comme organisation. Le vivant, c’est de la matière organisée de façon telle qu’elle vit. La définition avoue ici sa
propre impuissance : d’abord du fait de la complexité du vivant qui en rend la connaissance difficile. La vie
peut-elle être pensée comme réductible à une certaine organisation d’une matière ? C’est cette difficulté qui a
conduit à utiliser des modèles.
Le modèle le plus caractéristique de cet effort et de cette impuissance est le modèle mécanique du
vivant. Il est caractéristique d’une tendance à vouloir réduire le vivant à ses conditions matérielles de possibilité.
Le vivant peut être pensé comme un mécanisme à partir du modèle de la machine . Ainsi Descartes peut –il
expliquer la différence entre ce qui est vivant et ce qui est mort par l’analogie de l’horloge : il n’y a pas plus de
différence entre un corps vivant et un corps mort qu’entre « une montre, ou un autre automate […]lorsqu’elle est
montée et qu’elle a en soi le principe corporel des mouvements pour lesquels elle est instituée » et « la même
montre ou autre machine, lorsqu’elle est rompue et que le principe de son mouvement cesse d’agir
» Il y a
davantage qu’une analogie : la machine se présente comme un véritable modèle d’intelligibilité. C’est la théorie
cartésienne de l’animal-machine : la seule différence « entre les machines que font les artisans et les divers corps
que la nature seule compose
» ne réside que dans la différence d’échelle entre les tuyaux et ressorts des uns et
des autres, moins faciles à percevoir dans le corps vivant.
Même le modèle de l’horloge, familier à Descartes, contemporain de l’invention par Huygens de
l’horloge à ressort, peut être pris à son propre piège : toute horloge suppose pour fonctionner un horloger
extérieur. « Un rouage n’est pas la cause efficiente de la production d’un autre rouage […] la cause productrice
de ces parties et de leur forme n’est pas contenue dans la nature, mais en dehors d’elle, dans un être qui d’après
des idées peut réaliser un tout possible par sa causalité
» Le vivant est certes organisé mais c’est un être qui a le
pouvoir de s’organiser lui-même. Ce qu’on appelle la vicariance des fonctions, c’est-à-dire le fait que certains
organes puissent en suppléer d’autres défaillants ou disparus, suppose une exigence, celle du maintien de
l’organisme comme système, autrement dit l’idée d’une finalité interne. Un second modèle d’intelligibilité se
substitue au mécanisme, c’est le modèle finaliste. La vie s’entend alors comme ce qui s’explique par un sens de
la vie. Ainsi la physique aristotélicienne établissait-elle que les êtres vivants obéissent à des fins. Le finalisme
repose certes sur une pétition de principe mais se comprend aussi comme refus de ce que le modèle mécanique a
de réducteur.
L’échec commun à ces deux modèles est le signe de la résistance qu’oppose aux sciences de la vie
leur propre objet, c’est-à-dire la vie elle-même. C’est cette résistance qui alimente la diversité des modèles et qui
provoque, d’un modèle à l’autre, mais aussi du champ théorique et des concepts d’une science à ceux d’un autre,
l’échange et la circulation des outils.
3) La circulations des concepts.
L’échange d’un savoir vers un autre, d’outils comme les concepts, le champ théorique, n’est pas
nécessairement le signe de l’impérialisme de telle science qui fournirait le modèle de toutes les autres. En effet,
cet échange se fait dans les deux sens, entre sciences de la nature et sciences de l’homme.
Certes, en un premier sens, l’attraction normative qu’exercent les sciences naturelles sur les sciences
humaines a organisé un flux ascendant de concepts. La notion de structure, issue de la physique, a ainsi été
importée par les sciences humaines dans le cadre du modèle théorique du structuralisme (années soixante) .
Les relations d’échange sont mutuelles. Il est par exemple remarquable qu’une notion aussi décisive
que l’était pour la biologie du XXè siècle celle de code, ait été, en sens inverse, importée d’une science humaine,
en l’occurrence la linguistique. Ce concept, métaphore filée par d’autres concepts devenus biologiques comme
celui de texte génétique en témoigne assez. Ainsi peut-on analyser la maladie comme une perturbation de la
circulation de l’information dans l’organisme. La cybernétique, comme savoir de la communication, devient
alors à la fois le paradigme d’une science humaine, celle de la communication au sens symbolique ou langagier,
à la fois des sciences naturelles, comme analyse du fonctionnement du vivant.
Cette mutualisation des concepts paraît neutraliser la rivalité entre les savoirs. En réalité, elle la
redouble aussi, comme en témoigne la question contemporaine de l’intelligence artificielle. Entre le processeur
micro-informatique et le cerveau humain, lequel des deux doit être le modèle de l’autre ? En revendiquant la
réductibilité de la pensée humaine à ses conditions organiques de fonctionnement, la neurobiologie fait de
l’ordinateur le modèle normatif de l’intelligence. En cherchant à s’approprier ce dernier concept, pour réduire
l’esprit humain à une expression imparfaite de ce modèle, les neurosciences revendiquent en même temps
l’exclusivité de l’analyse de la pensée et de l’intelligence, vidant ainsi potentiellement les sciences humaines et
la philosophie de leur légitimité et de leur objet. La rivalité des modèles et de leur légitimité n’amoindrit donc
pas l’impérialisme des sciences naturelles.
Descartes, Les passions de l’âme, Article 6.
Descartes, Principes de la philosophie, IV 203.
Kant, Critique de la faculté de juger, §65.