Levasseur Julie Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, Champs Flammarion, 1985 Ch.1 - En repensant à la vie matérielle et à la vie économique Ch.2 - Les Jeux de l’échange Ch.3 - Le temps du monde Ce livre est la reprise de 3 conférences qui sont une présentation de Civilisation matérielle, Économie et Capitalisme, du même auteur (1979, A. Colin). Ch.1 - En repensant à la vie matérielle et à la vie économique I. Préjugé : l’histoire éco n’est pas l’hist noble. Pourtant, elle pose des difficultés à l’historien car elle n’en est pas moins la totalité de l’histoire des hommes vue sous un certain angle. L’hist éco est celle des grands acteurs (Jacques Cœur, John Law), des grands évènements, mais aussi de la conjoncture et des crises, du long terme… pb : c’est en ensemble très vaste, il faut donc choisir. Braudel a choisi de s’intéresser aux équilibres et déséquilibres profonds du long terme. Trait de l’éco pré-industrielle : d’un côté rigidités et inerties d’une éco encore élémentaire (paysans qui vivent en quasi autarcie), de l’autre des mouvements, certes limités et minoritaires, mais puissants, d’une croissance moderne (éco de marché et capitalisme en expansion préfigurent déjà le monde dans lequel nous vivons). Dans le 1er volume de l’ouvrage, l’auteur s’est intéressé aux inerties: le concret du quotidien, les habitudes, la routine. Constat: l’humanité est plus qu’à moitié ensevelie dans le quotidien. II. Fil conducteur du 1er volume : observer la vie matérielle. 1er ch. : « Le nombre des hommes », étudie les évolutions démographiques > jusqu’au XVIIIème, flux et reflux prévisibles, qui ne dépassent jamais un certain seuil (car pénuries, famines, dures conditions de vie, guerres, épidémies de peste, tuberculose, déficiences de l‘hygiène, mauvaise qualité de l‘eau…). A partir du XVIIIème, le nb d’hommes n’a cessé d’augmenter. Autres questions posées par les ch suivants : que mangent les hommes? Que boivent-ils? Comment s’habillent-ils, se logent-ils? Ces préoccupations, absentes de l’hist tradi, ne sont pourtant pas anodines : cf par ex l’importance du choix des céréales cultivées > blé en Europe implique élevage (car c’est une culture qui épuise la terre et donc exige qu’elle se repose, d’où une place accordée aux animaux domestiques), à l’inverse la culture du riz ne laisse pas de place aux animaux, le maïs quant à lui, plus facile à obtenir, ménage du temps pour autre chose (d’où les monuments amérindiens). Les grdes concentrations éco appellent les concentrations de moyens techniques, ex : l’arsenal de Venise au XVème, la Hollande au VIIème, l’Angleterre au XVIIIème. Les techniques se diffusent sans cesse, mais à l’inverse, les associations, les groupements de techniques se diffusent mal. Ainsi la navigation hauturière (gouvernail + coque + artillerie…) et le capitalisme (somme d’artifices, de procédés, d’habitudes, de performances…) ne se sont pas diffusés par masses entières (origines de la suprématie de l’Europe?). 2 derniers ch. : la monnaie et les villes > reflètent à la fois la quotidienneté immémorable et la modernité la plus récente. La monnaie est une très vieille invention, si on entend par monnaie tout moyen qui accélère l’échange; or les échanges fondent la société. Les villes existaient à la Préhistoire, pourtant, elles participent du changement. Les villes et la monnaie ont fabriqué la modernité, réciproquement, elles en sont aussi les conséquences. III. Eco d’échange: lien entre production et consommation. Aux siècles d’Ancien Régime (1400-1800), l’éco d’échange est imparfaite : elle n’arrive pas à joindre toute la production à toute la consommation (une immense part de la production se perd dans l’autoconsommation et n’entre alors pas dans le circuit du marché). Malgré cela, l’éco de marché progresse, elle relie suffisamment de bourgs et de villes pour commencer déjà à org la prod, à orienter et commander la conso. « Entre ces 2 univers - la prod où tout naît, la conso où tout se détruit [l’éco de marché] est la liaison, le moteur ». Les marchés élémentaires marquent une frontière : tout ce qui reste en dehors n’a qu’une valeur d’usage (vie matérielle), tout ce qui en franchit la porte acquiert une valeur d’échange (vie économique). On distingue 2 niveaux de l’éco de marché : celui des colporteurs, des boutiques, des marchands (agents élémentaires de l’échange) et, au-dessus, les foires et les Bourses (les foires sont dominées par les gros marchands, ou négociants). Question : comment ces outils de l’échange nous permettent-ils d’expliquer les aléas de l’éco européenne d’Ancien Régime (XVème-XVIIIème)? En quoi, par comparaison, permettent-ils de comprendre les mécanismes de l’éco non européenne? IV. Pour répondre à ces questions, l’auteur retrace l’évolution de l’Occident du XVème au XVIIIème. Au XVème siècle eut lieu une reprise de l’économie, poussée par les marchés urbains. Le XVIème vit l’élargissement de l’économie atlantique, avec comme moteur l’activité des foires internationales (Anvers, Lyon, foires dites ‘de Besançon’), qui ont permis un énorme trafic de l’argent et du crédit (d’où l’hégémonie des Génois, maîtres incontestés des mouvements monétaires internationaux de 1579 à 1621). Le XVIIème fut une période de stagnation économique (sauf la Hollande) pendant laquelle l’activité qui persiste s’appuie sur un retour à la marchandise, à un échange de base. Les instruments et institutions économiques à flux continus ont pris le pas sur ceux à flux intermittents : les foires furent progressivement remplacées par des bourses et les marchés par des boutiques. Au XVIIIème, intervient une accélération économique globale, profitant de tous les outils de l‘échange. Les bourses intensifient leurs activités (Londres tente de supplanter Amsterdam), l’argent et le crédit courent de + en + libremt d’une place à l’autre tandis que les foires ne subsistent que dans les économies traditionnelles. L’apparition d’un contre marché vient s’ajouter à cette période avec le développement en Angleterre du private market, dans lequel des chaînes commerciales autonomes se mettent en place, véritables organisations d’achats directs aux producteurs, en dehors de la sphère contrôlée du marché. Tout cela est vrai pour l’Europe. Mais qu’en est-il ailleurs? 1er constat: partout des marchés sont en place. En Inde, chaque village a son marché (car il faut transformer les biens en argent pour payer la redevance au Grand Moghol). En Chine, l’org est cantonale (un canton = un ensemble de 10 villages situés autour d‘un bourg qui possède un marché). Les boutiques, les colporteurs sont nombreux mais les rouages supérieurs de l’éco (foires et bourses) font défaut, soit parce que le gouvernement y est hostile, soit parce qu’elles ne sont pas nécessaires au fonctionnement de l’éco chinoise (ce qui a eu sont importance par la suite dans le non développement du capitalisme chinois). Au Japon, ces étages sup de l’échange st présents, avec des réseaux bien org de grds marchands. L’Inde est le pays des foires par excellence (signe d’une éco tradi?). Dans le monde islamique, peu de foires, les villes musulmanes, surdéveloppées, possèdent, comme en Inde, les instruments des étages sup de l’échange (billets à ordre, réseau de crédits). En conclusion, l’économie européenne possédait un développement plus avancé du fait de la supériorité de ses instruments et institutions : bourses et diverses formes de crédit. Même si ces mécanismes de l’échange se retrouvent partout, ils sont dév et utilisés à des degrés divers, d’où la hiérarchie suivante : derrière l’Europe viennent le Japon, l’Islam, l’Inde et enfin la Chine, suivie des milliers d’économies encore primitives. Ch. 2 - Les Jeux de l’échange Il convient de distinguer économie de marché et capitalisme, tout en gardant à l'esprit que jusqu'au XVIIIème siècle, les actions des hommes restent majoritairement cantonnées à la vie matérielle. I. Economie de marché : assure un rôle de liaison entre production et consommation. Il y a « variation en chaîne des prix des marchés » à l’échelle mondiale. On constate même une certaine uniformité des prix à l’échelle européenne, preuve que les économies d’Europe « s’accrochent de près les unes aux autres ». « Une certaine économie relie [donc] entre eux les différents marchés du monde » (p.47), mais elle ne concerne que quelques marchandises exceptionnelles comme les métaux précieux (pièces de huit espagnoles frappées avec le métal blanc d’Amérique). L’auteur exprime de vives réserves quant à la doctrine du « laissez faire, laissez passer » qui repose sur l’idée que le marché est autorégulateur (« main invisible » de Smith): il y a selon lui dans cette idée « une part de vérité, une part de mauvaise foi, mais aussi d’illusion » (p.48). En effet, le marché est souvent faussé (monopoles>prix fixés arbitrairement), de plus il n’est qu’une liaison imparfaite puisque partielle. II. Ainsi le terme « capitalisme » correspond mieux à certaines activités que celui d’éco de marché, et même si par peur d’anachronisme on l’utilise avec réticence, « la meilleure raison de se servir du mot capitalisme, si décrié soit-il, c’est après tout qu’on en a pas trouvé d’autre pour le remplacer » (p.50). L’auteur voit le lancement du terme dans son usage large en 1902 avec la parution de Der moderne Kapitalismus de Werner Sombart. Certains historiens pensent donc qu’on ne doit pas parler de capitalisme avant la Révolution industrielle, pourtant selon Braudel, « il n’y a jamais entre passé, même passé lointain, et temps présent, de rupture totale, de discontinuité absolue ou, si l’on préfère, de non-contamination » (p.51). On constate par exemple que la Rév ind s’annonce bien avant le XVIIIème (ainsi les pays sous dév auj tentent et ratent leur rév ind car la Rév ind a été le résultat d’un long processus). III. Capital et capitaliste sont les deux mots qui donnent son sens au capitalisme. Capitaliste : « l’homme qui préside […] à l’insertion du capital dans l’incessant processus de production » (p.52). Capitalisme : « la façon dont est conduit, pour des fins peu altruistes d’ordinaire, ce jeu constant d’insertion » (p.52). Le capital, mot-clé, a pris le sens appuyé de bien capital, il désigne non seulement les accumulations d’argent mais aussi « les résultats utilisables et utilisés de tout travail antérieurement accompli » et participant au renouvellement de la production. Comment distinguer économie de marché et capitalisme? L’auteur distingue deux sortes d’économies de marché : la catégorie A est caractérisée par un commerce réglementé, loyal et transparent. Elle regroupe les échanges quotidiens du marché, les trafics locaux ou à faible distance. Ils sont sans surprise, transparents, et il est possible d’avoir à l’avance une estimation des bénéfices. L’échange de catégorie B, à l’inverse, fuit la transparence et le contrôle. Dès qu’on s’élève dans la hiérarchie des échanges, c’est l’économie de type B qui prédomine: private market ou contre-marché cherchant à s’absoudre des règles contraignantes du marché traditionnel. Il s’agit alors d’échanges inégaux où la concurrence, loi essentielle de l’économie dite de marché, a peu de place, où le marchand dispose de deux avantages : il a rompu les rapports entre le producteur et celui à qui est destinée finalement la marchandise (il est donc le seul à se rendre compte des bénéfices) et il dispose d’argent comptant. Si ces chaînes marchandes autonomes ont été tolérées c’est parce qu’elles étaient efficaces. « Plus ces chaîne s’allongent, plus elles échappent aux règles et aux contrôles habituels, plus le processus capitaliste émerge clairement » (p.58) > le commerce au loin en est un bon exemple, les longues distances mettent à l’abri des surveillances ordinaires. Les bénéfices sont très importants, d’autant plus que le commerce au loin est détenu par une minorité (dans plusieurs langues la distinction est faite entre le « négociant » et le simple marchand). L’auteur dresse de cette minorité un portrait négatif : « amis du prince, alliés ou exploiteurs de l’État » (p.60) ils savent (supériorité de l’intelligence, de l’information, de la culture) « fausser le jeu en leur faveur » (p.61) (par ex les bonnes monnaies (or et argent) servent pour les grdes transactions et vont donc vers le Capital, les mauvaises monnaies (cuivre) servent à payer les salaires et vont donc vers le Travail), et ils ont « à leur disposition des monopoles ou simplement la puissance nécessaire pour effacer neuf fois sur dix la concurrence » (p.61). Ainsi le monde de la marchandise et de l’échange se trouve-t-il hiérarchisé, allant des métiers les plus humbles jusqu’aux négociants capitalistes. Fait surprenant : la spécialisation, la division du travail, qui ne fait que s’accentuer au fur et à mesure des progrès de l’économie de marché, affecte toute la société marchande, sauf son sommet, les négociants n’étant pour ainsi dire jamais limités à une seule activité. À cela, Braudel trouve que la raison de limitation des risques (« ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier » p.64) n’est pas suffisante. Les véritables raisons semblent être : - le négociant ne se spécialise pas « parce qu’aucune branche à sa portée n’est suffisamment nourrie pour absorber toute son activité » (p.64) - La recherche du profit maximal l’amène à un comportement opportuniste et à changer ainsi fréquemment de secteur, en effet, « le capitalisme est d’essence conjoncturelle. Aujourd’hui encore une de ses grdes forces est sa facilité d’adaptation et de reconversion » (p.65) - la seule spécialisation qui a pu avoir lieu est celle du commerce de l’argent, et son succès n’a jamais été de longue durée (banque florentine, banquiers génois…). En résumé, deux types d’échange se distinguent : « l’un terre à terre, concurrentiel puisque transparent ; l’autre supérieur, sophistiqué, dominant ». C’est dans le second que ce situe la « sphère du capitalisme ». Bien que le capitalisme puisse se trouver à tous les niveaux hiérarchiques de l’économie de marché, c’est en haut de la société que le premier capitalisme se déploie et affirme sa force. Si d’ordinaire, on ne distingue pas capitalisme et économie de marché, c’est que les deux ont progressé au même pas, du Moyen Age à nos jours, et que l’on a souvent présenté le capitalisme comme le moteur du progrès économique. Et c’est effectivement le « mouvement d’ensemble qui est déterminant ». p.66-67 IV. Le capitalisme ne peut se concevoir sans la complicité active de la société, qui se décompose en plusieurs ensembles. L’État, qui peut être y favorable ou hostile. « Le capitalisme ne triomphe que lorsqu’il s’identifie avec l’État » p.68 (dans la 1ère grde phase du capitalisme, dans les villes italiennes, c’est l’élite de l’argent qui détient le pouvoir; en Hollande au XVIIème, l’aristocratie des Régents gouverne dans l’intérêt des négociants; en Angleterre c’est le cas après la rév de 1688; en France c’est après la rév de Juillet, en 1830) La religion, « force traditionnelle », dit non aux nouveautés du marché; même s’il y avait des « accommodements », elle a par ex maintenu une forte opposition de principe au prêt à intérêts (p.69). Selon Max Weber (Braudel ne partage pas son approche), ce serait même le protestantisme qui, levant ces verrous moraux, serait à l’origine de l’ascension capitaliste des pays du nord de l’Europe. Selon Braudel ces pays n’ont fait que prendre la place des vieux centres capitalistes de la Méditerranée, ils n’ont « rien inventé » (p.70). Régulièrement, en effet, s’opère un déplacement du centre de gravité de l’éco mondiale (Venise>Amsterdam>Londres>New York). Ainsi, le glissement de la Méd vers les mers du Nord est dû, plus qu’au protestantisme, à un changement d’échelle (ouverture vers l’Atlantique). Mais le problème essentiel est celui des hiérarchies sociales. Les hiérarchies religieuse et politique son parfois confondues (Rome au XIIIème siècle); à Florence, à la fin du XIVème, l’élite de l’argent (noblesse féodale et bourgeoisie marchande) détient le pouvoir politique, en Chine, la hiérarchie politique prédomine (Chine des Ming et des Mandchous) ,comme c’est le cas, d’une façon moins marquée, dans la France monarchique d’Ancien Régime (rôle sans prestige des marchands par rapport à la noblesse). Autant de chemins pour l’ambition des individus, autant de types de réussite. Cependant les réussites individuelles se doivent souvent à la famille : longues chaînes familiales qui accumulent des patrimoines. Ce n’est pas le cas en dehors d’Occident : il y a un renouvellement des élites avec par ex en Chine une forte mobilité sociale verticale grâce aux concours, accessibles à tous (au contraire des Universités d’Occident au XIXème), ou encore dans les pays d’Islam, où l’établissement durable de grdes lignées familiales est volontairement limité. Ainsi, « il y a des conditions sociales à la poussée et à la réussite du capitalisme. Celui-ci exige une certaine tranquillité de l’ordre social ainsi qu’une certaine neutralité, ou faiblesse, ou complaisance, de l’État » (p.77). Même en Europe il y a des degrés divers à cette complaisance, « c’est pour des raisons largement sociales […] que la France a toujours été un pays moins favorable qu capitalisme que, disons, l’Angleterre » (p.78). Un nouveau problème se pose alors : le capitalisme a besoin d’une hiérarchie. Mais qu’est-ce qu’une hiérarchie? On constate que toutes les sociétés ont leur hiérarchie, avec au sommet une poignée de privilégiés et de responsables (par ex les slogans populaires de la France de 1936 dénonçaient le pouvoir des « deux cents familles » p.78). Les hiérarchies existaient avant le capitalisme, qui n’a fait que les utiliser, et les sociétés non capitalistes ne les ont pas fait disparaître. Cela ouvre la porte à d’autres discussions, présentées dans le livre (Civi. mat., éco & capitalisme) : faut-il casser la hiérarchie, la dépendance d’un homme vis-à-vis d’un autre homme? Si oui, est-ce possible?