Une histoire d’amitié : deux vécus Tahar Ben Jelloun nous raconte l’histoire d’une grande amitié, celle d’Ali et de Mamed, vécue de l’adolescence jusqu’à l’âge adulte, qui se terminera par une lourde trahison. ALINE BAUMANN « Le dernier Ami », titre évoquant la relation si riche et si humaine qu’est l’amitié, nous rappelle l’importance qu’accorde Tahar Ben Jelloun, ancien professeur de philosophie, aux relations profondes et complexes qui nourrissent notre existence. Tahar Ben Jelloun, né à Fès, au Maroc, dans les années cinquante, est devenu l’un des écrivains les plus célèbres que cela soit en Europe ou au Magreb. Il vécut au Maroc jusque dans les années septante avant de venir vivre à Paris où il débuta une carrière dans le journalisme avant de publier son premier roman « Harrouda ». C’est donc avec certains éléments autobiographiques que l’auteur nous mène dans le Maroc des années cinquante, précisément à Tanger, où Ali, un jeune marocain à la peau claire, originaire de Fès, fait la rencontre de Mamed, un garçon de son âge à la peau foncée, né à Tanger. Les deux garçons vont se lier d’une forte amitié mais ils ne la vivront pas de la même façon. Chacun à son tour, ils nous dévoileront la manière dont ils vécurent cette amitié si évidente et qui va pourtant s’avérer être basée sur certains non-dits et qui va se terminer tragiquement par une trahison incompréhensible. Grandir à deux C’est dans un style épuré, sans artifice et avec sincérité que Tahar Ben Jelloun nous fait découvrir comment Ali et Mamed ont grandi ensemble. Ali se sent fondamentalement différent de son ami. Il est intellectuel, réservé, d’une brillante intelligence et d’une grande sensibilité. Mamed, lui, est extraverti, révolté, d’une certaine agressivité et plutôt scientifique. Leur complémentarité les rend très soudés. De plus, ils fréquentent le même lycée, partagent tout, et vivent de façon très rapprochée leur adolescence, autour du sexe, de la boisson et des sorties. C’est lors d’une dure épreuve, lorsqu’ils sont envoyés dans un camp disciplinaire de l’armée pour avoir manifesté contre le régime du pays, que leurs liens vont se renforcer davantage. Ce qui reste le plus intéressant dans ce livre, c’est de découvrir la manière dont on peut voir les choses si différemment que l’autre dans une relation. Cela nous ouvre les portes sur la psychologie des personnages. On découvre alors de la jalousie cachée de la part de l’un des deux amis et certaines expériences vont prendre une place toute différente aux yeux de chacun. En tant que lecteur, le fait de voir l’histoire de deux points de vue différents nous apporte beaucoup et enrichit le récit, qui, au début surtout, peut devenir ennuyeux car l’auteur écrit avec une si grande simplicité que cela en devient trop dénué de tout : le narrateur raconte les événements tels quels, sans profondeur, et avec une objectivité qui nous éloigne, nous refroidit et nous fait moins nous impliquer. Mûrir à deux Quand l’âge adulte arrive, tout deux sont mariés, mais l’intensité de leur amitié reste intacte. De la jalousie de la part de leur femme respective s’installe, mais rien ne peut atténuer ce lien si fort qui les lie depuis l’enfance. L’éloignement physique de Mamed qui habite et travaille désormais en Suède ne participe en aucun cas à l’éloignement du cœur. Les choses de la vie suivent leur cours et, parallèlement, il y a cette relation privilégiée qui passe avant tout. Plus on avance dans cette lecture, plus on remarque que leur relation devient indispensable pour l’un et pour l’autre, même s’ils la vivent différemment. On découvre tout d’abord par Ali la manière dont Mamed l’a trahi et l’a blessé et combien cette blessure est profonde. Mais c’est lorsque Mamed explique la raison de sa trahison que toute notre émotion jaillit (enfin!). Il y a, tout au long du roman, une attente de notre part ; on veut que l’émotion se présente, que quelque chose se déclenche, mais il faut attendre le dernier chapitre pour voir éclater toute cette retenue. C’est un des grands reproches à faire à ce récit. Toute l’histoire est une série d’événements juxtaposés et c’est au lecteur d’analyser la psychologie des personnages, de comprendre et d’imaginer ce qui se passe dans leur tête. Même si l’histoire reste ancrée dans une atmosphère et une mentalité marocaine, ce qui prend en compte les problèmes de société, de politique et d’émigration, le thème principal qu’est l’amitié, lui, reste universel. Et malgré le fait que le thème de l’amitié ait déjà été maintes fois traité, cette lecture nous reste en mémoire car elle nous rappelle l’importance des relations d’amitié profonde qui durent toute une vie. Tahar Ben Jelloun, Le dernier Ami, Ed. du Seuil, mars 2004, 148pp.