1 - Université catholique de Louvain

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Michel Kazatchkine
ou l’itinéraire d’un engagement mandaté
Cher Michel Kazatchkine,
C’est un immense plaisir pour moi que d’avoir l’occasion de vous présenter devant cette assemblée.
Vous êtes un médecin engagé qui semble sortir d’un roman russe du 19ème siècle, tout en étant aux premières
lignes de la lutte contre la pandémie de notre siècle, devenue la métaphore de la maladie même.
Susan Sontag disait dans le « Sida et ses métaphores » qu’en naissant nous acquérons une double nationalité, qui
relève du royaume des bien portants comme de celui des malades.
Vous nous racontez, avec une distance réflexive, dans votre livre « La consultation du soir », le témoignage de
votre cheminement dans la lutte contre le Sida. C’est au combat, contre la servitude de la maladie de votre
compagnon d’hypokhâgnes Pascal, qui mourut d’une hémorragie cérébrale, mais aussi de votre père résistant qui
revint de Buchenwald, et de Dora atteint d’une tuberculose pulmonaire, qui fut comme le signe de « cette faillite
totale de l’humanité que fût le nazisme ». Ces évènements vous mandatent à tenter de tenir en éveil la fragilité de
la conscience européenne qui résonnera auprès de votre père, avec le timbre de la littérature russe dont
l’universalité a fait de vous un apatride européen. Ces évènements biographiques vous amèneront à revendiquer
une « citoyenneté humanitaire » pour répondre à « la blessure chronique que vous a infligée la seconde guerre
mondiale », et que vous avez tenté de guérir à travers le monde par vos activités de recherche, d’enseignement,
de soins, et de combat politique.
C’est ce même sentiment d’urgence devant l’injustice et la souffrance inutile, expression de Levinas dont je sais
que vous êtes lecteur, qui vous fera, quelques années plus tard face aux chars russes qui entrent en Tchétchénie,
exiger de Médecins du Monde de ne pas laisser se répéter les événements de Prague ou de Budapest.
Ainsi en 1998, refusant l’impuissance face au Sida, vous exigez de l’OMS plus de courage et d’engagement dans
la distribution des médicaments. Vous voulez témoigner, car pour vous le témoignage fait partie de votre
engagement. Porté par l’obsession de ne pas être complice des atrocités qui se perpétuent dans le monde, et de
les combattre, vous ouvrez par exemple un bureau du Médecins du Monde à Moscou après la chute du mur de
Berlin, où vous êtes parti avec une vieille Peugeot 305, qui rend l’âme, comme vous étiez parti quelques années
plus tôt avec une deux chevaux pour amener un rein à transplanter…
L’engagement pour les hommes par la médecine a toujours été associé à votre engagement politique, qui
dépassait la compassion, refusant de réduire l’individu à sa maladie.
Vos premiers patients atteints du Sida sont arrivés trop tard à l’hôpital Broussais. Ce couple africain hétérosexuel
vous a préservé du préjugé des quatre H sur la maladie, et des erreurs de dépistage basées sur la stigmatisation et
l’ignorance. Vous n’avez jamais cédé à la tentation de la discrimination qui légitime les modèles répressifs. Vous
avez toujours refusé de poser des jugements sur la maladie, refusant de confondre médecine et morale.
Vous avez lutté contre les aspects les plus grossiers de l’hygiène publique, décrivant la maladie comme un
envahisseur de la société, un paria à rejeter de la cité. Vous avez permis à vos patients de vivre avec le Sida tout
en luttant par la recherche et l’engagement médical et politique à faire en sorte qu’un vaccin puisse restituer
l’individu malade à lui-même.
Le Sida étant devenu le grand ennemi de la vie et de l’espoir, il était devenu votre ennemi. Le Sida a vite touché
Paris, New York, Bruxelles, comme Kinshasa. Il n’a jamais été pour vous une de ces fatalités que l’on trouve làbas et envers laquelle nous aurions décidé prudemment d’être impuissants.
boss9 (769795491) 22 mars 2006
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Car le Sida est aussi un trait d’union entre nos deux nationalités, de malades et de bien portants, et nous rappelle
à notre vulnérabilité commune.
Dans La consultation du soir vous montrez que cette maladie témoigne autant de la vulnérabilité individuelle
que sociale. Aucun bouc émissaire ne peut être désigné car il est urgent simplement d’agir contre la souffrance
inutile et non de juger. Je vous cite :
« La société a pu penser qu’il y avait des responsables du Sida, lesquels seraient les irresponsables qui
transmettent ou ne se protègent pas. Un tel état d’esprit ouvre à la discrimination, inacceptable dans la relation
entre le soignant et le patient. » (page 13)
Vous élargissez peu à peu cette responsabilité clinique et locale grâce aux fameuses consultations du soir, où
vous développez une nouvelle éthique du soin et de l’information partagée qui, plus que mai 68, changera la
relation médecin-patient, pour une santé publique basée sur ce que votre ami Didier Fassin appelle
l’anthropologie de l’individu, que l’on doit rendre co-responsable de son traitement par un contrat clair.
Cette responsabilité globale qui vous mènera à l’ANRS en 1992, où vous vous investissez dans les essais
thérapeutiques, dans l’analyse de la transmission du virus de la mère à l’enfant. Vous vous intéressez à la
recherche dans les pays en voie de développement afin de comprendre les déterminants contextuels de la
maladie, les données socio-comportementales, politiques et économiques qui peuvent mener à de meilleurs
programmes de prévention et de soins.
Vous le faites avec un élan qui combine idéalisme et pragmatisme. Vous savez que la lutte devra être
interdisciplinaire car elle exige, plus que la recherche et les soins, un engagement qui vous amène en Afrique du
Sud, au Brésil, puis légitimement au poste de responsabilité que vous occupez depuis 2005 en tant
qu’Ambassadeur du Sida à l’OMS. Votre projet vise avec constance la « solidarité thérapeutique
internationale ». Vous savez que l’un des obstacles majeurs reste le prix de médicaments, car si les médecins du
Sud sont les plus compétents pour comprendre le contexte de prévention localement, ils n’ont pas les moyens de
soigner. Les programmes de recherche sont trop peu souvent accompagnés de programmes de soins et
d’accompagnement. Vous refusez cette discrimination entre le Nord et le Sud, mais aussi celle qui émerge entre
le Sud et le Sud, et vous insistez sur le fait que « c’est aussi avec la politique que l’on soigne le Sida. »
Mon espoir est que votre engagement sans faille se transmette aux jeunes générations de médecins que vous
rencontrez à travers le monde, qui ne pourront affronter ce défi que convaincus que la promotion de la santé est
une condition indispensable au développement. Si la solidarité est citoyenne, elle a besoin de citoyens
exemplaires tels que vous, qui puissent convaincre que cet effort a du sens, qu’il peut même être source de joie,
la joie de dépasser le souci de l’autre vers l’agir pour l’autre !
-----------------Pour cet engagement scientifique, clinique et éthique sans faille, j’ai l’honneur de vous demander, Monsieur le
Recteur, de conférer à Michel Kazatchkine le titre de Docteur Honoris Causa de notre faculté de Médecine de
l’Université Catholique de Louvain.
Mylène Botbol-Baum, le 22 mars 2006
boss9 (769795491) 22 mars 2006
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