Biosémiotique : Vers une nouvelle synthèse en biologie
Jesper Hoffmeyer
Université de Copenhague, institut de biologie moléculaire, groupe de Biosémiotique
Journal européen d’études sémiotiques, numéro 2, 1997, vol. 9 p 355 à 376
traduction de http://www.gypsymoth.ento.vt.edu/~sharov/biosem/hoffmeyr.html
(+surlignements et commentaires par D.Seban)
Brève Biographie :
Jesper Hoffmeyer, né en 1942, est biochimiste à l'université de Copenhague (1967).
Professeur associé à l'institut de biochimie (1968), il a travaillé sur la régulation
génétique et biochimique de la biosynthèse de la purine pendant les années 70. Il a
commencé des études d'histoire de la science et de la technologie et est graduellement
passé à la biologie théorique. En 1988, il a établi le groupe de Biosémiotique à l'institut
de biologie moléculaire. Intérêts actuels de recherches: La relation entre nature et
culture dans son développement historique ; Sémiotique de la nature ; Bio-
anthropologie.
Sommaire :
La sémiotisation de la nature comme tendance dans les sciences de la vie au 20ème
siècle, est discutée. Les raisons de cette tendance sont analysées pour soutenir que la
sémiosis est une propriété émergente apparaissant dans notre univers avec les
premières formes de vie il y a presque 4 milliards d'années. A partir de cette tendance,
la liberté sémiotique débutante s’est accrue à travers toute l'évolution organique, et
nous suggérons qu’elle soit un pas fondamental créant un pont entre l'histoire au sens
de l'irréversibilité thermo-dynamique et l'histoire au sens de la culture humaine. Une
unification de la biologie et de vraies « synthèses modernes », devraient baser la
compréhension de son évolution sur une théorie sémiotique de la vie.
1- La sémiotisation de la nature
Les sciences de la vie du 20ème siècle ont été caractérisées par deux tendances
principales. L’une d’elle est le réductionnisme moléculaire et génétique. Cette tendance
est bien connue et n'a besoin d'aucun autre commentaire. Débutant comme une vague
de fond sous-jacente à cette tendance, une autre est beaucoup moins connue mais se
dévoile à la longue comme une tendance de plus en plus importante: la sémiotisation
de la nature.
La manifestation la plus précoce de cette tendance apparaît probablement dans le
travail du biologiste allemand Jakob Von Uexküll, qui dans la première partie de ce
siècle, a développé son concept d’«umweltsforschung». Le terme «umwelt» se rapporte
aux mondes phénoménaux des organismes, les mondes que les animaux construisent
avec les perceptions de leur environnement et d’eux-mêmes. "Chaque action, écrit
Uexküll, qui se compose de la perception et de l'opération qui la suit, imprime sa
signification sur l'objet - objet au départ sans signification - et la transforme de ce fait en
un «porteur de signification connectée au sujet » dans l'umwelt du sujet" (Uexküll, 1982
[1940]) ; Le travail d'Uexküll a été passé en revue (Sebeok, 1979, ch. 10, et Uexküll,
1982). Konrad Lorenz a été inspiré par le travail d'Uexküll. La croissance de la nouvelle
discipline qu’est l'éthologie, peut être vue comme l’importante étape suivante dans la
sémiotisation de la nature. Thomas A. Sebeok a d'abord a explicitement observé que
l'éthologie n’est guère plus qu'un cas particulier de sémiotique diachronique
(Sebeok, 1976, 156) et a dès 1963, inventé le terme de «zoosémiotique» (Sebeok,
1963). L'éthologie elle-même s'est ramifiée en plusieurs nouvelles disciplines telles que
la «communication animale» et la «sociobiologie».
Une percée importante dans notre compréhension du caractère sémiotique de la vie
fut l'établissement en 1953 du modèle de la double-spirale d’ADN de Watson et Crick et
du déchiffrement du code génétique qui s’en est suivi. Jusqu'alors, la compréhension
sémiotique de la nature avait été concernée principalement par des processus
communicationnels entre les organismes, nommés exosémiotiques par Sebeok (1976),
mais il est maintenant apparu clairement que les processus sémiotiques étaient
également répandus au niveau biochimique (endosémiotique). En 1973 Roman
Jakobsen a précisé que le code génétique partageait plusieurs propriétés avec le
langage humain et que tous les deux sont basés sur un principe de double-
articulation (Jakobsen, 1973 ; Emmeche et Hoffmeyer, 1991). Cependant, en raison
de son penchant réductionniste, la biologie traditionnelle n'a généralement pas utilisé de
terminologie sémiotique (une exception : Florkin, 1974).
Eugene F. Yates a repéré la mutation étrange qui a eu lieu dans le vocabulaire en
biochimie (Yates, 1985). Il semble qu’on ne puisse plus enseigner la biochimie moderne
- ou même la penser - sans employer des termes de communication tels que
«reconnaissance», «haute fidélité», «ARN-messager», «signal», «présentation» ou
même «chaperons» moléculaires*. Ces mots apparaissent à chaque page des
manuels modernes de biochimie malgré le fait qu’ils n'aient pourtant rien à voir avec
l'univers physicaliste auquel ces livres sont consacrés. Comme Yates l’a pertinemment
remarqué: "il n'y a pas plus de consistance dans le discours biologique moderne : «le
développement direct des gènes» que dans la proposition : «les ballons montent par
légèreté » . Des expressions comme celles-ci apparaissent même dans les journaux
scientifiques. Ainsi, sur un total de 60 articles synoptiques pris dans les volumes de
TIBS (tendances en sciences biochimiques) de 1994, j'ai compté 27 articles avec des
titres contenant des mots présupposant un contexte sémiotique.
Plutôt que de parler de «processus signifiant» (= action sémiotique), les biochimistes
préfèrent parler «d'échange d'information». Selon la théorie mathématique de
l'information, l'information est une entité mesurable objectivement existante, une
propriété sensée appartenir à un objet donné. La prétention tacite derrière l'idée
d'information biologique, semble être qu'une telle information est du même genre que
l'information «mathématique», c.-à-d. une propriété objectivement existante de
prétendues molécules informationnelles telles que l'ADN, l'ARN ou les protéines. Ainsi
par exemple,«le dogme central» célèbre formulé par Francis Crick, soutient-il que
l'information est toujours passée de l'ADN à l'ARN et de l'ARN à la protéine, mais
jamais dans l’autre sens. L'information, dans ce cas, est quelque chose qui peut être
déplacé ou transporté.
Cette conception de l'information biologique a été critiquée assez souvent (Rosen,
1985 ; Yates et Kugler, 1984 ; Kampis, 1991 ; Hoffmeyer et Emmeche, 1991 ; Sharov
1992 ; Hoffmeyer, 1996). Disons pour préciser cela que, fondamentalement, quand les
biologistes et les physiciens parlent de l'information, ils parlent de choses
différentes. Alors que l'information, telle que la conçoivent les physiciens, n'a aucun
rapport avec les valeurs, la pertinence ou le but, les biologistes pensent à l'information
dans un sens beaucoup plus courant du langage; l'information biologique atteint
toujours un objectif dans un système, au minimum elle sert à favoriser la survie
de ce système. Un point essentiel est que l'information biologique est inséparable
de son contexte, elle doit être interprétée pour agir. Par exemple, si nous discutons
d'information génétique, il faudrait noter que, contrairement à l'image généralement
véhiculée dans les manuels, il n’y a aucune relation simple entre les messages codés
par l’ADN et la construction de l'organisme, qu’il soit unicellulaire ou multicellulaire
(Hoffmeyer 1995c). Ce qui est décrit dans le texte-ADN concerne surtout l'ordre des
acides aminés des squelettes des protéines et même avant que ces squelettes ne
soient réellement assemblés, les prétendus processus d'édition-ARN pourraient avoir
présenté un élément dépendant du contexte dans le processus (Rocha, 1995). En
outre, comment les squelettes d'acides aminés (chaines peptidiques) sont repliés en
molécules protéiques tridimensionnelles: ce processus n'est pas directement indiqué.
N’est spécifié ni comment les protéines vierges devraient être mises au bon endroit
dans l'architecture incroyablement complexe de la cellule, ni quand et comment, dans
les organismes multicellulaires, les cellules se divisent, se différencient ou migrent dans
le tissu embryonnaire. Comme le généticien de Harvard Richard Lewontin a dit :
"d'abord, l'ADN n'est pas auto-reproductible, deuxièmement, il ne fait rien et
troisièmement, les organismes ne sont pas déterminés par lui" (Lewontin, 1992). Une
critique plus étendue de la conception ADN-centrique de l'information biologique a é
avancée par les adeptes de la «théorie développementale des systèmes» (Oyama
1985, 1995 ; Johnston et Gottlieb 1990 ; Griffiths et Gray 1994).
Tout ceci pour en venir à un fait simple mais crucial : L'ADN ne contient pas la clef
de sa propre interprétation. Dans un sens, la molécule est hermétique. Dans le cas
typique d’organismes se reproduisant sexuellement, seul l'oeufcondé «a su»
l'interpréter, c.-à-d., employer son texte comme manuel contenant les instructions
nécessaires pour produire l'organisme (Hoffmeyer, 1987 ;1991 ;1992). L'interprétant
du message porté par l'ADN est dans le cytosquelette de l'oeuf fécondé (et de
l'embryon en croissance), qui à son tour est le produit de l'histoire, c.-à-d., de
milliards d'habitudes moléculaires ayant été acquises par l'évolution de la cellule
eucaryote (Margulis, 1981) en général, et de l'histoire phylogénétique successive des
espèces en particulier. L‘Evolution a mis deux milliards d'années pour produire cette
entité merveilleuse : la cellule eucaryote. Après avoir accompli cette prouesse,
l’Evolution a passé seulement un milliard et demi d'années pour produire tout le reste.
Bien qu'il soit compréhensible que la biologie, en tant que science, préfère fonder sa
compréhension des processus de base de la vie sur un concept d'information ayant été
développé dans le monde sûr de la physique, cette manière de sauver les sciences de
la vie des eaux boueuses des processus interprétatifs semble toutefois de plus en plus
illusoire au fur et à mesure que nous découvrons les subtilités de ces processus. Les
processus cellulaires sont naturellement des processus chimiques, mais ce qui fait leur
différence avec les autres processus chimiques est la manière dont ils sont organisés
autour d'une multitude de membranes cytosquelettiques, et en réponse aux besoins
dynamiques de la sémiosis.
Les cellules, comme les organismes, sont des entités historiques portant dans
leur cytosquelette et dans leur ADN des traces de leur passé remontant à plus de
trois milliards d'années. Elles mesurent perpétuellement les situations actuelles
par rapport à ce fond ancestral, et font des choix basés sur de telles
interprétations. Ainsi, on pourrait dire que le signe, plutôt que la molécule, est
l'unité de base pour étudier la vie (Hoffmeyer, 1996).
Pendant la dernière décennie, la tendance vers la sémiotisation de la nature discutée
ici, s'est manifestée encore à de nouveaux niveaux. Ainsi, dans la biologie
évolutionniste, le néo-Darwinisme a-t-il été sérieusement défié par un ensemble d'idées
désignées sous le nom d'infodynamique (Brooks et Wiley, 1986 ; Weber, et autres,
1989; Weber et Depew, 1995 ; Goodwin, 1989 ; Salthe, 1993). L’Infodynamique dans
les mots de Stanley Salthe «englobe la théorie thermodynamique et de l'information,
animant essentiellement la dernière au moyen de la première »(Salthe, 1993, 6). L'idée
générale telle que suggérée au départ par Dan Brooks et ED Wiley est que la capacité
de l'information (désordre) augmente spontanément dans les systèmes en
développement, étant produite avec l'entropie physique pendant que le système
se développe et se différencie. Puisqu'une telle auto-organisation est une propriété
répandue dans notre univers, la sélection naturelle ne devrait pas être vue comme
la force dominatrice de l'évolution, mais plutôt comme un second rôle, agissant
plus modestement en « taillant par le bas » la nouveauté qui, constamment et de
façon autonome, est produite par les exigences de la deuxième loi de la
thermodynamique. J'ai discuté ailleurs la correspondance étonnante entre ces idées et
«la philosophie cosmogonique» de Charles Sanders Peirce (Hoffmeyer 1996, Salthe,
1993)
Un autre développement intéressant de ce point de vue a lieu dans le secteur de la
«vie artificielle». Ici la thèse forte, telle que soutenue par Chris Langton, est que la vie
n'est pas une propriété exclusivement de «chair et de sang», mais plutôt un phénomène
formel, qui peut se manifester dans la gamme entière des substrats matériels, par
exemple dans le silicium (Langton, 1989). Les chercheurs dans le domaine de la vie
artificielle ( a-lifers, comme ils s'appellent pour se distinguer des b-lifers, les biologistes!)
ont développé une multitude de simulations sur ordinateur montrant telle ou telle
propriété considérée comme essentielle pour les systèmes vivants. Pour un examen
critique de ce domaine de recherche, voir Claus Emmeche (1994) qui souligne la
productivité pour la biologie d'un dialogue avec ces idées concurrentes sur la vie mais
émet également ses réserves quant à la version forte du programme. Du point de vue
sémiotique, la vie artificielle est une recherche intéressante parce qu'elle identifie
radicalement la vie avec son aspect informationnel numérique. Néanmoins, en
soustrayant la vie à son incarnation, elle menace de la priver de sa nature historique et
du coup la prive également de sa nature sémiotique inhérente, le besoin continu de
traduction des représentations entre analogiques et digitales (Hoffmeyer et
Emmeche, 1991, voir également Etxeberria, 1995). Il reste à voir si la recherche en vie
artificielle sera capable de se libérer de cette vision trop simplifiée de la vie, pour
contribuer ainsi à une sémiotisation véritable de notre vision de la nature.
En récapitulant cette discussion, nous pouvons voir que tout au long du 20ème
siècle, les sciences de la vie ont été de plus en plus engagées dans ce que Claus
Emmeche a nommé une sémiotique spontanée. La sémiotique spontanée implique que
«la communication biologique est étudiée non pas comme un phénomène exigeant une
théorie spéciale ou un cadre explicatif mais comme une accumulation d’expériences
provenant de différentes disciplines biologiques au sujet des processus signifiants dans
la nature» (Emmeche 1995). Les biologistes acceptent que la communication ait lieu à
tous les niveaux de la nature vivante mais généralement, ils hésitent à dire si ceci
implique le besoin de rechercher un éventuel modèle plus profond derrière ce genre de
comportement. Car ils se contentent de penser à l'évolution par la sélection naturelle
pour expliquer l'aspect de tous ces phénomènes, qui, dans chaque cas, peuvent être
réduits à la mécanique moléculaire au niveau des cellules. Cette tendance
réductionniste en biologie bloque le développement d'une biosémiotique plus théorique.
Il n’ y a aucun doute que le réductionnisme dans les sciences de la vie a é
sainement considéré comme une stratégie de recherches, et il devrait être poursuivi en
tant que tel. Mais quand il s’applique à la théorie, il semble que ce réductionnisme et le
dualisme sur lequel il se base (cf. Searle 1992, 54), s’est confronté à de sérieux
problèmes. Expliquer la vie avec «rien d’autre que des interactions moléculaires»
occulte une dimension entière de la vie, omission à laquelle la stratégie de recherche
réductionniste a elle-même contribué, la dimension de la sémiosis. En conséquence, le
but de la biosémiotique serait de développer la théorie biologique à un niveau qui égale
notre connaissance expérimentale au sujet de la biosphère.
2- L’espoir d'une biologie unifiée
"Nous devons comprendre notre monde de telle manière qu'il ne soit pas absurde
d’affirmer que ce monde lui-même nous a produit" (Prigogine et Stenger 1984). En
écrivant ces mots, Prigogine et Stenger ont voulu nous rappeler le problème logique
induit par une vision scientifique traditionnelle du monde: si nos théories physiques
expliquent la nature comme une chose stupide, comment se fait-il que cette «chose» ait
été en fait capable de nous créer ? La créativité ne peut pas logiquement se développer
hors d'un monde non-créateur. Ironie de taille, la science traditionnelle a donc besoin
d’un miracle (ou bien elle peut naturellement éliminer la créativité en revendiquant un
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