La conscience et la vie

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Fiche de lecture: Bergson: "La conscience et la vie"
(Edition Magnard. Collection Texte et contexte).
I. Henri Bergson (1859-1941):
1. Notice biographique:
Henri Bergson naît à Paris dans une famille juive. Après un passage à l'Ecole Normale
Supérieure, il est reçu second à l'agrégation de philosophie en 1881. Professeur dans différents lycées
puis à l'ENS, il poursuit parallèlement un travail d'auteur. Après la publication de "Matière et mémoire"
en 1896, il est admis au Collège de France, et acquiert rapidement une grande célébrité. Les
nombreuses conférences qu'il offre dès lors sont pour lui l'objet de nombreux voyages.
Durant la première guerre mondiale, Bergson est délégué par Clémenceau auprès du
gouvernement américain pour convaincre celui-ci d'intervenir aux côtés de l'Entente. La guerre
achevée, Bergson prend part aux travaux d'une commission internationale. Sa carrière littéraire se
poursuit cependant: il est reçu à l'Académie Française. Quelques années plus tard, en 1928, il se voit
attribuer le Prix Nobel de littérature.
Dans les années précédant sa mort, sa pensée se rapproche du christianisme mais sa fidélité
à la communauté juive refuse de se démentir tandis que croît l'antisémitisme.
3. Le contexte:
Auguste Comte meurt deux ans avant la naissance de Bergson. L'esprit de l'époque est teinté
par le positivisme: les sciences vont-elles apporter un éclairage nouveau sur le monde, amenant à la
caducité de la philosophie et des arts? Le monde est-il vraiment entré dans l' "état positif" où la science
répondra à tous les problèmes ?
Après le temps de l'espoir, des doutes sont peu à peu apparus à ce propos... Des doutes qui
découlent de doctrines philosophiques plus anciennes. Ainsi Kant posait déjà un siècle plus tôt une
limite aux sciences: seule l'étude des phénomènes est possible, le noumène (la chose en soi)
demeurant inaccessible. En cela il rejetait tout espoir de connaissance absolue, qu'elle naisse de la
métaphysique ou des sciences... Bergson, lui aussi, refuse de s'inscrire dans une illusion scientiste. Il
préfère tenter de réconcilier philosophie et sciences. Dans ce but, il aspire notamment à "porter la
métaphysique sur le terrain de l'expérience." Selon lui métaphysique et sciences ne sont pas
concurrentes mais complémentaires. A la première il réserve le domaine de la matière, à la seconde
celle de la connaissance pure.
Pour Bergson, c'est cependant la conscience qui l'emporte sur la matière. Il existe un "esprit",
qui guide l'évolution. Bergson aborde notamment ce sujet dans une conférence prononcée à
l'université de Birmingham le 29 mai 1911. Cette conférence est reprise ici sous le titre "La conscience
et la vie."
3. L'oeuvre philosophique:
On peut citer les écrits suivants:
¤ "Essai sur les données immédiates de la conscience" (1889; son sujet de thèse.)
¤ "Matière et mémoire" (1896)
¤ "L'Evolution créatrice" (1906)
¤ "Durée et simultanéité" (1922)
¤ "Les deux sources de la morale et de la religion" (1932)
¤ "La pensée et le mouvant" (1934)
II. Principales idées, principaux concepts.
A. Les idées:
Construction du texte:
Préambule: refus des systèmes philosophiques.
Bergson part d'une dénonciation des "systèmes philosophiques". Il observe en effet qu'avant
d'aborder tout problème, celui qui cherche à établir une "philosophie systématique" s'interroge sur sa
méthode de connaissance. L'objectif est louable, mais illusoire: un raisonnement ne pourra jamais
s'autofonder. Toute justification est donc oiseuse. C'est pourquoi Bergson élude cette question et se
tourne vers le sujet propre de l'étude qu'il entend mener.
1.L'accession à la connaissance
§ Demeurer proche de l'expérience.
Bergson affirme qu'il tient, au cours de son étude, à demeurer proche du terrain de
l'expérience. En effet, partant d'idées abstraites, le penseur risque d'être influencé par ses idées a
priori, idées que seule l'étude en elle-même est amenée à faire évoluer: "Combien serait préférable
une philosophie plus modeste qui irait tout droit à l'objet sans s'inquiéter des principes dont il paraît
dépendre."
§ La vérité comme conjonction des probables.
La méthode de connaissance que propose Bergson l'oblige à relativiser sa connaissance: sa
méthode n'est pas justifiée donc ses résultats sont incertains. Bergson choisit alors de multiplier les
perspectives d'étude. Si les résultats obtenus coïncident, le possible devient probable. La vérité est le
plus haut degré de probabilité, et c'est asymptotiquement que la réflexion peut y amener.
2. "Qu'est-ce la conscience?"
Nous savons par instinct ce qu'est notre conscience.
§ la mémoire.
La conscience suppose tout d'abord la mémoire.
§ l'anticipation.
Un autre trait caractéristique de la conscience est l'anticipation de l'avenir.
§ conscience et temps.
"[L'instant mathématique] est une limite purement théorique." Le propre de la conscience est
d'être à cheval sur cet instant; être conscient, c'est donc à la fois "s'appuyer" sur le passé et "se
pencher" sur l'avenir.
3. Qui est conscient?
§ La certitude à ce sujet est impossible.
Rien ne permet de dire où il se trouve une conscience. Il est en effet impossible de "coïncider"
avec quoi que ce soit. La conscience même d'autrui n'est admise que suite à un raisonnement par
analogie.
§ la conscience, liée à une certaine organisation des centres nerveux?
Il n'y a pas de discontinuité entre les systèmes nerveux des différents êtres vivants: du
cerveau à la "matière vivante indifférenciée" toutes les variantes sont possibles. Où fixer la limite de la
conscience?
§ La conscience apparaît donc "en principe coextensive à la vie"
Quelle que soit la forme du système nerveux, tout être vivant est capable de choix. Ce choix,
qui explique la nécessité de la mémoire et de l'anticipation, est le propre de la conscience. En cela, il
n'y a pas de différence de nature mais de degré entre les conscience des êtres vivants.
§ Différents "modes" de conscience.
Les "deux voies [qui] s'offraient à l'évolution de la vie" aboutissent à deux modes de
conscience: schématiquement on peut dire que le monde animal s'est orienté vers le mouvement (et la
conscience) et que le monde végétal s'est orienté vers l'immobilité (et la "torpeur").
4. Conscience et matière.
§ Dans la matière, le déterminisme
"Le monde, laissé à lui-même, obéit à des lois fatales"; "la matière est nécessité."
§ vie et conscience
La vie est liberté. L'être vivant, par nature, doit créer. Pour cette raison, il doit tenir compte du
passé et préparer l'avenir: l'être vivant est mémoire et anticipation. C'est pourquoi on a pu dire que la
conscience était coextensive à la vie.
§ conscience et matière
C'est en "s'insérant" dans les recoins de la matière que la conscience échappera au
déterminisme de celle-ci. En effet la conscience a pour elle une volonté d'une part, le temps d'autre
part. "La quantité d'indétermination la plus légère, en s'additionnant indéfiniment avec elle-même,
donnera autant de liberté que l'on voudra."
5. Energie et action; la liberté: comment?
§ Comment un corps vivant exécute un mouvement?
Le vivant suit une méthode toujours identique: il accumule, lentement, patiemment, une
énergie potentielle (sous forme de graisses, d'hydrates de carbones...). Cette énergie potentielle est
alors transformée en énergie de mouvement sous l'effet d'un choc brusque.
§ les êtres vivants et la répartition du travail de la vie.
Certains éléments du vivants, les plantes notamment, se sont spécialisés dans la fourniture de
l'énergie potentielle, emmagasinée à partir de l'énergie solaire.
§ Grâce à cette méthode, la conscience obtient la liberté.
En effet, elle utilise l'énergie que lui procure la matière. Cette énergie, elle peut facilement
choisir de l'employer ou non, car elle n'a qu'une "faire jouer un déclic, fournir une étincelle" pour
déclencher la mise en oeuvre de l'énergie potentielle, amenée à un état critique.
§ Une autre ligne de faits, l'image du grand homme, nous amène à la même conclusion.
C'est en accumulant les multiples héritages d'un passé, comme une énergie potentielle, en
d'autres termes en trouvant la meilleure opportunité, que l'homme d'action obtient la plus grande
efficacité.
§ La ligne de fait de la perception: la vision globale comme facteur de liberté.
La conscience contracte des phénomènes physiques innombrables. Ce qui est pour nous une
unique sensation est le fruit de phénomènes qu'il nous serait impossible de dénombrer. Pour nous
offrir la liberté, la conscience s'est libérée de cette "durée des choses." En ayant une perception
globale de milliards d'événements, elle peut utiliser au mieux, en jouant sur le nombre, les
indéterminations infimes de chacun.
6. L'évolution
§ "Matière et conscience dérivent d'une source commune"
"La conscience est de l'action qui se crée tandis que la matière est de l'action qui s'use."
§ l'évolution est la manifestation d'un courant universel vers la création.
L'évolution peut en effet s'expliquer par les théories de Darwin. Mais celles-ci ne justifient pas
la tendance de l'évolution vers la complexité. L'adaptation au milieu aurait sans doute pu se faire sans
user de mécanismes aussi perfectionnés que ceux qui animent, par exemple, un être humain.
§ Deux aboutissements au courant de l'évolution.
L'instinct chez l'insecte, d'une part, et l'intelligence chez l'homme, d'autre part, apparaissent
comme deux dénouements du courant de la création. Ces deux voies sont celles qui ont rencontré le
succès lorsque le courant de création s'est heurté à la matière.
§ Couronnement: la ligne d'évolution qui a conduit à l'homme
Le système nerveux de l'homme est un aboutissement en ce qu'il peut opposer à tout
mouvement un mouvement opposé. Grâce à cela la liberté de l'homme atteint un niveau inégalé.
§ La nature de l'élan créateur
Il est un "esprit", un "courant de conscience" qui amène au "double besoin de croître en
nombre et en richesse par multiplication dans l'espace et par complication dans le temps."
7. La valeur de la matière
§ La matière se distingue de la pensée parce qu'elle est précise, unique
Contrairement à la matière la pensée est tout à la fois "continu[e]" et "confus[e]."
§ La matière, cause de l'effort
C'est dans le passage de la pensée à sa manifestation matérielle que l'homme se grandit, va
au delà de lui-même. Ainsi du poète ou du sculpteur...
8. Effort et joie.
§ la joie de la création.
C'est dans la création et seulement dans la création que l'homme trouve la joie, indice que la
vie atteint son objectif... La vie vise à la création...
§ les hommes de bien et les moralistes
Les plus grands créateurs sont ceux qui, non seulement agissent intensément, mais inspirent aussi les
actions des autres hommes.
9. La vie sociale
§ La vie sociale comme aboutissement de l'évolution.
On constate, dans les deux branches où l'évolution est la plus aboutie, c'est-à-dire chez les
insectes et chez les hommes, l'existence d'une vie sociale intense.
§ Un dilemme.
Le corps social a besoin, pour subsister, de nier l'individu, c'est le cas chez les insectes.
Pourtant, s'il désire progresser, il doit "le laisser faire." Qu'en sera-t-il de la société humaine?
Conclusion:
Revenons à l'individu. Et si le "passage à travers la matière" (la vie terrestre et ses efforts)
n'était qu'une voie pour préparer la conscience à une "vie plus intense" dans un au-delà ? Rien ne
nous permet de trancher cette question, pour l'instant. Mais, à l'inverse, rien ne permet de dire que
nous ne pourrons jamais la trancher.
Résumé de l'ensemble:
Toute justification de méthode étant vaine, on se contentera de suivre des "lignes de faits", qui
nous amèneront à une probabilité proche de la certitude.
Ceci étant établi, on peut s'intéresser au sujet de cette étude: la conscience. Elle est à la fois
mémoire et anticipation. Quels sont les êtres conscients? L'étude biologique des êtres vivants ne
permet pas d'établir de typologie claire. En principe tout être vivant possède une conscience. Des
différences de degré apparaissent cependant entre l'éveil des consciences dans les différentes voies
de l'évolution.
La conscience accède à la liberté en "s'insérant" dans la matière. Parce qu'elle amène la
matière à un état critique où un infime déclic suffit à provoquer le mouvement et parce qu'elle sait
contracter en une perception la complexité du monde, la conscience nous offre la liberté, en
contournant le déterminisme inhérent à la matière.
Le courant de l'évolution semble indiquer que la vie recherche en tout la création, création en
quantité et en qualité. En cela la joie est fruit de la création, adéquation avec la finalité du monde.
L'effort né de la confrontation avec la matière, source de création, est par là même source de joie.
Les deux branches qui semblent l'aboutissement de l'évolution, les insectes d'une part, les
hommes d'autre part, se heurtent au dilemme de tout groupe social: faut-il privilégier la survie du
groupe ou l'instinct créateur de l'individu ?
On peut enfin s'interroger sur le but de notre "passage à travers la matière." N'y-a-t-il pas dans
l'effort un moyen de parfaire notre conscience avant son accession à un au-delà ?
Autant de questions pour le moment insolubles mais auxquelles on saura peut-être un jour
répondre...
B. Les concepts:
Les lignes de faits:
Dans la conception de la vérité que présente ici Bergson, il rejette toute prétention à une
méthode parfaite, donc à une vérité parfaite. Plutôt que de prendre le risque de mener son étude avec
des concepts créés a priori (donc à partir de ses préjugés), il préfère s'en tenir aux faits, à l'expérience.
Grâce à la conjonction des résultats des différentes voies de son études, qu'il choisit d'appeler
"lignes de faits", il entend arriver à un degré de probabilité important, seul objectif accessible. Et, selon
lui, "il y a une foule de cas où [la] probabilité est assez haute pour équivaloir pratiquement à la
certitude."
Bergson cherche donc à approcher la vérité de plus en plus près, par la multiplication des
lignes de faits, c'est-à-dire par l'augmentation de la probabilité.
Pour cette raison même il se refuse à construire a priori des concepts comme celui des
conscience. Il écrit ainsi: "Vous pensez bien que je ne vais pas définir une chose aussi concrète, aussi
constamment présente à l'expérience de chacun de nous." Il se refuse à "donner de la conscience une
définition qui serait moins claire qu'elle."
L'intuition (dans "La conscience et la vie"):
En rejetant l'hypothèse d'une accession à une connaissance définitive par l'intelligence,
Bergson introduit le concept d'intuition, qui lui permet de conserver l'idée de progrès de la
connaissance.
L'intuition est pour Bergson le seul biais pour atteindre à ces mêmes connaissances que Kant
déclarait inaccessibles. Il y a certes confusion dans l'intuition, mais par là même, elle est en mesure de
"suivre les contours sinueux et mobiles de la réalité..."
Bergson, lorsqu'il s'interroge sur le moyen de "pénétrer jusqu'au principe même de la vie" n'en
appelle qu'à un moyen: "l'acte d'intuition"; ici il s'agirait de "tâcher d'éprouver sympathiquement ce que
[les hommes qui incarnent le mieux la vie] éprouvent..."
III. Commentaire de quelques citations.
Premier extrait (page 36): "Une réflexion prématurée de l'esprit sur lui-même le découragera
d'avancer, alors qu'en avançant purement et simplement il se fut rapproché du but et se fût aperçu, par
surcroît que les obstacles signalés étaient pour la plupart des effets de mirage."
Ce propos est indissociable de la méthode de recherche que Bergson se propose d'employer,
méthode que nous avons déjà étudiée.
On peut cependant s'interroger: en rejetant toute réflexion préalable, Bergson rejette toutes les
tentatives qui, telles que le doute méthodique de Descartes, cherchent à atteindre une vérité absolue.
En cela, Bergson accepte de s'en tenir au probable; il accepte de ne jamais accéder à la certitude.
La démarche proposée par Bergson, si on ne peut lui nier un certain pragmatisme, a donc ses
imperfections. Elle est le reflet d'une philosophie qui se veut "plus modeste" (tout en étant plus
optimiste).
Il apparaît en outre que Bergson semble réaliser un compromis entre philosophie et science:
s'il dénie à celle-ci et à son outil, l'intelligence, le pouvoir de traiter de certains sujets, il emprunte
cependant, dans sa réflexion, des modes de pensée propres à la science. En se tenant proche de
l'expérience, il en appelle à la multiplications des "lignes de faits" ainsi qu'à la collaboration de chacun.
En cela il admet la possibilité d'expériences cruciales, déterminantes. Il écrit lui-même que "la
philosophie progressera comme la science positive."
Il nous semble pourtant aujourd'hui, près d'un siècle plus tard, que ses espoirs sont assez
vains: il nous est toujours impossible de trancher avec certitude entre les multiples visions du monde
qui nous sont offertes. Et bien peu nombreux sont ceux qui espèrent encore que le problème de
l'existence d'un au-delà pourra être solutionné avec certitude. Sommes nous en cela plus lucides ou
plus pessimiste que Bergson ...?
Second extrait: "Quels sont les moments où notre conscience atteint le plus de vivacité? Ne sont-ce
pas les moments de crise intérieure, où nous hésitons entre deux ou plusieurs partis à prendre, où
nous sentons que notre avenir sera ce que nous l'aurons fait?"
Bergson définit la conscience comme la capacité de choisir (de s'appuyer sur un passé pour
anticiper un avenir). C'est pourquoi il en vient logiquement à ce propos: c'est dans les moments où
l'hésitation est la plus intense que la conscience est la plus éveillée... La conclusion est difficilement
contestable. Les définitions de choix et de conscience sont plus litigieuses.
Notons tout d'abord que Bergson emploie ces notions dans une optique très large: il parle de
choix pour désigner le mouvement de l'amibe qui lance autour d'elle des pseudopodes afin de
phagocyter les corps étrangers. En admettant même que cette terminologie puisse être admise, la
différence de degré entre ce choix et un choix humain est manifeste... Le terme apparaît donc quelque
peu contestable. Qui oserait dire que l'amibe "hésit[e] entre plusieurs partis à prendre", qu'elle "sent
que [son] avenir sera ce qu' [elle] l'aur[a] fait" ?
On ne peut cependant en toute honnêteté que modérer cette critique. Bergson lui-même
n'admet-il pas en effet que l'évolution a amené à différents degrés de conscience, donc, on peut
l'induire, à différents degrés de choix ?
On pourrait ici par ailleurs remettre en cause sa définition de la conscience. N'y-a-t-il pas dans
la rêverie vague, tout autant que dans un choix brut, la manifestation d'une conscience? C'est ici
l'intuition même de la notion de conscience qui diffère: on pourrait en effet encore envisager la
conscience comme l'élément proprement humain (semble-t-il) qui rend la pensée transparente à ellemême. La conscience serait dans le jeu de miroir, dans l'introspection, dans le Soi découvrant le Soi.
La définition de la conscience donnée par Bergson apparaît donc un peu trop large. Elle
pourrait être réduite: en citant le choix comme caractéristique de la conscience, Bergson offre le genre
mais non la différence spécifique...
Troisième extrait: "Par la résistance qu'elle oppose et par la docilité où nous pouvons l'amener, [la
matière], est à la fois l'obstacle, l'instrument et le stimulant."
Notons avant tout que par ces mots, Bergson manifeste clairement son dualisme: à la matière
s'oppose l'esprit.
Il en vient, ce qui est commun, à voir la matière comme un obstacle d'une part et un
instrument d'autre part. L'expérience quotidienne suffit à justifier ces deux dénominations. L'originalité
de Bergson apparaît en ce qu'il considère en outre la matière comme un stimulant: le sens de la vie le but même de la vie - serait dans la création, dont une forme est la concrétisation de l'idée dans la
matière. La vie, pour amener à cette création, use d'un expédient: la joie: "Plus riche est la création,
plus profonde est la joie." C'est pourquoi l'artiste, en particulier, trouve la joie dans son oeuvre: "L'effort
est précieux [...] parce que, grâce à lui, on a tiré de soi plus qu'il n'y avait, on s'est haussé au dessus
de soi-même."
Plus encore que la matière c'est sur l'ensemble du monde qu'il convient d'exercer son effort.
Bergson choisir ainsi comme modèle celui qui, tout en créant, inspire la création d'autrui. La création
est alors double. Un homme comme Soljenitsyne pourrait entrer dans cette catégorie.
Pascal aurait pu objecter que les efforts ne doivent pas être quelconques et aurait rejeté la
plupart d'entre eux à la catégorie des "divertissements." Sans aller jusque là on peut se demander s'il
ne serait pas dangereux de subordonner la fin à l'effort inhérent à la réalisation de celle-ci... L'effort
doit-il vraiment être une fin en soi? On ne peut nier que seul l'effort procure la "joie", mais la joie n'est
peut-être pas le bonheur...
IV. Critique du concept de liberté tel qu'il est présenté dans l'ouvrage.
ll y a dans la notion de liberté que propose Bergson la manifestation d'un dilemme. Dans
l'octroi d'une conscience à tout vivant, Bergson montre qu'il espère l'existence d'une transcendance,
d'un courant créateur (concept développé plus loin dans l'ouvrage). Comment concilier en effet le
matérialisme qui suppose une vision déterministe et la liberté ? Notre perception actuelle du monde
nous amène au matérialisme; la physique classique (la mécanique newtonienne en particulier), que les
mécaniques relativistes ne nous permettent pas totalement de dépasser, repose sur l'idée d'un
déterminisme: à partir de la connaissance de quelques facteurs, on peut déterminer ce qui a été et ce
qui sera. Bergson lui-même l'admet pour la matière, qui écrit: "Si notre science était complète et notre
puissance de calculer infinie, nous saurions par avance tout ce qui se passera dans l'univers matériel
inorganisé."
Bergson introduit ensuite le concept d' "esprit". Ce courant de vie, courant créateur, qui
s'insère dans la matière, profiterait de situations critiques pour la maîtriser. Bergson écrit ainsi que "la
quantité d'indétermination la plus légère, en s'additionnant indéfiniment avec elle-même, donnera
autant de liberté que l'on voudra." Il part pourtant ici d'un présupposé contestable: existe-t-il dans les
phénomènes physiques la quantité d'indétermination la plus légère ? En l'admettant même, comment
un "esprit", pourrait-il influer sur elles ? Seule la magie pourrait expliquer l'intervention d'un courant,
d'une idée, sur la matière, sauf à voir ce courant comme une force physique. Mais il y aurait alors, de
nouveau, déterminisme: si cette force est, elle est potentiellement explicable.
La vision de Bergson apparaît en fait profondément empreinte par la religion. Elle nécessite en
effet de conjecturer l'existence de Dieu, chose que l'expérience ne légitime pas réellement. Dieu
apparaît comme le seul lien possible entre l'âme (si l'on suppose son existence) et la matière, donc
comme le seul facteur possible de liberté. Seul un élément transcendant nous apparaît à même de
modifier les lois qui régissent la matière.
La théorie mathématique du chaos, élaborée assez récemment, va dans le sens de Bergson
dans la mesure où elle envisage le monde dans sa complexité. Mais en cela même, elle tente de
réduire l'indéterminable (le climat à long terme par exemple) à du déterminable. L'indéterminable n'est
en effet indéterminable qu'à cause de la précision de mesure et de la masse de calculs qu'il requiert.
Admettons notre impuissance à échapper à l'alternative du matérialisme ou de la liberté. Le
déterminisme est indépassable. Le déterminisme n'est pourtant un obstacle à la liberté d'action que
dans la mesure où il est un obstacle à la liberté de pensée. Nombreux sont les éléments qui nous
amènent à remettre cette dernière en cause (songeons par exemple aux multiples formes de
suggestion). Rares sont les éléments au contraire, qui nous prouveraient l'existence de la liberté de
pensée. Dans le fait même de vouloir prouver cette liberté, dans ce que les existentialistes ont appelé
"l'acte gratuit", il y a ambiguïté: l'acte n'est pas gratuit puisqu'il vise à prouver la liberté de celui qui en
l'auteur. Démonstration vaine, donc.
Que notre liberté de pensée apparaisse aléatoire n'est cependant pas motif à tolérer le
cynisme. Le scepticisme ne doit pas conduire au cynisme: malgré le doute, ou plutôt à cause du doute,
il est nécessaire d'agir selon sa conscience. On ne peut qu'y gagner: soit notre pensée est libre, dans
ce cas, nous aurons agi sagement, soit elle ne l'est pas, et le bilan sera inchangé.
Poursuivons donc inlassablement l'idée que nous nous faisons du Bien.
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