Croissance : le rôle des institutions

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Croissance : le rôle des institutions
Au début du XIXe siècle, les fondateurs de l'économie politique classique plaçaient la croissance et
les institutions au centre de leurs préoccupations. Cent ans plus tard, les premiers économistes
institutionnalistes - américains pour la plupart - confirmaient l'importance des institutions pour
comprendre les comportements des agents économiques et l'évolution du capitalisme. Toutefois, leur
intérêt pour la croissance était inégalement partagé. Inversement, un peu plus d'un siècle et demi
après Adam Smith, les institutions ont presque entièrement disparu des travaux des pères de la
théorie moderne de la croissance, Roy Harrod et Robert Solow.
Le monde des économistes est décidément imparfait. Mais pas pour très longtemps en fait, puisque,
depuis trente ans, les théoriciens de la croissance, d'un côté, les institutionnalistes, de l'autre, ont
renoué avec la sagesse des anciens et redécouvert l'union sacrée entre institutions et croissance,
ouvrant ainsi de nouvelles perspectives. Ce qui ne signifie pas pour autant - loin s'en faut - que tous
les auteurs, issus de familles de pensée très différentes, s'accordent sur la méthode, la démarche
théorique ou simplement sur ce que recouvre la notion même d'institution.
La croissance endogène
Depuis le milieu des années 80, la théorie de la croissance a connu un renouvellement important avec
l'apparition des modèles de croissance endogène associés aux travaux fondateurs de Paul Romer et
Robert Lucas (1). L'insatisfaction grandissante par rapport au modèle (néoclassique) de référence,
élaboré par Robert Solow en 1956, est à l'origine de ces développements récents. Que lui reproche-ton ? D'une part, d'avoir promis la lune, le rattrapage des pays riches par les pays pauvres, grâce à
l'accroissement du capital par tête (l'intensité capitalistique), qui ne s'est pas vérifié, si ce n'est pour
l'Europe occidentale et le Japon après la Seconde Guerre mondiale. D'autre part, de considérer
comme exogène (extérieur au modèle) le facteur explicatif de la croissance le plus important et de le
qualifier, faute de mieux, de progrès technique, puisque la seule chose dont on soit sûr (grâce à
l'estimation statistique), c'est qu'il ne s'agit ni de la quantité de travail ni de celle du capital.
Les nouvelles théories de la croissance vont dès lors chercher à dépasser les limites du modèle
canonique. Et elles vont y parvenir, principalement grâce à l'endogénéisation des sources de la
croissance, en particulier de l'accumulation des connaissances, à leur variété (capital physique,
capital humain, innovations technologiques, infrastructures publiques) et grâce à la prise en compte
des externalités positives qu'elles engendrent (les effets induits bénéfiques pour les autres d'une
activité). Or, ces externalités appellent l'intervention de l'État, car le marché ne rémunère pas leurs
auteurs (de même qu'il ne sanctionne pas les producteurs d'externalités négatives, comme la
pollution, par exemple). Il ne permet donc pas d'atteindre l'optimum social et la croissance à long
terme la plus forte.
L'intervention publique vise notamment à encourager l'innovation (régime fiscal avantageux,
législation sur les brevets), à soutenir l'éducation et la recherche-développement, à investir dans les
infrastructures publiques et donc à modifier l'environnement institutionnel. Finalement, les théories de
la croissance endogène conduisent implicitement à admettre que les institutions jouent un rôle dans la
détermination de la croissance, parce qu'elles influent sur ses principaux facteurs et facilitent la
coordination des décisions des agents privés.
Les institutionnalistes
Si l'idée que les institutions importent en matière de croissance apparaît en un sens comme un sousproduit des théories (néoclassiques) de la croissance endogène, pour les différents courants
institutionnalistes, il s'agit plutôt d'un point de départ. Douglass North (2), par exemple, l'un des
pionniers de la nouvelle économie institutionnelle, prix Nobel 1993, défend depuis les années 70 l'idée
que l'explication principale de la croissance à long terme ne doit pas être recherchée exclusivement
dans l'accumulation du capital, fut-il physique, humain ou technologique, mais bien dans les
institutions qui la sous-tendent. Pourquoi ? Parce que les institutions déterminent les coûts de
transaction (les coûts associés au système d'échange) et de production, et donc la rentabilité de toute
activité économique.
Plus généralement, elles définissent les règles du jeu économique et la structure des incitations, qui
motivent les agents individuels et les organisations (les firmes) à s'engager de manière efficace dans
les activités productives qui soutiennent la croissance économique. Comme l'explique North, si les
institutions incitaient à la piraterie, des organisations de pirates se développeraient. Les institutions
sont le fruit d'une lente évolution historique et rien ne garantit qu'elles seront efficientes, à même de
produire la croissance. Au contraire, une fois adoptées, les institutions, même inefficientes, sont
susceptibles de persister parce qu'il existe des phénomènes de rendements croissants associés à leur
adoption (c'est un peu l'idée que " l'essayer c'est l'adopter "), et parce que certains agents en activité
ont intérêt à ce qu'elles se maintiennent. L'économie concernée se retrouve alors prisonnière d'une
trajectoire sous-optimale (c'est le concept de lock-in), de faible croissance, voire de sousdéveloppement. Ainsi, le changement institutionnel (et donc le sentier de croissance qu'il sous-tend)
dépend du chemin parcouru jusque-là ; il est path-dependent.
Les régulationnistes
Il est difficile, au risque de paraître chauvin, de ne pas évoquer ici la théorie (française) de la
régulation(3). Dès les années 70, elle a souligné l'importance de la relation entre institutions,
croissance et crise. Les régulationnistes identifient cinq formes institutionnelles fondamentales : le
régime monétaire, le rapport salarial, la forme de la concurrence, la nature de l'État et les modalités
d'adhésion au régime international. Ces formes institutionnelles, variables historiquement et
géographiquement, sont susceptibles, à une époque et dans un espace donnés, de soutenir un
régime de croissance (ou régime d'accumulation).
L'identification d'un régime de croissance " fordiste ", caractéristique de la période de croissance
exceptionnelle d'après-guerre, et des institutions spécifiques qui le sous-tendent est une des
découvertes majeures de l'école de la régulation. Ses enchaînements vertueux sont aujourd'hui bien
connus : les économies d'échelle associées à une production de masse engendrent des gains de
productivité partagés avec les salariés, grâce à une indexation (garantie par des institutions) du
salaire réel sur la productivité. Cette indexation autorise une croissance régulière de la consommation
et de l'investissement, appelant une nouvelle expansion de la production, etc.
Hélas ! toutes les bonnes choses ont une fin. A partir des années 70, le fordisme est entré en crise
(voir encadré) et le prétendant à sa succession - le régime de croissance patrimonial (4) - reste
aujourd'hui contesté.
On ne peut que se réjouir que des courants issus de la tradition néoclassique aient finalement
reconnu l'importance des institutions pour comprendre un processus complexe comme la croissance
de long terme. Ce faisant, ils rattrapent l'avance (une manie de la théorie néoclassique) prise sur ce
thème par différents courants institutionnalistes. Ces rapprochements offrent alors de nouvelles
perspectives et de nouvelles réponses à d'anciennes interrogations.
Concurrence et complémentarité
Au-delà du problème de la définition des institutions, très variable d'une école de pensée à l'autre, on
peut évoquer l'idée de la concurrence et de la complémentarité entre institutions, que l'on retrouve au
centre de recherches récentes (par exemple dans les travaux de Masahiko Aoki, de la théorie de la
régulation ou dans l'analyse de la variété des capitalismes). D'un côté, on constate une certaine
concurrence entre Etats aux institutions différentes, et donc aux performances macroéconomiques
également différentes, qui se traduit notamment par l'exportation et la diffusion du modèle américain.
De l'autre, c'est la complémentarité entre un ensemble d'institutions spécifiques, au sein d'une
économie nationale, qui semble déterminante en matière de croissance, et non quelques institutions
considérées isolément.
Finalement, les économistes de tous bords tentent toujours de répondre à cette vieille question qui les
hante : les pays pauvres peuvent-ils combler leur écart avec les pays riches ? En insistant sur la
nécessité de mettre en place les institutions adéquates et en montrant la difficulté à rattraper ceux qui
sont partis les premiers, leurs réponses concernant les possibilités de rattrapage économique et
technologique s'accordent aujourd'hui sur une tonalité plus pessimiste qu'à l'époque de Solow, celle
de l'âge d'or des Trente Glorieuses.
(1) Sur ces théories, voir " La croissance endogène a la cote ", Alternatives Economiques n° 198, décembre
2001.
(2) Voir Institutions, Institutional Change and Economic Performance, par Douglass North, Cambridge University
Press, 1990.
(3) Voir Théorie de la régulation : l'état des savoirs, par Robert Boyer et Yves Saillard (dir.), coll. Recherches, éd.
La Découverte, nouvelle édition complétée 2002.
(4) Voir " Les transformations du capitalisme contemporain ", par Michel Aglietta, dans Capitalisme et socialisme
en perspective, par Bernard Chavance, Eric Magnin, Ramine Motamed-Nejad et Jacques Sapir (dir.), coll.
Recherches, éd. La Découverte, 1999.
Eric Magnin - Alternatives économiques - juillet 2002
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