agrégation de sciences économiques et sociales
préparations ENS 2003-2004
Réseaux sociaux
Le marché autrement (Granovetter, 2000)
Fiche de lecture réalisée par Mathilde Gauvain (ENS-LSH Lyon)
GRANOVETTER Mark (2000), Le marché autrement, Paris, Desclée de Brouwer, coll.
"Sociologie économique", 239 pages, trad. de l'américain par Isabelle This-Saint Jean
Table des matières de la fiche de lecture
Présentation
La force des liens faibles
Action économique et structure sociale : le problème de l’encastrement
Modèles de seuils du comportement collectif
Approches sociologiques et économiques de l’analyse du marché du travail. Une conception sociostructurelle
L’ancienne et la nouvelle sociologie économique : histoire et programme.
Présentation
Cet ouvrage est un recueil d’articles rassemblés pour le lectorat francophone. D’après la préface (Jean-Louis Laville,
Benoît Levesque et Isabelle This-Saint Jean), trois thèses sont essentiellement présentes chez Granovetter :
L’action économique est une action sociale car elle est orientée par des motivations de l’acteur. Elle se distingue donc
d’une simple maximisation de l’utilité pour l’individu
L’individu n’est pas isolé. Il faut prendre en compte les interactions, grâce aux notions dencastrement (Polanyi) et
de réseaux.
Les institutions économiques sont des « constructions sociales », c’est-à-dire sont le résultat d’un long processus de
création sociale.
La force des liens faibles
The Strength of Weak Ties », in American Journal of Sociology, 1973, vol. 78, n°6)
L’étude des réseaux est un moyen pour relier dimensions micro- et macro-sociologiques.
Définitions :
Force d’un lien = combinaison de : quantité de temps ; intensité émotionnelle ; intimité (confiance mutuelle) ;
services réciproques
(Malgré cela, pour mesurer la force d’un réseau, on est souvent amené à n’utiliser qu’une définition partielle)
Pont = ligne dans le réseau qui constitue le seul chemin possible reliant deux points
un lien fort n’est jamais un pont.
Car si A a un lien fort avec B, et A un lien fort avec C, alors il est probable (proba = 100%) qu’il existe un lien (fort
ou faible) entre B et C.
Les liens faibles sont importants, car ils sont nombreux, et forment des « ponts locaux » qui créent des chemins plus
courts et plus nombreux entre les individus dans le réseau. Comme les réseaux formés par des liens forts sont très
intégrés, l’information s’y déplace par différents vecteurs, mais ne sort pas du groupe. En revanche, les liens faibles
sont plus efficaces que les liens forts dans le processus de transmission.
Exemple : Dans l’innovation d’une pratique, les individus « marginaux » privilégieront des pratiques plus risquées
que les « centraux », cependant les deux se diffusent car les « marginaux » ont plus de liens faibles.
Les liens faibles permettent d’atteindre plus d’individus que les liens forts. (cf. MILGRAM Stanley, 1967, “The
small-World Problem”, in Psychology Today 1 (May), 62-67; RAPOPORT et HORVATH, 1961, « A Study of a
Large Sociogram », in Behavior Science 6, 279-291 : enquête dans un collège du Michigan chaque élève devait
choisir, par ordre, ses 8 meilleurs amis)
Les ouvriers américains trouvent souvent un emploi grâce à une relation, une connaissance (valable aussi pour les
cadres professionnels, les techniciens, les cadres gestionnaires) :
A la question « combien de fois avez-vous vu le contact au cours de la période où il a fourni l’information pour
l’emploi ? », les réponses sont : 16,7% souvent ; 55,6% occasionnellement ; 27,8% rarement.
Les liens faibles offrent des opportunités de mobilité, au niveau micro, et favorisent la cohésion sociale au niveau
macro.
Les liens faibles unissent les groupes contrairement aux liens forts qui sont à l’intérieur de mêmes groupes
Les liens faibles ne sont pas une source d’aliénation pour les individus (contrairement à ce qu’écrivait Louis Wirth
dans « Urbanism as a Way of Live » en 1938), mais représentent des instruments indispensables pour l’intégration
sociale.
Action économique et structure sociale :
le problème de l’encastrement
Economic Action and Social Structure : The Problem of Embeddedness » in American Journal of Sociology, vol
91, n°3, nov. 1985)
On parle d’encastrement car les comportements et institutions sont contraints par les relations sociales courantes.
Granovetter s’oppose à :
la conception sur-socialisée de l’homme (héritée de Parsons)
la conception sous-socialisée de l’homme (de l’économie classique et néo-classique)
(cf. Duesenberry : « L’économie est tout ce que vous voulez savoir sur la manière dont les individus font des choix ;
la sociologie est tout ce que vous voulez savoir sur la manière dont ils n’ont aucun choix à faire » in « Comment on
An Economic analysis of Fertility », 1960)
Mais ces deux conceptions ont une même vision atomisée des acteurs à laquelle Granovetter s’oppose également.
Problème : Pourquoi les individus qui cherchent leur intérêt personnel n’essaient pas de l’atteindre par la force et la
fraude ?
Analyses sous-socialisées : parce que les arrangements institutionnels adéquats rendent les actions délictueuses trop
coûteuses (ex : les contrats implicites ou explicites
1
)
Analyses sur-socialisées : il existe un « sens moral universel » (Arrow, Akerlof)
En fait, l’encastrement de l’économie a pour conséquence qu’on préfère avoir à faire échange avec quelqu’un qu’on
connaît, car :
information bon marché
on a plus confiance en ses propres informations
l’individu avec qui on entretient une relation continue est fortement incité à se montrer digne de confiance pour ne
pas compromettre les futures transactions
1
OKUN Arthur, Prices and Quantities, 1980, Washington DC, Brookings Institution
cela crée une « dimension sociale ».
Ainsi certaines transactions (ex des diamantaires réglant affaire d’une simple poignée de main) ne sont possibles que
parce qu’elles ne sont pas isolées, mais encastrées dans une communauté jouissant d’un niveau de confiance élevé.
Granovetter accorde un grande place à la critique qu’il adresse à Williamson (Markets and Hierarchies, 1975).
Celui-ci se demande dans quelles conditions les fonctions économiques sont remplies par des firmes hiérarchiques
plutôt que par des processus de marché. Sa réponse est que pour les transactions courantes à résultats incertains, ce
qui réduit le plus les risques est qu’elles se déroulent à l’intérieur d’entreprises hiérarchiquement organisées.
Granovetter trouve ainsi que Williamson néglige l’importance des relations sociales qui unissent différents
entreprises, et surestime l’ordre qu’introduisent les relations d’autorité internes à l’entreprise dans la vie économique.
« Les comportements sont étroitement encastrés dans un réseau de relations interpersonnelles et […] cette
conception évite les pièges des approches sous- et sur-socialisées de l’action humaine »
Modèles de seuils du comportement collectif
(American Journal of Sociology, vol. 83, n°6, 1978)
Thèse: C’est la variation (et non le niveau ou la constance) des normes et préférences à l’intérieur du groupe en
interaction qui est le déterminant principal des situations finales.
Seuil = proportion d’individus ayant déjà fait le choix d’une action pour que l’individu en question le fasse à son
tour.
Exemples : processus de diffusion des innovations ; rumeurs et maladies ; grèves ; vote ; réussite scolaire (entrée à
l’université) ; décision de quitter une réunion publique ; immigration ; psychologie sociale expérimentale
Le seuil ne se compte pas nécessairement par individus ayant déjà participé à l’action (ex : seuil de 50 pour une
émeute, sur une place de 100 personnes), car les individus sont pondérés par la force du lien qu’ils ont avec l’individu
i.
Exemple : les gens que l’on connaît « valent » deux fois plus que ceux qu’on ignore. Ainsi, l’individu ayant un seuil
de 50 pour une émeute ne devrait pas participer s’il n’y a que 48 personnes participant. Cependant, s’il connaît 20
personnes dans la foule dont 15 ont déjà rejoint les émeutiers, le sujet voit une proportion de (152)+(331)
émeutiers, ie de 63/120. Donc il participe à l’émeute.
Ainsi, Granovetter s’inspire quelque peu de la théorie des jeux, à laquelle il voit une faiblesse, qui est qu’elle suppose
que tous les acteurs prennent leur décision de manière simultanée, celle-ci ne dépendant pas de celle prise par les
autres joueurs.
Les seuils sont difficiles à calculer : changent en fonction du contexte pour chaque individu (par ex, à l’arrivée d’un
car de CRS). Cependant, l’analyse des seuils suppose une continuité entre les prédispositions des individus avant,
pendant et après l’événement.
« Les modèles de seuil, en expliquant ces résultats paradoxaux comme le produit de processus dagrégation, font que
« l’étrangeté » souvent associée au comportement collectif ne paraît plus résider dans la tête des acteurs, mais dans
les dynamiques des situations. »
Approches sociologiques et économiques de l’analyse du marché du travail.
Une conception sociostructurelle
(“The Sociological and Economic Approaches to Labor Market Analysis. A social Structural View”, in Farkas G. et
England P. (ed), Industries, Firms and Jobs : sociological and Economic Approaches, NY, Plenum Press, 1988)
Granovetter s’intéresse aux études économiques et sociologiques faites de la propension individuelle”, ie du fait
qu’un individu se retrouve de manière plus fréquente que la moyenne dans une situation donnée (telle que le chômage
ou au contraire le fait de retrouver rapidement un emploi). Cette propension individuelle s’explique en général de
deux manières :
hétérogénéité : probabilité « initiale » forte pour un individu d ’expérimenter une situation, ce qui fait qu’il la
rencontre de nombreuses fois. Cette explication est liée à une hypothèse fréquemment implicite en analyse
économique, l’idée que les variations entre résultats individuels viennent de « différences individuelles ».
« dépendance de l’état » : chaque fois que l’événement en question se produit, la probabilité pour qu’il ait lieu dans
le futur à nouveau augmente. Cette explication devient plus évidente quand on pense qu’il existe un encastrement des
emplois et carrières dans des structures sociales et bureaucratiques.
Granovetter plaide pour une sociologie économique, et pour cela cherche les manques et défaillances de l’analyse
économique. Ainsi, s’il reconnaît les apports de l’approche en termes de capital humain, il en donne un
« interprétation sociologique » :
Quand un individu occupe différents emplois successifs, il n’acquiert pas que du capital humain, mais également la
connaissance de nombreux collègues, relations qui pourront être très utiles pour trouver un emploi dans le futur (cf. le
1er article sur la force des liens faibles dans la recherche d’emploi). Ainsi la situation d’un individu sur le marché du
travail varie grandement avec le nombre de personnes avec qui il a été amené à travailler et qui donc connaissent ses
caractéristiques, et avec le nombre d’entreprises auxquelles ces personnes appartiennent.
Cette analyse explique pour part la difficulté de ceux qui ont occupé un emploi pendant longtemps dans une
entreprise à retrouver un emploi correspondant à leurs compétences lors de la fermeture de ladite entreprise, car d’une
part ils ne connaissent qu’un nombre d’individus restreint, et d’autre part ces individus appartenaient fréquemment à
la même entreprise (l’ancienneté est ainsi plus souvent d’entreprise que d’individu).
Les théories économiques ont tenté de résoudre le problème de la confiance réciproque au travail en se posant la
question de la « loyauté », qu’ils résolvent de deux manières principales : les contrats implicites ; le salaire
d’efficience
L’erreur de ces approches est cependant, encore une fois, de considérer les acteurs comme atomisés !
En réalité, dans la signature d’un contrat, il est très rare que l’une des parties n’ait pas d’information sur l’autre. C’est
évidemment notamment le cas dans les petites entreprises. Mais dans les grandes, il est également rare qu’un employé
commence un travail sans posséder d’informations sur l’entreprise, l’employeur ou d’autres employés. Cette
connaissance doit diminuer le risque de séparation entre employé et employeur et renforcer le niveau de confiance.
Les liens qu’un employé noue avec les autres ne sont pas non plus étrangers à l’attachement qu’il a à l’entreprise et
aux efforts qu’il est prêt à fournir.
Mais il ne faut pas prendre cette « atmosphère », ces « normes » d’un groupe pour donné ! Au contraire : étudier
comment elles se créent.
Les marchés internes
Comment expliquer les promotions et augmentations dans une entreprise ? Pour les économistes, elles sont liées à la
productivité.
En réalité, il faut prendre en compte « l’ encastrement des évaluations et des actions de promotion dans la structure
sociale » !
Les déterminants de la promotion sont généralement :
l’ancienneté : « lorsqu’ils décident des promotions, les cadres ne récompensent pas uniquement les talents, ils
agissent également de manière politique, afin de placer à des positions stratégiques les individus qui serviront
loyalement leurs intérêts personnels. »
les facteurs ethniques
la mographie : taux de départ en retraite et d’arrivée sur le marché du travail, ainsi que les taux de création et de
destruction de postes (dépendants des cycles économiques) => « vacancy chains » dont la longueur fixe le nombre
d’opportunités de promotion.
La mesure de la productivité n’est pas évidente, notamment parce qu’elle ne dépend pas que de l’individu en question
mais aussi de son réseau : reçoit-il les instructions adéquates ? Possède-t-il des caractéristiques qui font qu’il va créer
des liens amicaux et d’entraide avec ses collègues ou au contraire être amené à se débrouiller seul (cas d’un
travailleur noir promu dans un service de blancs
2
)
L’encastrement « paraît profondément incompatible avec l’individualisme méthodologique adopté par la plupart des
économistes ».
Plaidoyer pour une nouvelle méthodologie d’étude des marchés du travail, prenant en compte et confrontant les
« analyses sophistiquées du comportement instrumental faites par les économistes » et l’étude sociologique des
« structures et relations sociales et [du] mélange compliqué de motivations qui existent dans toutes les situations
réelles. »
2
Dalon, Melville, Men who manage, NY Wiley 1959
L’ancienne et la nouvelle sociologie économique : histoire et programme.
(extrait de l’ouvrage Beyond the Marketplace. Rethinking Economy and Society, 1990, R. Friedland et A.F. Robertson
(eds), Adline de gryter, NY)
Histoire:
1890-1970: A partir des marginalistes, les économistes se désintéressent de l’étude des institutions.
La sociologie, pour s’ériger en science, décide alors de ne pas s’occuper des phénomènes économiques en tant que
tels. 2 exceptions, mais qui s’arrêtent à la fin des années 60 : l’analyse parsonienne
3
, et la sociologie industrielle.
Après 1970 : La Nouvelle Economie Institutionnelle et la Nouvelle Sociologie de la vie économique :
« La Nouvelle Economie Institutionnelle interprète toutes les institutions économiques, politiques et juridiques
comme le résultat efficient d’individus rationnels agissant en vue de leur intérêt personnel ».
Utilisation par les sociologues des instruments techniques de l’économie (maths, individualisme), mais critique
radicale de la conception de l’individu atomisé.
La construction sociale des institutions économiques
- 2 propositions fondamentales :
« une action est toujours socialement située et on ne peut l’expliquer en considérant uniquement les motifs
individuels » => Encastrement, qui a toujours été élevé, que ce soit dans les sociétés primitives ou modernes
« les institutions sociales ne se développent pas nécessairement selon une forme déterminée, mais elles sont plutôt
« socialement construites » »
- Se positionner entre les conceptions sur- et sous-socialisées de l’individu.
- Prendre en compte le « relationnel » (les relations personnelles des acteurs qui affectent l’action économique,
les résultats et les institutions), et le « structurel » (la structure du réseau général de ces relations)
« le programme que nous impose la sociologie économique que nous défendons consiste à développer une analyse
théorique, accordant une place centrale aux évènements contingents qui interviennent lors de la construction réelle
des institutions économiques, sans pour autant tomber dans l’historicisme ».
3
PARSONS, Talcott and SMELSER, Neil, Economy and Society. A study in the Integration of
Economic and Social Theory, Glencoe, IL, The Free Press, 1956
1 / 5 100%