Le débat Keynes-Hayek à la lumière de la crise Keynes et Hayek

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Le débat Keynes-Hayek à la lumière de la crise
Keynes et Hayek sont deux penseurs majeurs dont les œuvres, plusieurs fois enterrées et ressuscitées, ont
toujours à nous apprendre. Ils se sont durement affrontés, tout en se respectant et en entretenant même des
liens d'amitié. Leurs analyses du fonctionnement des économies capitalistes étaient radicalement opposées.
Ainsi, pour Keynes, rien ne garantit l'atteinte du plein emploi, une économie pouvant se trouver indéfiniment
en situation d'équilibre de sous-emploi. Pour Hayek, le libre fonctionnement des marchés mène spontanément
au plein emploi.
Il n'est pas surprenant que leurs explications de la crise déclenchée en 1929 aient été totalement inconciliables
: effondrement de l'investissement pour Keynes, surinvestissement provoqué par des politiques monétaires
laxistes pour Hayek. Les remèdes proposés sont en conséquence complètement différents. Pour Keynes, l'Etat
doit stimuler la consommation et l'investissement pour rétablir la confiance et relancer la machine. La nécessité de cette intervention ne se limite pas aux temps de crises. Les pouvoirs publics ont un rôle essentiel à jouer
pour assurer le plein emploi, la stabilité économique et la justice sociale.
Pour Hayek, la crise doit suivre son cours jusqu'à ce que soient rétablis les équilibres rompus par des politiques
erronées. Un chômage important et prolongé est le prix à payer pour que les travailleurs se déplacent là où
leurs services sont demandés. Tout en reconnaissant que l'État doit accorder un soutien aux plus démunis,
Hayek estime que ses interventions économiques doivent être strictement limitées.
Cette opposition radicale ne doit pas faire oublier certaines convergences méconnues. Keynes et Hayek considéraient que l'économie n'était qu'un volet, en définitive secondaire, de la réalité sociale. A l'encontre de la
majeure partie des économistes, toutes tendances confondues, ils ne croyaient pas que les sciences humaines
soient assimilables aux sciences naturelles. Il n'est dès lors pas surprenant qu'ils aient manifesté une profonde
méfiance face au processus de formalisation et de mathématisation de l'économie qui n'a cessé de prendre de
l'ampleur dans les dernières décennies. Keynes a comparé l'économétrie à de l'alchimie et Hayek l'économie
mathématique à de la magie.
Pour Keynes, l'être humain n'est pas un calculateur rationnel, mais un être mû par des pulsions en grande partie inconscientes, parfois pathologiques et perverses. Hayek estimait de son côté que la découverte des limites
de la raison humaine constituait le fil conducteur de son œuvre. Pour les deux penseurs, l'incertitude entourant
le résultat des décisions humaines est une dimension capitale de la réalité sociale, politique et économique, qui
les amène à rejeter toute forme de déterminisme.
S'ils ressuscitaient aujourd'hui, il est certain que leurs diagnostics de la situation comme les remèdes proposés
divergeraient autant qu'en 1929. Pour Keynes, la crise actuelle confirmerait les propos énoncés dans la théorie
générale sur les dangers de la spéculation, de la soumission de toutes les activités au critère de la rentabilité
financière, sur l'occurrence inéluctable des crises et du chômage dans une économie déréglementée. Il insisterait sur le danger que fait courir à l'humanité cette dérive. Il répéterait sans doute qu'il a consacré le plus gros
de ses efforts à établir un diagnostic de l'état d'un système qu'il n'aime pas, parce qu'il est fondé sur un amour
pathologique de l'argent, mais qu'il n'y a pas de remèdes infaillibles, valables en tout temps et en tout lieu,
pour le réformer. C'est là une différence essentielle entre la pensée de Keynes et ses multiples avatars connus
sous l'appellation de keynésianisme.
On assiste aujourd'hui, non pas à un retour à Keynes, mais à une certaine forme de keynésianisme modéré qui
a connu ses heures de gloire dans les trente années de l'après-guerre. Pour sa part, Keynes envisageait entre
autres, pour guérir les pathologies engendrées par le capitalisme, "l'euthanasie du rentier" (au moyen, entre
autres choses, d'une taxe importante sur les transactions financières) et la socialisation de l'investissement,
comme voie transitoire avant d'arriver un jour à une société débarrassée du problème économique, de la rareté, source des conflits entre classes et nations.
Hayek n'a pas, comme Keynes, donné son nom à un mouvement, mais il est souvent considéré comme l'un des
maîtres à penser de ce qu'on appelle le "néolibéralisme". Comme pour le keynésianisme, le contenu théorique
et politique du néolibéralisme est à bien des égards différent de la pensée de Hayek, qui s'inscrit d'ailleurs en
faux contre les libertariens qui se réclament de lui. Cela dit, "la Constitution de la liberté", qu'il publie en 1960,
contient plusieurs éléments des nouveaux programmes économiques, privilégiant la déréglementation, la
flexibilisation du marché du travail, la limitation du pouvoir syndical, l'érosion de la Sécurité sociale, qui seront
mis en œuvre, entre autres, par les gouvernements de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher, grande admiratrice de Hayek.
Cette inflexion majeure dans les politiques économiques, à partir des années 80, est l'une des sources de la
crise actuelle et rend nécessaire le retour aux politiques interventionnistes prônées par Keynes, mais aussi par
plusieurs autres penseurs de l'économie dans l'histoire. Le débat entre Keynes et Hayek est un débat constamment repris depuis les origines de la réflexion économique.
Gilles Dostaler, professeur, département des sciences économiques (université du Québec à Montréal) – La
Tribune – 15 janvier 2009
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