131. L`inconscient noumène

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GUY LE GAUFEY
L’INCONSCIENT NOUMENE
Que serions-nous sans le secours de ce qui
n'existe pas ? Peu de chose, et nos esprits bien
inoccupés languiraient si les fables, les méprises,
les abstractions, les croyances et les monstres,
les hypothèses et les prétendus problèmes de la
métaphysique ne peuplaient d'images sans objet
nos profondeurs et nos ténèbres naturelles.
Paul Valéry, « Petite lettre sur les mythes »,
Œuvres I, Pléïade, Gallimard, Paris, 1957, p. 966.
Freud aura détesté la philosophie… sans y répugner (Stuart Mill). Il l’aura combattu… en
s’en servant (Brentano). Il l’aura fui… de près (Schopenhauer). Bref, on devrait décerner à
l’ensemble de l’œuvre freudien le grand prix de l’ambivalence à l’égard de la philosophie et
passer outre, une recension sur ce thème1 nous offrant toute la (mince) matière textuelle
disponible. Pour s’aventurer à nouveau dans ce marais, on ne s’armera ici que d’une
plaisanterie douteuse2 de Freud, demandant à Paul Häberlin, en présence de Ludwig
Binswanger, si ce que Kant appelait la « chose en soi » n’était pas ce que lui nommait pour sa
part « inconscient ».
Binswanger déclara d’emblée la comparaison « philosophiquement insoutenable », et l’on
ne lui disputera pas ici l’adjectif, vu l’adverbe. Häberlin, dit l’histoire, se contenta d’en rire. Mais
si l’inconscient, au dire de son inventeur, est aussi peu phénoménal que le laisse entendre cette
rapide et malicieuse correspondance, qu’en conclure ? Kant, lui, n’a pas cru nécessaire
d’envisager un « noumène dynamique », ni de prêter à la chose en soi beaucoup de propriétés
positives. Pourquoi diable celui qui n’a eu de cesse d’affirmer que son inconscient était autre
chose que le non conscient a-t-il tenu à le retirer de l’ordre phénoménal ? Si l’on ajoute qu’au
moment de proposer sa « pulsion de mort », il s’est dépêché de la présenter comme une pure
« spéculation », tenons-nous là, sous couvert d’un homme de science et d’expérience, un
faiseur de système prêt à se payer une conscience en dénonçant ses alter ego ?
Le fait de postuler un au-delà ou un en deçà de la représentation est un refrain
épistémique chez Freud : de l’ombilic du rêve au coït des Pankejeff un soir d’été en passant par
1
2
Paul-Laurent Assoun, Freud, la philosophie et les philosophes, Paris, PUF, 1 976.
« une naïveté à moitié feinte », dit Paul-Laurent Assoun, op. cit., p. 174.
L’inconscient noumène, p. 2
le refoulement primaire, le motif secret du fantasme, le meurtre du père totémique ou le premier
Moïse, on ne manque pas de perspectives où l’essentiel est annoncé, pour finir, par-delà toute
enquête mondaine susceptible d’établir la véracité des faits ou le détail historique de
l’événement. Une sorte de priapisme interprétatif vient donner forme et consistance au blanc
proclamé du texte pour faire alors apparaître ce texte lui-même comme le résultat d’une
élaboration tronquée qui oblige à postuler un contenu antérieur, passé aux oubliettes et riche
d’informations. Le schéma qui ordonne L’interprétation du rêve reste à cet égard gros d’une
ontologie que rien ne mettra en doute par la suite. Existe le texte (du rêve, du symptôme, du
délire, etc.), mais celui-ci est méthodologiquement dédoublé : sous le pavé du phénomène
manifeste, le latent fait plage, où s’étalent les premières inscriptions. À l’interprète de les
articuler, non tant comme des vérités cachées, que comme le brouillon compromettant de ce
qui n’aura pu accéder à la manifestation qu’en supportant d’être trituré par la censure. Cet
échafaudage vaut alors preuve pour l’existence d’un inconscient qui, de ce fait, ne sera jamais
appelé à se manifester tel quel, mais comme ce que la censure aura marqué de son empreinte.
Quelle qualité d’existence prêter à cet inconscient qui n’a ici pour l’instant d’autre statut
que celui d’hypothèse heuristique ? Nous avons ici le choix entre Descartes et Newton. Le
premier, dans ses Principes de la philosophie, pousse le bouchon jusqu’à écrire :
Je désire que ce que j’écrirai soit seulement pris pour une hypothèse,
laquelle est peut-être fort éloignée de la vérité ; mais encore que cela fût, je
croirai avoir beaucoup fait si toutes les choses qui en seront déduites sont
entièrement conformes aux expériences : car si cela se trouve, elle ne sera
pas moins utile à la vie que si elle était vraie, parce qu’on s’en pourra servir
en même façon pour disposer les causes naturelles à produire les effets que
l’on désirera3.
Et dès le chapitre 45 suivant, il enfonce le clou : « Que même j’en supposerai ici
quelques-unes que je crois fausses », pour titrer son chapitre 47 : « Que leur fausseté
n’empêche point que ce qui en sera dit ne soit vrai ». Bien sûr, dans ce dédale, il peut compter
sur l’opérateur logique de l’implication, qui reste valide lorsque j’infère du faux vers le vrai, la
seule chose interdite étant d’inférer du vrai vers le faux 4. Il est donc permis de faire des
hypothèses dont la vérité n’est pas en cause, avec cependant cette conséquence fâcheuse :
puisque je ne les suppose pas vraies, je ne peux pas leur prêter un antécédent car si elles sont
fausses, elles ne peuvent procéder que du faux. Et qui voudrait se donner la peine de dérouler
des chaînes de faussetés ? L’hypothèse au sens de Descartes est donc possiblement source
d’intelligibilité, dans la mesure où elle se présentera comme un antécédent logiquement valide
du phénomène, mais elle se comportera comme un cul-de-sac pour toute recherche
hypothético-déductive qui voudrait trouver en amont de quoi elle est elle-même le conséquent.
René Descartes, Les principes de la philosophie, Œuvres complètes, Édition Alquié, tome III, Paris,
Garnier-Flammarion, 1973, p. 247.
4 Le vrai vers le vrai, et le faux vers le faux restant éminemment valides.
3
L’inconscient noumène, p. 3
À cela, Newton répond, dans le General Scholium de la troisième édition de ses
Philosophiæ Naturalis Principia Mathematica :
Je n’ai pas encore été capable de découvrir la raison de ces propriétés de
gravité à partir des phénomènes, et je ne feins pas d’hypothèses. Car quoi
que ce soit qui n’est pas déduit des phénomènes doit être tenu pour une
hypothèse : et les hypothèses, qu’elles soient métaphysiques ou physiques,
basées sur des qualités occultes ou mécaniques, n’ont pas de place dans la
philosophie expérimentale.
Ce qui existe (phénomènes) provient de ce qui existe, à savoir d’autres phénomènes qu’il
n’est pas toujours possible d’appréhender comme tels mais que, sous certaines conditions, il
est permis de postuler dans l’attente des procédures techniques et/ou conceptuelles qui
pourraient y donner accès. Et une fois portées au phénomène, ces hypothèses pourront alors
être questionnées, susciter d’autres hypothèses en amont d’elles, et ainsi la science
hypothético-déductive pourra-t-elle se développer en consolidant toujours mieux ses bases.
Dans sa fausse révérence à Kant, Freud l’anguille se faufile entre ces deux postures. Il
faut que l’inconscient existe (il est même demandé aux analystes « d’y croire »), mais la voie de
sa manifestation phénoménale le dénature par définition. Donc oui, il y a bien du noumène dans
l’inconscient freudien au sens où sa qualité d’hypothèse heuristique se double d’un fort
coefficient d’existence, même si cette existence se dérobe comme telle.
Cette ambiguïté existentielle est commune aux appellations négatives. Si je place un
préfixe privatif devant un concept quelconque, il adviendra deux choses différentes selon que je
me serai donné ou pas, au préalable, un univers du discours. Dans le premier cas, ma négation
produira le complémentaire de ce concept, désignant ainsi tout ce qui ne relève pas de lui. Ce
n'est rien de bien précis, mais ça a le mérite d'exister. Dans le second cas, si je ne me suis
donné aucun univers discursif de cet ordre, ma négation me laissera le bec dans l'eau,
incapable de savoir si par elle j'obtiens quelque chose ou rien. Pour réduire de façon opératoire
l'immensité qui résulte de l'hypothèse d'un univers5 dans lequel on effectue une négation, on
adjoint le plus souvent quelques déterminations positives qui circonscrivent dans le
complémentaire ainsi découpé une nouvelle entité en lui conférant une identité, laquelle se
dégage alors du tohu-bohu qu’était ce simple complémentaire du concept obtenu par voie de
négation.
Ainsi « in-conscient » désigne-t-il d’abord tout ce qui échappe à la conscience – ce qui n’a
déjà rien de simple dans la mesure où la conscience peut se diriger vers n’importe quoi dès lors
que ce n’importe quoi-là lui est présenté et soumis. Mais une fois ramené au psychisme sur une
base tout à la fois neuronique, représentationnelle et affective, l’inconscient se voit doté de
propriétés (investissements « non liés », ignorance du temps, association par simultanéité, etc.)
5
En général implicite. Chez Freud, ce sera quelque chose comme « le psychisme » ou « l'appareil
psychique ».
L’inconscient noumène, p. 4
telles que l’on peut croire avoir affaire à une réalité humaine du genre « appareil » (l’appareil
neurovégétatif) ou « système » (le système nerveux central, le système cardio-vasculaire). Et
quand ça se complexifie en topiques (Ics/Pcs/Cs, Ça/Moi/Surmoi), on finit par ne plus douter de
tenir là un composant de l’être humain aussi consistant qu’un foie ou un poumon. « Mon
inconscient… », entend-on dire : cette banalisation linguistique signe l’appropriation positive du
concept négatif, désormais arraisonné, privatisé, et de ce fait même ontologisé par sa prise en
considération comme phénomène naturel.
Or ce n’est pas un phénomène. Donc la difficulté perdure. Et il se passe là quelque chose
qui tient à la consistance singulière du savoir freudien, cette consistance qui retient Freud à
l’extérieur du champ philosophique. Il le dit sans ambages à Eitingon alors que ce dernier
cherchait à lui vanter les mérites de l’œuvre de Chestov :
Vous ne pouvez sans doute pas imaginer à quel point me paraissent
étrangères toutes ces contorsions philosophiques. J'éprouve un profond
sentiment de satisfaction à ne pas prendre part à ces déplorables
gaspillages de la capacité des humains à penser6.
L’énergie de ce refus est à chercher dans autre chose que l’idiosyncrasie de Sigmund
Freud : bien plutôt dans l’incapacité constitutive du savoir qu’il invente à propos de l’inconscient
de s'éloigner par trop du cas. L'indubitable plaisir pris à la construction intellectuelle ne doit pas
prendre le pas sur le problème posé par la réalité clinique, même si les détours imposés
paraissent à l'occasion interminables. La grogne trop connue de Freud contre les
Weltanschauungen des philosophes tient à cette injonction d'avoir à répondre à la disparité des
questions posées par une « nature » proliférante. C'est aussi en ce point qu'il fait subir à la
clinique médicale une singulière torsion.
Dans Naissance de la clinique, Michel Foucault a su montrer, dans son détail, le virage
sémiotique par lequel une conception classique du symptôme médical en tant que manifestation
visible d'une maladie invisible a cédé la place au signe clinique en tant que signifiant quasi
transparent d'un signifié qui, articulé à d'autres, fait connaître tout ce qu'il y a à connaître de la
maladie. Celle-ci, dès lors, n'est plus qu'un nom pour rassembler sans perte tous ces signes qui
ne font que se répéter et s'ordonner différemment d'une maladie à l'autre7. Sur le principe de
l'analyse mis en lumière par Condillac, se constitue dans le champ médical la conviction selon
laquelle il est possible de décomposer toute maladie en un nombre fini d'éléments diversement
agencés, comme tous les mots d'une langue ne sont jamais que des agencements d'un nombre
6
Cité par Ilse Grubrich-Simitis, dans son article "Wie sieht es mit der Beheizungs- und Beleuchtungsfrage
bei Ihnen aus, Herr Professor ?" - Zum Erscheinen des Freud-Eitingon-Briefwechsels, in Psyche 59,
mars 2005, p. 286. Je dois à Fernand Cambon de m’avoir signalé et traduit ce passage.
7 « Demander ce que c'est que l'essence d'une maladie, "c'est comme si vous demandiez quelle est la
nature de l'essence d'un mot" (Cabanis, Du degré de certitude, Paris, 1819, p. 86). Un homme tousse ; il
crache du sang ; il respire avec difficulté ; son pouls est rapide et dur ; sa température s'élève : autant
d'impressions immédiates, autant de lettres, pour ainsi dire. Toutes réunies, elles forment une maladie, la
pleurésie : "Mais qu'est-ce donc qu'une pleurésie ? C'est le concours de ces accidents qui la constituent.
L’inconscient noumène, p. 5
fini (et restreint) de lettres. Ce principe d'intelligibilité est très puissant, mais porte un coup fatal
à l'être des maladies jusque-là conçues comme des entités morbides prêtes à s'emparer des
corps, et réduites désormais à un certain nombre de dysfonctionnements locaux qui trouvent à
s’exprimer par des combinaisons parfois complexes d’un nombre limité de signes. Le regard
clinique cesse alors de chercher une illusoire profondeur de la maladie pour s'épuiser dans les
effets de surface où elle s’offre à lui au fil de signes sans épaisseur, aussi intriqués soient-ils.
Le symptôme freudien rompt avec ce nouvel et triomphant équilibre de la médecine
clinique du XIXe siècle en ce qu’il résulte d’une « Bildung », d’une formation : formation de
compromis, formation de symptôme, formation substitutive, formation réactionnelle, il semble
bien que ce qui se manifeste comme signe dans ce champ doive toujours être appréhendé
comme terme d’un processus où signifiant et signifié ne s’avèrent plus « coller » aussi bien que
dans la démarche clinique à la Cabanis ou à la Bichat. De fait, la trouvaille initiale de l’« aprèscoup », appelée à régir le symptôme freudien, chamboule à elle seule le décor sémiotique de la
nouvelle médecine.
L’exemple princeps qui inaugure cette perspective se trouve dans le deuxième chapitre
de l’Esquisse pour une psychologie scientifique, qu’une tardive mais bienvenue traduction
permet enfin de lire aujourd’hui en français8. Emma ne peut aller seule acheter des vêtements.
Freud questionne jusqu’à obtenir un premier souvenir : alors qu’elle avait douze ans, elle s’était
rendue (seule ?) dans un magasin où deux commis – elle se souvient encore de l’un d’eux –
rirent ensemble en la voyant. Saisie d’un affect d’effroi, elle s’enfuit. Elle peut seulement dire
qu’ils avaient dû se moquer de sa robe, et que l’un d’eux lui avait plu. Réaction de Freud : si on
s’en tient là, on ne comprend rien (il est en train de chercher les relations de cette contrainte
avec le refoulement, en faisant depuis le début l’hypothèse qu’il faut rencontrer des
phénomènes de « déliaison sexuelle », seuls à même d’amener dans l’appareil psychique des
excès brutaux de quantité qui, expliquant la douleur, permettraient de comprendre le
refoulement comme fuite inconsciente de cette douleur). Il poursuit donc son interrogatoire,
jusqu’à obtenir un deuxième souvenir. Ici, mieux vaut le suivre à la lettre :
Or une nouvelle recherche met à découvert un second souvenir qu’elle
conteste avoir eu au moment de la scène I. Ça n’est d’ailleurs pas prouvé9.
Enfant, à l’âge de huit ans, elle est allée deux fois dans le magasin d’un vieil
épicier pour acheter des friandises. Le patron lui agrippa les organes
génitaux à travers ses vêtements. Malgré cette première expérience, elle s’y
rendit une seconde fois. Après la seconde fois, elle ne s’y montra plus. Elle
Le mot pleurésie ne fait que les retracer d'une manière plus abrégée." (Ibid.) » Michel Foucault,
Naissance de la clinique, Paris, PUF, Quadrige, mars 2000, p. 120.
8 Sigmund Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, Paris, PUF, 2006, traduction de Françoise Kahn et François
Robert, p. 651-663.
9 Je ne suis pas ici la récente traduction des PUF qui, pour la phrase « Es ist auch durch nichts
erwiesen. », donne : « Rien ne vient d’ailleurs avérer le souvenir », laissant ainsi croire que le « second
souvenir », celui avec le vieil épicier, serait tenu pour douteux par Freud. Or il semble bien que la seule
chose dont il doute dans ce passage soit le fait qu’Emma se soit rappelée ou pas ce second souvenir lors
de la scène avec les commis qui, elle, n’a jamais quitté sa mémoire. Cf. S. Freud, Lettres…, op. cit.,
p. 658.
L’inconscient noumène, p. 6
se fait alors des reproches pour s’y être rendue une seconde fois, comme si
elle avait voulu par là provoquer l’attentat. De fait, c’est à cette expérience
vécue que peut être ramené un « état de mauvaise conscience
oppressante ».
Nous comprenons maintenant la scène I (commis), si nous y ajoutons la
scène II (épicier). Nous avons seulement besoin d’une liaison associative
entre les deux. Elle indique elle-même que cette liaison est fournie par le
rire.
La scène I (commis) n’est donc en rien le « signifié » du signe dont la face signifiante
serait constituée par l’impossibilité manifeste et présente d’aller acheter seule des vêtements. Et
pas plus la scène II avec l’épicier n’est-elle à envisager comme le signifié profond et
traumatique, qui déciderait à lui seul de la signification sexuelle du signe présent. Le trauma
n’est pas un événement plus grave, plus ancien, de lui-même inassimilable : il ne devient tel
que parce qu’un sens nouveau, qui n’existait pas au moment de la scène avec l’épicier, s’est
depuis lors imposé sans qu’il soit possible de savoir ni quand ni comment.
Ici se situe la thèse freudienne par excellence, qui se présente d’abord comme une sorte
de constatation dans l’histoire du développement de l’enfant : il y a deux temps dans la mise en
place de la sexualité, l’enfant ne peut comprendre physiquement un certain nombre de données
sensorielles et émotives qu’avec la survenue de la puberté. On ne s’attachera dans ce qui suit
qu’aux conséquences sémiotiques d’une telle doctrine, en ce qu’elle oblige à considérer que
l’impression d’un souvenir peut ne trouver son sens, sa signification, que dans un temps
second, lui-même dépendant d’autres événements contingents. De sorte que l’anamnèse, ou la
seule dimension historique et diachronique, sont tenues pour insuffisantes à produire le sens
traumatique qui conduit au refoulement. Or, de la même manière que cette introduction en deux
temps de la sexualité, le fantasme lui aussi s’intercale dans les représentations qui peuplent la
vie mentale d’un sujet : sans qu’on sache bien ni où ni quand, c’est lui qui viendra retoucher,
éclairer, agencer des fragments de scènes vécues pour leur faire supporter un sens et une
valeur dont rien ne permet de savoir si elles en étaient porteuses au départ, ou si elles les ont
acquis dans les plis et replis de la vie psychique.
La traque des pédophiles s’en trouve atrocement compliquée, et la justice mise à mal
parfois, mais le fait est là : la constitution du symptôme ne suit pas une logique linéaire qui
permettrait d’aller du signe à son sens et à sa cause au seul gré d’une enquête factuelle menée
par un Sherlock Holmes talentueux. Rien ne permet de savoir, dans l’histoire d’Emma, à quel
moment la scène avec le vieil épicier a pris une coloration sexuelle telle que, lorsque l’un des
commis se met à rire comme le vieux, la scène où il se trouve se charge soudain d’un sens
sexuel sans cela plutôt bénin. Quelque chose s’est passé entre les deux scènes qui a donné
après-coup son sens à la scène II, mais ce serait une grave erreur que de coincer ce quelque
chose dans la nature même de cette scène que nous, observateurs de l’ensemble des
séquences, pouvons si facilement lire comme empreinte d’une sexualité brutale et presque
débridée, imposée sans vergogne à la pauvre enfant.
L’inconscient noumène, p. 7
La psychanalyse est née de ce refus du poste d’observateur intemporel à qui le savoir
serait offert dans une parfaite synchronie. On a coutume de dire que le génie de Freud a
consisté à prendre au pied de la lettre ce que lui confiaient ses patientes hystériques. C’est une
façon de parler. On dira, plus à propos, qu’il a su momentanément se dessaisir de ce poste de
clinicien à la Charcot, où l’observateur se tient pour si subtil qu’il ne lui vient même pas à l’idée
qu’il pourrait y avoir des éléments décisifs qui échappent à son enquête justement parce qu’il
est en position d’observateur, et que, non seulement cela se voit, mais en plus cela ordonne les
phénomènes d’une façon qui peut s’avérer trompeuse.
Reste à comprendre pourquoi ce qui écartait Freud de cette médecine clinique, de cette
innocence du regard, l’éloignait tout aussi sûrement de la philosophie.
Comment peut-il désormais imaginer accéder à ce qui se dérobe, par principe, à son
enquête puisque cela se tient en deçà de toute mémoire ? Réponse : par la magie du transfert.
Ce qui ne peut être remémoré chez le patient se retrouve mis en acte à l’aide d’une
représentation-but qui n’est autre que « celle de sa personne10 », pour autant qu’en position
d’analyste il aura accepté l’imposition qui lui était faite d’être ce partenaire d’aucune scène
mémorisable, ce personnage imaginaire avec qui, dans la relative solitude de la vie psychique,
se sont forgés les fantasmes du patient qui donneront leurs couleurs aux scènes à venir 11. Or
ce transfert et sa prise en compte ne se réduisent pas à une astuce technique destinée à pallier
les inconvénients de l’hypnose, mais ouvrent à eux seuls un océan de problèmes pratiques et
théoriques.
En reconnaissant que son nécessaire rôle d’observateur connaît une limite interne face à
l’objet qu’il s’est dès le départ proposé – l'inconscient –, Freud-l’analyste découvre donc
presque dans le même temps qu’il occupe en personne, à de multiples différences près, la
place de ce qui manque au tableau. La névrose, en digne fille du rêve, est elle aussi un rébus
mais – surprise ! – l’analyste y est comme pré-inscrit, à la condition cependant qu’il ne cherche
pas là une image de lui qui lui siérait, mais accepte de se faire la dupe de ce « faux nouage »
qu’est en son principe même un transfert.
Avec l’aveu du transfert, Freud rencontre donc ce qu’il n’hésite pas à nommer « une
correction humiliante pour notre scientificité12 ». Et l'on ne peut que lui donner raison : imagine-t-
« die meiner Person» : expression employée par Freud lorsqu’il présente les deux représentations-buts
que le patient continuent d’entretenir lorsqu’il s’applique à suivre la règle fondamentale en disant tout ce
qui lui vient à l’esprit, et donc en suspendant toute représentation-but. Il n’en continue pas moins, dit
Freud, d’en entretenir inconsciemment deux : l’une selon laquelle tout cela reste un traitement, et
l’autre… « ist die meiner Person ». S. Freud, Traumdeutung, Studienausgabe vol. II, Fischer Verlag,
Frankfurt, 1972, p. 509.
11 Qu’on se rappelle ici ce moment de l’analyse de l’Homme aux rats où Freud intervient pour dire à son
patient qu’il n’a pas, pour sa part, l’intention d’être cruel comme le capitaine qui ordonnait le supplice des
rats. Réponse du patient : « Oui, mon capitaine ». S. Freud, L’Homme aux rats. Journal d’une analyse,
Paris, PUF, 1974, p. 53. Traduction Elza Ribeiro Hawelka.
12 « Un tel aveu nous surprend, il bouleverse nos calculs (Aber eine solches Geständnis überrascht uns ;
es wirft unsere Berechnungen über den Haufen). Se pourrait-il que nous ayons négligé la rubrique la plus
10
L’inconscient noumène, p. 8
on un scientifique qui, d’une part, proclamerait que ses expériences ne peuvent être observées
par personne d'autre que par lui-même13, mais qui, en outre, ferait de sa personne l'un des
éléments clefs du tableau ?
Qu'à cela ne tienne, répondra-t-on ! N'est-ce pas le propre de la philosophie depuis au
moins Platon et son Banquet que de provoquer des transferts, d'attirer vers les hauts lieux de la
culture les passions des jeunes gens intrépides et avides de savoir ? Freud fait-il autre chose en
déployant de la sorte une méthode – divan, fauteuil, association libre – qui le campe au lieu d'un
savoir imprenable, d'où la vérité tombe au rythme d'interprétations choisies ? L'objection serait
parfaitement recevable, et Freud serait à ranger à nouveau dans le panthéon philosophique, si
dés son départ en la matière il n'avait considéré ce transfert comme un artefact en son principe
réductible une fois le savoir produit.
Quelle est donc la part de vérité, quelle est donc la réalité substantielle de l’amour de
transfert ? Voilà la question à laquelle conduit, pour finir, cet appareillage taquin de l’inconscient
au noumène. Car si le transfert vient bien à la place de ce qui ne peut être remémoré, quel
poids d’être doit-on accorder à ce bricolage qui a nom « fantasme » ? L’Aga Khan, lui au moins,
valait son pesant d’or ; l’analyste ne vaut-il jamais que son pesant de fantasme, par où amour et
désir trouveraient à se conjuguer ? Il convient de suivre ici une nouvelle pirouette de Freud.
Dans son texte, aujourd’hui lessivé par un siècle de commentaires en tous sens,
« Observations sur l’amour de transfert », il met fort bien en lumière en quoi cet amour pour
l'analyste fait le jeu de la résistance, surgit pour que soit mis un terme au travail analytique. Il en
montre les ressorts infantiles, seuls capables d’expliquer un mouvement affectif sans cela aussi
incompréhensible que déplacé. Jusque là, cet amour est le fruit évident de la névrose et de la
psychanalyse conjuguées, et Freud donne à l’analyste bien embarrassé par l'irruption imprévue
de ces sentiments tonitruants le conseil d’expliquer à la patiente en quoi il s’agit là d’une
formation toute d’artifice. Mais il poursuit :
Ich meine, wir haben der Patientin die Wahrheit gesagt, aber doch nicht die
ganze…14
Qu’avions-nous donc oublié ? Rien de moins que ceci : tous les amours ont ce petit côté
infantile et déraisonnable, de sorte que :
importante de notre opération ? Et effectivement, plus nous avançons dans l’expérience, moins nous
pouvons nous opposer à cette correction humiliante pour notre scientificité (Und wirklich, je weiter wir in
der Erfahrung kommen, desto weniger können wir dieser für unsere Wissenschaftlichkeit beschämenden
Korrektur widerstreben). » S. Freud, Die Übertragung, Vorlesungen, Studienausgabe, vol. I, p. 425.
13 «Die "analytische Situation" verträgt keinen Dritten. » (« La "situation analytique" ne souffre pas de
tiers. ») S. Freud, La question de l'analyse profane. Propos échangés avec un interlocuteur impartial,
Gallimard, Paris, 1985, p. 27.
14 « Je crois bien que nous avons ainsi dit la vérité à la patiente, mais cependant pas toute… ». S. Freud,
Bermerkungen über die Übertragungsliebe, Studienausgabe vol. XI, p. 227.
L’inconscient noumène, p. 9
Resümieren wir also : Man hat kein Anrecht, der in der analytischen
Behandlung zutage tretenden Verliebtheit den Charakter einer « echten »
Liebe abzustreiten15.
Ah ! Mais alors, se pourrait-il que l'on aimât pour de bon… un mirage ? Qu'il y ait dans
tout amour véritable quelque chose de cette précipitation infantile qui nous fait chérir un être
presque indépendamment de ses qualités et défauts ? Et qu'il faille qu'un amour chute pour que
nos yeux enfin se dessillent ? Il faudrait aimer pour savoir, puis désaimer pour savoir ce qu'ainsi
l'on a appris ? Étranges perspectives…
L'artefact de l'amour de transfert, incertain jusque dans ses incertitudes (et par là même,
parfois, empreint d'une terrible certitude), donne au savoir acquis par la cure sa vérité, d'avoir
été tant désiré. Que vaudra-t-il, ce même savoir, une fois cet amour dissipé (à supposer que
cela arrive) ? Que vaudrait la sophia sans la philia ?
Pas grand chose. La passion freudienne se constitue à ce joint où le savoir inconscient
s'offre comme la cible du transfert, là où il m'est donné de savoir au prix d'une croyance
infondée en raison. La rationalité qui tisse ce savoir n'occupe plus, dès lors, qu'une partie du
tableau, et les ennemis viscéraux de la psychanalyse le pressentent justement, sans bien voir
qu'eux-mêmes n'échappent pas si facilement à d'aussi sévères tenailles : nul ne peut partager
un savoir s'il n'a d'abord rompu le pain commun d'un postulat. Aussi rationnel qu'il se veuille, le
savoir analytique se sait donc bordé par un réel qui échappe à son orbe, et ce manque-à-savoir,
plus ou moins nouménal en effet, lui confère sa consistance très spéciale puisqu'il installe dans
son objet une trouée que ce savoir ne peut faire miner d'ignorer.
Freud n'est donc pas Schliemann : il n'a pu exhiber sa découverte comme une Troie
jusque là ensevelie sous les obscurités et l'ignorance. L'inconscient ne sera jamais, en terre
philosophique, que la condition de possibilité de ses manifestations. C'est mince.
« Résumons-nous : on n’a pas le droit de dénier à l’état amoureux qui apparaît au cours du traitement
analytique le caractère d’un amour "véritable" ». Ibid., p. 228.
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