Le discours paneuropéen du mythe de l` « Aborigène primitif »

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colloque
LA CONSTRUCTION DES IMAGES :
PERSUASION ET RHETORIQUE, CREATION DES MYTHES
Le discours paneuropéen du mythe de l’ « Aborigène primitif »
Alexandra Sauvage
The Aboriginal struggle is not just for
things. It is also a struggle for symbols.
W.H. Stanner.
Le discours occidental sur l’Autre pus barbare, moins humain, est loin d’être propre à la
société moderne qui nous intéresse, celle du 19eme siècle, ni uniquement européenne.
Claude Lévi-Strauss, dans Race et Histoire, a montré le propre de l’homme à se considérer
comme la référence de son caractère humain, humanité qui se termine à l’orée du village ou
du territoire sur lequel s’étend son peuple. Chaque rencontre avec l’Autre devient alors une
quête pour déterminer le caractère humain de ce dernier et, partant, sa dangerosité, posant
la question de la différence et du semblable comme base qui détermine les possibilités, ou
non, d’échange et d’interrelation entre soi et autrui, ainsi que leurs modalités. L’œuvre de
Claude Lévi Strauss témoigne largement de l’universalité du questionnement que pose
l’existence de cet « Autre » parce qu’il participe à la définition de soi-même : sa présence
nous indique les limites de notre identité.
L’étymologie du terme identité nous éclaire sur les mécanismes en jeu à l’heure de la
représentation de Soi et d’Autrui : le mot serait construit sur la répétition du latin « idem »
(qui signifie le même), dont la forme contractée aurait été identidem (idem et idem), soit «le
même et le même »1. Autrement dit, la représentation d’une entité correspond à son
essence : la forme matérielle correspond à la conception abstraite que nous avons de
l’entité. A partir de ce constat, toute forme matérielle, accessible aux sens (et en priorité de
l’ordre du visuel) peut être la représentation d’une conception abstraite. De fait, de tous
temps notre relation aux images et aux objets (qui ne sont autres que des images en trois
dimensions) est conditionnée par le sens que nous leur attribuons, ce qui devient, à l’usage,
l’expression spécifique d’une culture donnée.
Ainsi, à l’universalité d’un questionnement correspond la particularité d’une réponse,
exprimée à travers chaque culture. Quelles sont les modalités qui permettent le discours
paneuropéen du mythe de « l’Aborigène primitif » et quelles sont les matérialisations de ce
discours ? Nous répondrons à cette question par trois entrées : le projet culturel de l’ordre
colonial, l’importance des réseaux scientifiques qui se forgent à travers l’Europe impériale
et les objets-vecteurs du discours colonial, qui transmettent un message précis à l’ensemble
de la population. Le cas des Aborigènes d’Australie est sans doute l’une des meilleures
illustrations des rouages du discours colonial occidental parce qu’ils vont incarner une
« Altérité absolue » qui permettra, en miroir, la construction d’un soi national.
I.
1
L’ordre colonial : un projet culturel transnational
Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales, http://www.cnrtl.fr/etymologie/identité (27/12/09)
La colonisation de l’Australie s’entame officiellement en 1788 et s’inscrit dans la seconde
vague d’expansion coloniale européenne, menée principalement par l’Angleterre et la
France, mais aussi la Hollande et la Belgique (la première étant la conquête du continent
américain par les Espagnols et les Portugais). L’île continent est habitée depuis près de 40
000 ans par ses premiers habitants dont la richesse culturelle peut se mesurer a la diversité
linguistique qui existe alors : plus de 300 langues2 (sans compte les dialectes et les linguæ
francae) pour une population restreinte, repartie sur un territoire grand comme 14 fois la
France. Comme partout ailleurs, la colonisation se caractérise rapidement par la violence du
contact, engendrée par les prétentions coloniales des envahisseurs et la résistance des
Aborigènes face à la prise de possession de leurs terres et de leurs femmes, ce qui mènera à
la décimation de la majeure partie de la population autochtone. La prise de possession des
terres nécessite une justification légale acceptable en Europe, ce sera celle de la Terra
Nullius, (‘la terre de personne’ niant ainsi l’existence des peuples aborigènes et de leurs
cultures), puis une organisation sociale, qui se traduit par le traitement différencié des
colons et des colonisés, et qui décide des conditions de vie de ces derniers (Wootten).
Cependant la légitimité de ces décisions juridiques et sociales s’inscrit dans un cadre plus
large duquel elle dépend : celui du contexte culturel européen qui reconnaît (ou non) leur
validité. Ainsi, la permanence des structures juridiques et sociales imposées et contestées
requiert un « grand projet » culturel, chargé de modifier et diriger les goûts, les opinions et
les habitudes en faveur de l’ordre colonial.
2
AIATSIS. Encyclopedia of Aboriginal Australia, Canberra: Aboriginal Studies Press, 2001.
Le contexte socioculturel européen du 19eme siècle est celui de la ‘modernité’,
conséquence de la révolution industrielle et de l’urbanisation rapide qu’elle entraîne d’une
part, et de l’émergence de l’Etat nation comme superstructure politique d’autre part. Tant la
dimension industrielle que nationale sont liées à l’expansion coloniale et sur les richesses
que celle-ci génère (Balibar, Wallerstein).
Le discours alors en vogue est celui des Lumières, dont la réflexion foisonnante vise avant
tout à lever la main mise du christianisme sur le mode de pensée occidental ; il est
l’aboutissement intellectuel des transformations de la vie collective des Européens, tant en
termes d’évolution des technologies que des classes sociales et des formes de gouvernance
(Bessis, 35). Son avènement se traduit par la primauté donnée aux sciences et la quête de
preuves de l’appartenance de l’homme au règne animal à travers la classification
scientifique. S’en suivent une théorisation et une dénomination sur les divers métissages
européano-américano-africains : mulâtre, quarteron ou quinteron de métis en Amérique
latine -et plus tard en Australie- donnant ainsi une cohérence idéologique aux séculaires
croyances racistes (Delacampagne, 157). En théorisant l’égalité et le principe
d’universalité des droits de l’homme, la réflexion des Lumières facilite le contre-argument
d’un discours sur l’inégalité des droits naturels, tout aussi structuré et abouti. Celui-ci sera
privilégié par les Etats parce qu’il va servir les enjeux de l’expansion coloniale.
L’assertion d’inégalité entre les races sert un double objectif : justifier l’action
expansionniste hors Europe et s’assurer du soutien de la population au sein des nations
impérialistes en faveur de la colonisation, coûteuse et allant à l’encontre des sentiments
humanistes qui animent les Européens depuis la déclaration universelle des droits de
l’homme. Ce soutien passe par la mobilisation de l’opinion publique, par les agents de
l’expansion – parti colonial, banques, militaires, et le secteur industriel (Ferro). C’est en
premier lieu le réseau des acteurs financiers et commerciaux de l’expansion qui exhorte à
l’engouement populaire. L’idéologie coloniale intègre par conséquent un souci de
valorisation identitaire à travers une présentation glorieuse des jeunes nations : elle a besoin
de matérialiser ce discours identitaire, de le rendre concret à partir de l’utilisation d’images
et d’objets, et ceux-ci requièrent un lieu ou être présentés au public. Les expositions
coloniales puis les musées coloniaux seront les principaux lieux de représentation du
discours.
2. « J’expose donc je suis » : le discours des expositions coloniales
La première articulation de ce discours à destination du public prend forme dans la création
d’expositions impériales, qui mêlent progressivement, et avec succès, leurs objectifs
principalement industriels et commerciaux à une ambition sociale de distraction et
d’éducation de la population. Ces expositions, appelées tour à tour universelle, impériale,
industrielle, coloniale ou intercoloniale, sont toutes organisées à la gloire du génie
occidental, en France, en Angleterre, en Belgique, en Hollande et en Espagne 3 (Hodeir,
Pierre). Au total, entre 1761 et 1938 – date de la dernière exposition coloniale à Glasgow–,
près de 60 expositions auront lieu en Occident et dans les colonies. Si au début, ce sont les
intérêts industriels qui dominent (par exemple, lors des expositions impériales de 1851 et
1862), elles donneront la priorité à ceux de l’Empire à partir des années 1880 (Mackenzie,
97). Par leur présentations des prouesses technologiques et des avancées coloniales, elles
À titre d’exemple en ce qui concerne les expositions universelles : pour la France, en 1867,
1878, 1889, 1900, 1937 ; pour l’Angleterre, en 1851 et 1862, Anvers en 1885, Barcelone en
1888, Bruxelles en 1897 et d’autres aux Etats-Unis.
3
consacrent, aux yeux des populations, la confiance nationale dans les idéaux occidentaux de
progrès et de supériorité technologique et raciale. Elles sont à la fois l’illustration et
l’explicitation de l’hégémonie mondiale de l’Empire, fournissant un nouvel entendement du
monde à travers les thèmes de l’exploration et de l’agriculture avec, notamment, le système
des plantations, de la domination de l’environnement par les puissances techniques
militaires et navales (idem, 97). Ce contrôle sur la nature, tenu pour la preuve d’une
supériorité raciale des « hommes blancs » prend aussi la forme de constitution de
collections d’animaux empaillés, puis, à l’instar de la Grande Exposition de 1899,
d’animaux vivants issus des divers continents. Mais ce sont « les expositions vivantes
d’anthropologie, de villages de peuples colonisés “pacifiés” depuis peu, qui [reflètent] le
plus le contrôle de l’homme occidental sur son histoire naturelle contemporaine. » ( idem,
97)
C’est en 1867, à Paris, que l’on amène les premiers représentants autochtones des pays
colonisés, afin que les visiteurs puissent goûter des produits exotiques tout en étant servis
par ceux qui les ont « apportés » (MacKenzie, 114). Exposer l’Autre prendra par la suite la
forme de zoos humains, d’abord en France et en Angleterre, puis dans divers pays
d’Europe. À partir de cette date, « l’exhibition du sauvage deviendra une attraction obligée
de toutes les foires et expositions coloniales. » (Manceron, 122). Ainsi, des Aborigènes vont
être exposés dans divers pays d’Europe et aux États-Unis et seront transportés dans plus
d’une centaine de villes du nord-ouest de l’Amérique, avec les tournées du « musée à
10 centimes » (Dime museum), dont l’entrée très bon marché assure une fréquentation
populaire (Poignant, 103). Au nombre de neuf au départ, ils seront trois Aborigènes à
survivre. Leur exposition au Crystal Palace de Londres, aux Folies Bergère de Paris, mais
aussi à Francfort, Berlin, Saint-Pétersbourg et dans une multitude de zoos et de music-halls
en Europe, les présente la plupart du temps comme « les derniers de leur race », comme des
« lanceurs de boomerang » (idem, 109), et surtout comme de dangereux sauvages, à l’instar
du panneau du zoo de Francfort qui, en 1885, annonce de « véritables monstres assoiffés de
sang » (Corbey 94).
Cette mise en scène des « villages » qui exacerbe le côté « primitif » des peuples non
occidentaux en représentation, est essentielle pour convaincre l’audience européenne de sa
« supériorité naturelle ». Elle permet un contraste fort avec les avancées technologiques
européenne présentées simultanément dans les expositions et renforce la présentation
glorieuse des jeunes nations. Elle permet ainsi l’incarnation de la hiérarchie des races
prônée par le darwinisme social : la présentation des Aborigènes tout en bas de cette
hiérarchie renvoie, en miroir, la civilisation occidentale au sommet de l’humanité. Des
laboratoires anthropométriques et psychométriques installés dans ces expositions permettent
aux visiteurs d’être convaincus, en assistant et en prenant part aux « recherches
scientifiques », par les théories de la phrénologie et de l’anthropométrie (Corbey, 95). La
réception du message colonial est grande : on a comptabilisé 6 millions de visiteurs aux
expositions de 1851 et de 1862 en Grande-Bretagne, puis douze millions en 1938. Mais
c’est sur le continent qu’elles connaîtront les taux d’affluence les plus forts, notamment lors
des expositions de Paris : 32 millions de visiteurs en 1889, 48 millions en 1900 et
33,5 millions en 1931 (MacKenzie, 101). La force du message transmis par les objets l’est
tout autant : dans un monde sans télévision et où le tourisme est loin d’être un phénomène
de masse, la connaissance du monde extérieur est largement limitée aux objets exposés et
aux vérités qu’on leur assigne.
Le succès de ces expositions est tel qu’il entraînera la création de musées coloniaux. Ceuxci recueilleront les collections alors exposées : par exemple, le musée royal d’Afrique
centrale de Tervuren, en Belgique, est construit en 1904 et inauguré en 1910 ; ou le musée
de la France d’outre-mer à Paris, qui fait suite à l’exposition coloniale de 1931. Leur
création établit de façon déterminante la permanence et l’institutionnalisation de l’idéologie
coloniale au sein des sociétés européennes au niveau culturel.
3. L’institutionalisation du discours colonial : les musées et les réseaux scientifiques
La nationalisation des Etats et l’établissement de la citoyenneté ont un impact direct sur la
relations aux objets des Européens, à l’instar de la France où l’institution de la démocratie
transforme les biens du roi en patrimoine national (Poulot). L’Angleterre suit un processus
similaire justement pour éviter le sort de la France et consent aux idées libérales dans
l’espoir d’éviter une révolution. Ainsi naissent les premiers musées publics, le British
Museum de Londres en 1765, puis le musée du Louvre en 1793.
Les collections des premiers musées proviennent en grande partie d’une pratique culturelle
antérieure à l’apparition de l’institution culturelle, celle des cabinets de curiosité. Ces
derniers apparaissent pendant la Renaissance et deviennent une activité prisée de la noblesse
européenne : il devient à la mode de dédier un salon privé ou l’on installe une collection
d’objets qui fascinent pour leur rareté, leur difficulté technique ou leur étrangeté. Les pièces
d’antiquité grecques, romaines et égyptiennes d’un part, et tout objet ou animal rapporté des
explorations lointaines aux Amériques et des îles du Pacifique contribuent au prestige de
leur nouveau propriétaire. Cette pratique culturelle de l’élite européenne, à travers laquelle
on gagne pouvoir et prestige par la possession d’objets auxquels on donne une valeur
particulière, se développe sur les conditions de la première vague d’expansion coloniale.
Mais aucun discours colonial n’est attribué aux objets : ceux-ci sont agencés selon les goûts
personnels de leur propriétaire, il s’agit d’une démarche individuelle, qui se fonde sur
l’esthétique et l’apparence plus que sur les connaissances techniques et biologiques des
choses collectées. La pièce où ils sont entreposés sert la réflexion personnelle, alimentée par
la présence des objets qui inspirent : dans sa fameuse lettre adressée à l’ambassadeur de
Florence à Rome en 1513, Machiavel décrit comme il se retire plusieurs heures dans son
‘studiolo’ pour élaborer sa pensée politique, en puisant son inspiration à partir des objets qui
lui parlent (Findlen).
Avec le temps, les cabinets de curiosités ou chambre des merveilles, accumulent des
milliers d’objets et s’organisent en trois sections : la première, naturalia, regroupe les
éléments d’origine animale, végétale et minérale, la seconde, artificialia, rassemble les
créations de l’homme occidental, comme les sculptures, les armes, et la technologie de
pointe (tels les astrolabes). La troisième, exotica est la catégorie de l’inconnu et du bizarre :
tout ce qui provient de loin, naturel ou manufacturé, et qui est perçu comme étrange à l’œil
européen. De nombreuses collections de ces cabinets vont devenir celles des musées, qui
vont être développés selon ces classifications : musées d’histoire naturelle, musée
technologique, musée d’ethnographie. Cependant, le contexte radicalement différent du
19ème siècle va transformer complètement la pratique culturelle du collectionnisme tel qu’il
existait pendant la Renaissance.
En effet, l’expansion coloniale permet aussi le développement des disciplines qui nous aussi
aujourd’hui familières, comme l’archéologie, la paléontologie, la géologie, l’histoire
naturelle, l’ethnographie et l’anthropologie, qui ont toutes un impact déterminant sur la
perception qu’ont les européens du monde. La croissante organisation de ces nouveaux
savoirs mène les scientifiques à collecter en priorité des objets qui sont représentatifs des
cultures étudiées (à savoir des objets communs plutôt que rare). Le discours normatif
dépend de ces scientifiques qui restent des collectionneurs, mais qui n’agissent plus à titre
personnel : les collections des musées reflètent l’état des croyances de ces scientifiques
européens qui se constituent en un groupe distinctif, avec ses réseaux et ses programmes de
résidence et d’échanges de pièces et d’objets. Ainsi, le musée Pitt Rivers d’Oxford en
Angleterre présentaient les travaux issus de la phrénologie (qui espérait anticiper les
pulsions criminelles ou les déviations mentales à travers l’étude des crânes), exposait
ensemble au 19ème siècle les crânes supposés étranges des criminels et les crânes “sousdéveloppés” (Bennett, 102). Mais l’image familière que nous avons des Aborigènes nous
vient en premier lieu des musées australiens.
4. La cristallisation de « l’Aborigène primitif » par la science occidentale
En Australie, la société occidentale expatriée reproduit et valorise les mêmes modèles
culturels. Les musées coloniaux apparaissent a la suite de la récupération de collections
privées appartenant aux sociétés philosophiques : le premier musée en Australie est fondé
en 1821 par la Société philosophique d’Australasie (Philosophical Society of Australasia).
Dans l’État du Victoria, le premier musée est construit à Melbourne en 1854, et ses galeries
sont dédiées à la géologie et aux sciences naturelles. L’institution « [a] pour but d’éduquer
les colons et d’encourager les industries locales » (Hein, ii). Une galerie d’ethnologie et
d’anthropologie vient compléter les expositions et devient l’élément le plus important du
musée lorsqu’elle s’enrichit des collections personnelles du biologiste et ethnologue
Baldwin Spencer. Les perspectives d’étude, la disposition des pièces aborigènes et les
commentaires qui les accompagnent traduisent une croyance absolue dans le darwinisme
social. Les galeries exposent indifféremment objets et restes humains, disposés dans un
ordre taxonomique, puisque l’ethnographie relève des sciences naturelles au même titre que
l’étude de la faune et de la flore, ou de la géologie. Une telle disposition, mettant les lances
d’un côté, les objets sacrés d’un autre et les crânes à la suite, amalgame les diverses cultures
autochtones et rend impossible la perception des différents élements comme composantes
de la culture d’un peuple.
En outre, la colonisation et la dépossession intense dans le sud du continent entraînent une
mixité ethnique et sociale inévitable. Or, pour les scientifiques de l’époque, imprégnés du
discours sur la pureté raciale et de dégoût pour son opposé, le « croisement entre les races »
(miscegenation), seuls les Aborigènes qui n’ont pas été en contact avec les Européens sont
de « vrais » Aborigènes dignes d’être étudiés, les scientifiques les croyant captifs du passé
et non « contaminés » par le présent. Baldwin Spencer4 a appuyé cette tendance, rendant
publiques ses recherches à travers le musée de Melbourne, en exposant des éléments de la
culture des peuples de la région désertique du nord du continent, tels que les « Aruntas »
(Russell’97, 233). Ces derniers étaient représentés par des dioramas, supposés les montrer
en action dans leur vie quotidienne. Très vite, ces dioramas ont offert une présentation
Baldwin Spencer (1860-1929) professeur de biologie diplômé d’Oxford. Le premier objectif de son voyage
en Australie est d’en étudier la faune, mais suite à sa rencontre avec FJ Gillen, il se passionne pour l’étude de
l’Australie aborigène. Il est surtout connu en tant qu’anthropologue au discours évolutioniste et aux opinions
aujourd’hui perçues comme paternalistes et racistes, parce qu’il affirmait que le monde aborigène était resté
à la préhistoire de l’humanité.
4
rigide des Aborigènes à travers les scènes répétées d’une famille, la mère préparant le repas,
le père revenant de la chasse et les enfants les regardant faire. Ces scènes sont généralement
agrémentées d’un boomerang ou d’un kangourou ou de tout autre élément susceptible de les
rendre plus étranges encore aux yeux européens, et plus exotiques (Russell’99, 38). Ainsi, la
culture « Arunta » (aujourd’hui Arente ou Arrentye) est devenue l’image emblématique
« des Aborigènes » aux dépens de toutes les autres. Sur ce critère, les Européens et les
Australiens de souche occidentale excluront tout Aborigène qui ne correspondra pas à cette
image fixe créée par eux-mêmes : « une version stéréotypée de la culture de l’Australie
centrale a émergée comme étant la quintessence de la culture aborigène et le point final de
l’histoire du continent avant sa colonisation par les Européens » (Russell’97, 236)
Que ce soit l’objectif des scientifiques ou non, les musées présentent au public de l’époque
les Aborigènes comme une race en train de disparaître et, a fortiori, comme la victoire des
colons dans la possession du territoire australien. À cet égard, la section des arts
ornementaux de l’Exposition intercoloniale de Melbourne tenue en 1866 est pleinement
révélatrice de cette corrélation établie entre le degré d’achèvement de la colonisation et la
mise en place d’une vision nostalgique d’un passé exotique et révolu. En effet, les colonies
où l’on pensait être venu à bout du « problème aborigène », à l’instar de la Tasmanie et de
la région de Victoria, étaient celles qui exposaient le plus d’objets aborigènes, alors que le
Queensland et l’Australie Méridionale, connaissant encore une situation conflictuelle
caractéristique des premiers contacts à la « frontière », n’en exposaient pas (Russell’99, 40).
La situation muséale reflète alors la nouvelle politique en œuvre dans l’État de Victoria
depuis 1860, celle de la création de réserves dans lesquelles les Aborigènes sont
officiellement placés sous la tutelle de l’État, et qui décide de leurs moindres faits et gestes.
La possession politique des Aborigènes en tant qu’individus est corrélée par l’appropriation
culturelle du monde aborigène précolonial. Cette image des Aruntas est celle qui va être
diffusée dans le monde entier, fasciné par les Aborigènes présentés comme le « chaînon
manquant » entre l’homme et le singe dans la hiérarchie des races.
Ainsi, plutôt que d’élaborer un discours à partir des objets comme le cabinet des curiosités
le permettait, les objets vont être utilisés pour représenter un discours préalablement établi :
celui qui légitime l’ordre colonial. Peu importe le nombre de visiteurs, le fait d’être porté
par une institution publique et démontré « objectivement » par les réseaux scientifiques finit
par le fait apparaître comme ‘naturel’ car la fonction civique du musée (former les citoyens)
est avant tout normative.
Conclusion
Les objets et les images qui soutiennent ce discours des indigènes primitifs et de la
supposée hiérarchie des races ont été des vecteurs si puissants tout au long du 20ème siècle
que même aujourd’hui, un demi siècle après la fin de l’expansion coloniale et l’abandon de
toute politique active en faveur du discours colonial, ces images continuent de nous parler et
de nous transmettre ces valeurs du passé. Elles le sont encore parce qu’aucune autre
construction visuelle n’est venu remplacer ce discours paneuropéen, récupéré désormais par
la publicité et le tourisme, qui voient à leur tour leurs intérêts économiques servis par le
mythe de l’Aborigène primitif, garant de « l’authenticité » exotique nécessaire au voyage.
La portée de ce discours paneuropéen se mesure aujourd’hui à l’ampleur des
transformations que les musées subissent ces dernières années : en France, en
Angleterre, en Belgique, en Australie, au Canada, en Nouvelle Zélande et aux
Etats-Unis les principaux musées tentent, avec plus ou moins de succès, de
déconstruire ce discours colonial, aujourd’hui non seulement officiellement
réfuté mais aussi en fort décalage avec le nouveau discours paneuropéen en
faveur de la diversité culturelle. Ainsi, la métamorphose des musées
d’ethnographie en « musée des cultures du monde » (Taffin) est inévitable : le
discours colonial, en terme de politique culturelle de l’Etat, est devenu
obsolète.
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