L’inconscient noumène, p. 5
fini (et restreint) de lettres. Ce principe d'intelligibilité est très puissant, mais porte un coup fatal
à l'être des maladies jusque-là conçues comme des entités morbides prêtes à s'emparer des
corps, et réduites désormais à un certain nombre de dysfonctionnements locaux qui trouvent à
s’exprimer par des combinaisons parfois complexes d’un nombre limité de signes. Le regard
clinique cesse alors de chercher une illusoire profondeur de la maladie pour s'épuiser dans les
effets de surface où elle s’offre à lui au fil de signes sans épaisseur, aussi intriqués soient-ils.
Le symptôme freudien rompt avec ce nouvel et triomphant équilibre de la médecine
clinique du XIXe siècle en ce qu’il résulte d’une « Bildung », d’une formation : formation de
compromis, formation de symptôme, formation substitutive, formation réactionnelle, il semble
bien que ce qui se manifeste comme signe dans ce champ doive toujours être appréhendé
comme terme d’un processus où signifiant et signifié ne s’avèrent plus « coller » aussi bien que
dans la démarche clinique à la Cabanis ou à la Bichat. De fait, la trouvaille initiale de l’« après-
coup », appelée à régir le symptôme freudien, chamboule à elle seule le décor sémiotique de la
nouvelle médecine.
L’exemple princeps qui inaugure cette perspective se trouve dans le deuxième chapitre
de l’Esquisse pour une psychologie scientifique, qu’une tardive mais bienvenue traduction
permet enfin de lire aujourd’hui en français
. Emma ne peut aller seule acheter des vêtements.
Freud questionne jusqu’à obtenir un premier souvenir : alors qu’elle avait douze ans, elle s’était
rendue (seule ?) dans un magasin où deux commis – elle se souvient encore de l’un d’eux –
rirent ensemble en la voyant. Saisie d’un affect d’effroi, elle s’enfuit. Elle peut seulement dire
qu’ils avaient dû se moquer de sa robe, et que l’un d’eux lui avait plu. Réaction de Freud : si on
s’en tient là, on ne comprend rien (il est en train de chercher les relations de cette contrainte
avec le refoulement, en faisant depuis le début l’hypothèse qu’il faut rencontrer des
phénomènes de « déliaison sexuelle », seuls à même d’amener dans l’appareil psychique des
excès brutaux de quantité qui, expliquant la douleur, permettraient de comprendre le
refoulement comme fuite inconsciente de cette douleur). Il poursuit donc son interrogatoire,
jusqu’à obtenir un deuxième souvenir. Ici, mieux vaut le suivre à la lettre :
Or une nouvelle recherche met à découvert un second souvenir qu’elle
conteste avoir eu au moment de la scène I. Ça n’est d’ailleurs pas prouvé
.
Enfant, à l’âge de huit ans, elle est allée deux fois dans le magasin d’un vieil
épicier pour acheter des friandises. Le patron lui agrippa les organes
génitaux à travers ses vêtements. Malgré cette première expérience, elle s’y
rendit une seconde fois. Après la seconde fois, elle ne s’y montra plus. Elle
Le mot pleurésie ne fait que les retracer d'une manière plus abrégée." (Ibid.) » Michel Foucault,
Naissance de la clinique, Paris, PUF, Quadrige, mars 2000, p. 120.
Sigmund Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, Paris, PUF, 2006, traduction de Françoise Kahn et François
Robert, p. 651-663.
Je ne suis pas ici la récente traduction des PUF qui, pour la phrase « Es ist auch durch nichts
erwiesen. », donne : « Rien ne vient d’ailleurs avérer le souvenir », laissant ainsi croire que le « second
souvenir », celui avec le vieil épicier, serait tenu pour douteux par Freud. Or il semble bien que la seule
chose dont il doute dans ce passage soit le fait qu’Emma se soit rappelée ou pas ce second souvenir lors
de la scène avec les commis qui, elle, n’a jamais quitté sa mémoire. Cf. S. Freud, Lettres…, op. cit.,
p. 658.