tend à disparaître : la publicité (c’est-à-dire la large diffusion des
informations et des sujets de débats via des médias) critique est remplacée par une publicité destinée à
des intérêts privés. D’où me problème de la nature de la démocratie, délibérative ou participative.
Dans Théorie de l’agir rationnel (1981), Habermas explique que seule la communication, à travers cet
espace social, serait capable de produire un accord démocratique.
Cardon reprend cette idée et la développe en faisant une typologie des modes de
communication dans l’espace public représenté par internet (quidam ou personnalité, amateur ou
professionnel). Il fournit ainsi un important apport dans la précision des rôles des acteurs d’internet
dans la formation de la démocratie participative qui s’y développe. Le premier apport de La
démocratie internet réside donc dans son approfondissement des théories d’Habermas, qui se révèlent
ainsi toujours largement actualisables.
Néanmoins, outre ce complément d’Habermas, le reproche principal qui pourrait être adressé à
Dominique Cardon serait de rester trop évasif quant aux sujets qui posent réellement problème. En
effet, les trois premiers chapitres consistent en une description plutôt factuelle, approuvée et vérifiée.
Seul le dernier chapitre, qui semble seul répondre aux attentes du titre de l’ouvrage, traite de la forme
politique d’internet à proprement parler. Pourtant, d’autres questions, primordiales dans le débat
qu’implique internet quant à la démocratie, sont oubliées : que deviennent les élections, le suffrage
universel, la surveillance ? Certes, quasiment toutes les formes politiques d’internet sont envisagées,
autant lorsqu’elles sont des vertus (présomption d’innocence, libération des subjectivités, le public par
le bas, la force des coopérations faibles, l’auto-organisation, la légitimité ex-post) que lorsqu’elles
engendrent des problèmes (exclusion des mobiles, dépolitisation narcissique, fin de la vie privée – il
manquerait la fragilité des engagements, la bureaucratie procédurale et l’écrasement de la diversité),
mais ces deux aspects ne sont que très peu mis en relation afin de mettre au jour les problèmes actuels.
De même, D. Cardon signale la possibilité d’abus (propos diffamatoires, racistes,
homophobes…) mais minimise leur portée en écrivant que seuls les individus qui cherchaient ces
informations tombent dessus (accessibilité mais faible visibilité). Pourtant les sites internet ne cessent
de lancer des rumeurs, et parfois certaines s’étendent à la vie quotidienne. D’autre part, Cardon écrit
lui-même que les nouveaux usagers d’internet, plus jeunes, issus des classes populaires, encourent plus
de risques que les autres car ne prennent que très peu de distance aves l’outil qu’ils utilisent : ils sont
donc les premiers à risquer de tomber sur de tels sites et à ne pas en saisir les enjeux.
Il n’est ainsi pas question, dans l’ouvrage, des formes de « censure » d’internet : les lois contre
le téléchargement par exemple. Le terme proposé par Cardon, « auto-organisation de internautes »
semble tenir de l’utopie, et ne correspond pas, dans la pratique, aux comportements observés sur
internet.
En somme, on ne peut reprocher à Dominique Cardon d’avoir tort. Mais le problème est là : le
peu de prise de risque, sur le plan de la forme comme du fond, fait de La démocratie internet un
ouvrage plutôt descriptif, qui, en soi, n’apporte ni désavantage, ni profit.