Sciences exactes dans l'Antiquité Otto Neugebauer, actes Sud L'exemple de notre système actuel de notation pour les degrés, les heures, les mesures et les nombres ordinaires devrait suffire à ruiner l'idée - très répandue - qu'un système de numération aurait été "inventé à un certain moment. Un nombre incalculable de "raisons" ont été avancées pour expliquer pourquoi les Babyloniens ont utilisé la base 60 dans leur système numérique. Sans tenter ici un historique détaillé du système sexagésimal, je mentionnerai cependant quelques points qui sont importants pour l'histoire du développement des systèmes numériques dans leur ensemble. Il y a d'abord une confusion très fréquente concernant la généralité de l'usage du système sexagésimal. On peut trouver, à la fin d'une tablette qui contient des centaines de nombres sexagésimaux, alignés colonne après colonne dans un calcul des dates des nouvelles lunes d'une année donnée, un colophon donnant le nom du propriétaire de la tablette et celui du scribe, la date d'écriture du texte sous la forme 2 me 25, soit "2 cent 25", alors que dans le corps du texte principal cette même date eût été écrite en sexagésimal, c'est-à-dire 3,45. Autrement dit, ce n'est que dans le contexte des textes strictement mathématiques ou astronomiques que , la notation sexagésimale est utilisée de façon cohérente. Dans toutes les autres circonstances (dates, mesures de poids, de surfaces, etc.) on utilisait des systèmes mixtes qui ont leur équivalent dans la jungle d'unités divisées en 60, en 24, en 12, en 10 ou en 2 qui caractérise nos propres systèmes d'unités. Le problème de l'origine du système sexagésimal est donc inextricablement lié à celui, infiniment plus complexe; de l'histoire de nombreuses notations numériques concurrentes et de leurs innombrables variantes locales et chronologiques. Mais il ne suffit pas de remarquer que la division en soixantièmes n'est qu'une relation particulière entre des unités d'ordres successifs coexistant avec plusieurs autres. Le point essentiel est l'usage de la numération de position, quel que soit le rapport entre les unités consécutives. Une théorie de l'origine du système sexagésimal ne peut être valable que si elle rend compte de cette particularité extraordinaire que représente l'usage du même petit nombre de symboles pour représenter des valeurs différentes par différents arrangements de ces symboles. La diversité des "bases", dans la désignation verbale et dans l'écriture des nombres à travers le monde, est bien connue. C'est la numération de position qui constitue, en fait, la caractéristique la plus remarquable du système babylonien. L'étude d'un tel problème ne relève pas de la spéculation, mais de l'analyse systématique des documents écrits. Nous avons justement la chance de disposer d'une masse considérable de documents originaux. L'idée que la plus grande partie des documents babyloniens concerne des questions de religion, de magie ou de mystique des nombres est encore très répandue; c'est une rémanence du rôle joué par l'étude des textes bibliques aux débuts de l'assyriologie, et du vieux concept hellénistique et romain de "chaldéen" dans le sens de magicien ou astrologue. En fait, la très grande majorité des textes cunéiformes concerne des questions économiques. Des milliers de documents de ce type ont été exhumés et, bien qu'une petite partie seulement en soit disponible en édition moderne, nous avons un échantillon représentatif de l'usage des nombres à travers toute l'histoire de la Mésopotamie. Pour la période la plus ancienne de l'écriture, en particulier, les documents existants sont presque exclusivement des rapports économiques, et les signes représentant des nombres sont de ceux qu'on peut identifier avec certitude même dans des périodes où l'interprétation des autres signes reste très problématique. Dans les plus anciennes périodes de l'écriture, les signes sont encore des figures tracées sur de l'argile molle avec la pointe d'un stylet. Mais les nombres, eux, y ont été imprimés par l'extrémité arrondie du stylet. Une position inclinée du stylet produisait une marque grossièrement en forme d'ellipse, et une position verticale, une marque circulaire. La première représente les unités ordinaires, la seconde, les dizaines. Ainsi, nous pouvons lire un 40 dans la deuxième ligne de la deuxième colonne de l'illustration 4b, page 274. Dans la première colonne nous trouvons un 2 en septième ligne; les lignes suivantes sont altérées, mais nous pouvons quand même reconnaître les traces de 7, 8 et 9 sur leurs lignes respectives avant le 10 de l'avantdernière ligne. A côté de ces éléments de base, on utilisait de nombreuses modifications des symboles numériques pour différentes catégories d'objets, pour les contenances, les poids, les aires, etc. On a trouvé, en particulier, l'évidence d'un système décimal avec des signes pour 1, 10 et 100. Les nombres 1 et 10 ont déjà été décrits. Le 100 était une empreinte circulaire semblable au 10, mais beaucoup plus grande. Le 100 est donc simplement un "grand 10". Un autre système est partiellement sexagésimal. Des unités distinctes y représentent encore 1 et 10, mais un grand 1 représente 60. Deux grandes unités inscrites en sens opposé sont combinées en un signe représentant 120, L'addition d'un signe 10 au milieu donne 1 200. Un très grand 10 signifie 3 600. On peut trouver en différents endroits des variantes de ces systèmes, décimaux ou plus ou moins sexagésimaux. Mais toutes ont en commun les caractéristiques essentielles, à savoir l'existence d'un substrat décimal et l'utilisation de symboles plus grands pour la représentation d'unités supérieures. Il est évident que c'est cette dernière caractéristique qui est à l'origine de la numération positionnelle. Alors qu'à l'origine on écrivait une grande unité, signifiant 60, et un symbole 10, pour désigner 60 + 10, plus tard on lisait 70 un simple 1 suivi d'un 10, tandis qu'un 10 suivi de 1 signifiait 11. Un autre processus avait lieu simultanément. Les unités de poids, en tant que mesures de quantités d'argent, étaient de première importance dans les textes économiques. Il semble bien que ces unités ont été prises très tôt dans le rapport de 60 à 1, en ce qui concerne les unités principales, la mine (le grec "mina") et le sicle. Bien qu'on ne puisse dire exactement comment le processus s'est déroulé, il n'est pas surprenant que ce même rapport ait été appliqué à d'autres unités puis aux nombres en général. En d'autres termes, tout soixantième aurait pu être appelé un sicle du fait de l'acception familière de ce concept dans les transactions financières. L'ordre sexagésimal devint ainsi le principal système numérique, et avec lui la notation positionnelle résulta de l'utilisation de signes plus ou moins grands. Cependant, le substrat décimal resta toujours visible dans tous les nombres jusqu'à 60, et les autres systèmes d'unités ne disparurent jamais totalement. Le grand avantage d'une numération de position sexagésimale cohérente n'a été pleinement exploité que dans les textes strictement mathématiques, qu'on trouve bien représentée dans les sources à partir de 1 500 ans après les débuts de l'écriture. Encore 1 000 ans plus tard cette méthode devint l'outil essentiel du développement d'une astronomie mathématique, et se répandit parmi les Grecs, puis parmi les Indiens qui firent le dernier pas consistant à utiliser la numération de position pour les unités décimales. C'est ce système que nous utilisons encore de nos jours. 14. La numération de position babylonienne présente, sous sa forme initiale, deux inconvénients dus à l'absence de symbole pour zéro. La première difficulté tient à la possibilité qu'un nombre écrit l 20 soit interprété comme 1,20 = 80 alors qu'il est écrit en réalité pour 1,0,20 = 3 620. L'ambiguïté est parfois évitée par la très nette séparation des deux nombres, lorsqu'un ordre sexagésimal est complètement absent. Mais cette méthode n'est pas appliquée de façon systématique, et on trouve fréquemment des nombres très largement séparés sans aucune justification. Cependant, dans la dernière période, celle où furent développés des textes astronomiques, on utilisa un symbole particulier pour "zéro". Comme ce symbole apparaît antérieurement comme signe de séparation entre deux phrases, je le transcris par un "point". On trouve ainsi fréquemment, dans des textes astronomiques de la période séleucide, des nombres comme 1,.,20 ou même 1,.,.,20 qui emploient exactement le même principe que nos 201 et 2001, par exemple. Mais, même dans la dernière phase de l'écriture babylonienne, on ne trouve aucun exemple de signe pour un zéro à la fin d'un nombre. Alors qu'il existe de nombreux cas comme .,20, je n'ai pas connaissance d'une seule occurrence d'une écriture telle que 20,. vraiment certaine. Finalement, quelle que soit la période, seul le contexte permet de connaître la valeur d'un nombre écrit en sexagésimal. Dans les textes mathématiques de la première période, on trouve plusieurs cas où le résultat final est écrit en utilisant des symboles particuliers pour les fractions, par exemple 1,30 peut être appelé "l et ½ "' ce qui montre qu'il faut transcrire 1;30 = 1 ½ et non pas 1,30 = 90. L'ambiguïté relative aux fractions et aux entiers n'a pas de conséquences sur la pratique du calcul. On peut exécuter les calculs avec les nombres babyloniens exactement comme nous faisons lorsque nous multiplions deux nombres sans nous préoccuper de la position du point décimal, la valeur absolue pouvant être au besoin déterminée à la fin. L'exécution du calcul numérique est considérablement facilitée par cette possibilité de ne pas se préoccuper des valeurs particulières des fractions et des entiers. C'est précisément cette caractéristique qui conféra au système babylonien son énorme avantage sur tous les autres systèmes numériques de l'Antiquité. Cela apparaîtra avec une plus grande évidence plus loin, lorsque nous étudierons (et comparerons) les mathématiques babyloniennes et égyptiennes, mais nous allons en donner ici un exemple. Un scribe égyptien ferait une multiplication par 12 en deux étapes. Il multiplierait d'abord par 10 l'autre facteur (en remplaçant simplement chaque symbole par le symbole d'ordre immédiatement supérieur), et ensuite le doublerait. Finalement, il ajouterait les deux résultats. Pour multiplier 12 par 12 il présenterait ses nombres ainsi : 1 12 / 10 120 / 2 24 total 144 obtenant 144 comme résultat de l'addition des deux termes marqués par une barre. Supposons maintenant que le second facteur soit une fraction, .Qisons le "quantième" 1/5, que nous devrions écrire 5 pour imiter la notation égyptienne. Le scribe procéderait encore en deux étapes, une multiplication par 10 et une multiplication par 2. Mais cette fois, pour la deuxième étape, il devra utiliser une table de multiplication des quantième~ dans laquelle le double de 5 est donné sous la forme 3 15 (en effet 2/5 = 1/3 + 1/15). Le calcul se présentera donc ainsi : 1 /10 / 2 total 5 2 2.15 2315. Un scribe paléo-babylonien résoudrait les mêmes problèmes en utilisant une table de multiplication par 12 exactement semblable à celle que nous avons décrite au § 12 pour 10. il trouverait le résultat 2,24 directement à la 12e ligne. Bien sûr, ceci ne met en évidence que la meilleure organisation du calcul en Mésopotamie, et ne montre rien qui soit intrinsèquement inhérent au système de notation babylonien. La situation est différente, en revanche, dans le cas du second problème. Le scribe babylonien sait (ou trouve dans une table d'inverses) que 1/5 correspond à "12" (0;12 = 12/60 dans nos notations, avec le symbole zéro). Calculer 12/5 revient donc encore à trouver la valeur de 12 fois 12, soit encore 2,24 (nous écririons 2;24). En d'autres termes, le calcul babylonien évite tout recours à des règles particulières de calcul sur les fractions, que ce soit des quantièmes ou d'autres, et ne requiert que de savoir trouver la position de chaque contribution au produit, exactement comme nous devons le faire pour placer le point décimal à la fin du calcul. On peut difficilement surestimer les conséquences historiques de cette simplification. 14a. Les avantages du système de numération de position babylonien sur le calcul additif égyptien avec les quantièmes est si évident que le système sexagésimal fut adopté pour tous les calculs astronomiques, non seulement par les astronomes grecs, mais aussi par leurs successeurs indiens, et par les astronomes islamiques et européens. La numération sexagésimale est cependant rarement utilisée aussi strictement que dans les textes cunéiformes de la période séleucide en Mésopotamie. Ptolémée, par exemple, n'utilise le système de numération de position sexagésimal que pour les fractions, jamais pour les entiers, de sorte qu'il écrit TF,E: (300;60,5) et non çE: (6,5) pour 365. Cette méthode fut suivie par les astronomes islamiques, d'où notre propre façon d'écrire les entiers décimaux, et les minutes et les secondes sexagésimales. On trouve une utilisation très cohérente du système de numération de position sexagésimal dans la version latine des Tables alphonsines (vers 1280). Une date comme 6; 1 ,36h le 20 septembre 1477 s'y trouve désignée comme le jour 2,29,49,32;15;4,0. Effectivement, 1476 années juliennes (de 365 jours 1!4 chacune) contiennent 24,36 . 6,5;15 jours = 2,29,45,9 jours. Il faut ajouter 4,23 jours pour arriver au 20 septembre, et la fraction de jour 0;15,4d = 6;1,36h. On obtient le nombre total de jours donné ci-dessus, comptés à partir du début du 1er janvier de l'an l de notre ère. Copernic aussi écrit fréquemment les nombres de façon cohérente en sexagésimal, en particulier dans ses tables de mouvements moyens. Il donne, par exemple, pour le mouvement moyen de la Lune pour des années égyptiennes (de 365 jours) consécutives les tables suivantes : 123 2,9;37,22,36° 4,19;14,45,12 0,28;52,7,49, etc. alors que nous écririons (comme Ptolémée) les entiers respectivement 129; 259 et 28. Le degré de perfection auquel les savants islamiques ont porté les méthodes numériques n'a été reconnu que récemment, grâce en particulier aux travaux de P. Luckey sur al-Kashi, astronome royal d'Ulug Beg à Samarcande. Al-Kashi mourut en 1429 ; Dans l'un de ses derniers travaux, un traité sur la circonférence du cercle, il donne pour 21t la valeur {correcte) 6;16,59,28,1,34,51,46,15,50. Comme il avait inventé, quelques années auparavant, l'équivalent décimal des fractions sexagésimales il donne aussi la conversion de ce nombre en fractions décimales, soit 6,2831853071795865. Il est hors de propos de tenter ici une histoire du calendrier égyptien. Son caractère fondamentalement non astronomique ressort bien du fait qu'il divise l'année en trois saisons de quatre mois chacune, dont le sens est strictement lié à l'agriculture. Le seul concept astronomique apparent est le lever héliaque de Sirius, dont l'importance ne tint cependant qu'à la proximité des crues du Nil, le principal événement de la vie de l'Égypte. Il y a eu, enfin, un calendrier lunaire qui servit à l'organisation des festivités liées aux phases de la Lune. Il y eut en fait plusieurs variantes du calendrier lunaire, comme l'a montré R.A. Parker, dont l'une a finalement été simplifiée et reliée par des rapports fixes au calendrier civil simple de douze mois de 30 jours et cinq jours épagomènes. Lorsque les décans font leur première apparition sur des dessus de sarcophages du Moyen Empire, le calendrier civil est établi depuis longtemps. Une série de 36 constellations, dont les limites et les figures sont sujettes à de légères variations, ont déjà été mises en relation avec ce calendrier. Deux constellations seulement peuvent être identifiées directement, Sirius et Orion. Certaines constellations couvrent plus d'un décan. Il y a d'autre part des décans qui "précèdent" ou qui "suivent" une constellation, et désignent des groupes d',étoiles de moins grande importance. Nous verrons que tous ces décans font partie d'une zone du ciel à peu près parallèle à l'écliptique et plus au sud (cf. plus haut, fig. 3b). Les représentations astronomiques des dessus de sarcophages sont. très vraisemblablement. de pâles copies des plafonds de tombes royales et de temples. imités sur les modestes sarcophages de gens moins importants. Ce sont des représentations du ciel, avec les noms des constellations des décans alignés par intervalles de dix jours le long de l'année, formant ainsi 36 colonnes de douze lignes, une pour chacune des douze heures de la nuit. Le nom de chaque décan monte d'une ligne d'une colonne à la suivante. Cela donne une structure diagonale, et on appelle ces textes des "calendriers diagonaux". En fait il ne s'agit pas là d'un calendrier, mais plutôt d'une horloge stellaire. En se servant de ce tableau, on peut connaître l'heure de la nuit en cherchant le décan qui se lève dans la colonne de la décade en cours. Nous allons maintenant examiner de plus près le fonctionnement de ce type d'horloge, d'abord d'un point de vue moderne, pour revenir ensuite à des considérations historiques. Quand nous regardons les étoiles se lever à l'horizon est, nous les voyons apparaître toutes les nuits au même point de l'horizon. Mais si nous prolongeons notre observation jusqu'à l'aube, de moins en moins d'étoiles restent identifiables à leur passage à l'horizon, et vers le lever du Soleil toutes les étoiles deviennent invisibles. Supposons qu'on voie une certaine étoile S se lever juste à l'aube naissante, et disparaître très peu après à cause de la luminosité croissante du nouveau jour. Nous appelons ce phénomène le "lever héliaque" de S, d'après un terme d'astronomie grecque. Supposons que nous prenions ce phénomène comme signal de la fin de la "nuit" (c'est-à-dire de l'obscurité profonde), et considérons S comme l'étoile de "la dernière heure de la nuit". Le jour suivant, on peut encore dire que la brève apparition de S indique la fin de la nuit. On peut continuer ainsi plusieurs jours, mais un changement bien perceptible se produit. Le Soleil n'accompagne pas seulement les étoiles dans leur révolution quotidienne d'est en ouest, produisant ainsi l'alternance du jour et de la nuit, il a de plus un mouvement propre par rapport aux étoiles, dans le sens opposé à la rotation quotidienne. Ce mouvement du Soleil vers l'est (par lequel il parcourt tout l'écliptique en un an) retarde de jour en jour son lever par rapport à celui de S. Le lever de S deviendra donc de plus en plus facilement observable, et il faudra de plus en plus de temps pour que la lumière du jour rende l'étoile invisible. Il est clair qu'au bout d'un certain temps, cela n'a plus aucun sens de continuer à considérer le lever de S comme le signal de la dernière heure de la nuit. Mais il y a alors d'autres étoiles qui peuvent jouer ce rôle, et ce processus peut être répété tout au long de l'année jusqu'à ce que le Soleil revienne dans la région de S. S peut donc servir pendant quelques jours, tous les ans, d'étoile de la dernière heure de la nuit, et être remplacée ensuite par une succession régulière d'autres étoiles T,U,V . . . C'est cette succession de phénomènes qui conduisit les Egyptiens à mesurer le temps de nuit au moyen d'étoiles (ou de groupes d'étoiles voisines) que nous appelons maintenant les décans. Une question, implicite, est restée sans réponse dans notre description: au bout de combien de temps faut-il remplacer S par T; T par U etc. ? On pourrait bien sûr être très exigeant, et prendre chaque jour une nouvelle étoile ayant juste son lever héliaque. Mais une telle pédanterie n'était pas dans les manières pragmatiques des Egyptiens, qui cherchaient un moyen de signaler l'heure des offices de nuit des temples. Ils adaptèrent ces heures à leur calendrier; puisque leurs mois étaient divisés en décades, il en fut de même pour les services des étoiles horaires. Une étoile S fut choisie pour la dernière heure de la nuit pendant 10 jours, une étoile T pour les 10 jours suivants, et ainsi de suite. Au cours de chaque décade la fin de la nuit passait de l'aube à la nuit noire, pour être ensuite ramenée à l'aube par le lever héliaque du "décan" suivant, pour employer le terme par lequel nous désignerons dans la suite les étoiles S, T,U etc. Nous n'avons encore décrit que la définition de la fin de la "nuit", ou la dernière "heure". Nous avons fait un choix : nous avons appliqué à ces heures décanales l'ordre décimal du calendrier civil. La suite découle nécessairement de cette décision cruciale. Revenons à cette période de l'année où S sert de décan de la dernière heure. Dix jours après, T prend la place de S. Le lever de S est alors clairement visible en pleine nuit. Puisque la dernière heure est maintenant donnée par le lever de T; il est naturel de dire que le lever de S indique l'heure précédant la dernière. Après dix nouveaux jours, U représente la dernière heure, T; l'heure précédente, S, celle d'avant, etc. Ecrivant de droite à gauche, comme les Egyptiens, nous avons donc obtenu le tableau "diagonal" suivant : d écade d écade 3 d écade 2 … … … S … T S … U T 1 …………… avant-avant dernière heure avant-dernière heure dernière heure Jusqu'où ce processus peut-il continuer ? Supposons, pour simplifier, que l'année compte exactement 360 jours ou 36 décades. Il faut alors 36 décans avant que S ne serve à nouveau de décan de la dernière heure. Notre "horloge stellaire" aura donc 36 colonnes. Le nombre de lignes résulte des considérations suivantes. Le lever d'une étoile ne peut être observé que la nuit. Le nombre maximum des "heures" données par nos décans est égal au nombre de décans dont nous pouvons observer le lever au cours d'une nuit. S'il faisait nuit noire du coucher au lever du Soleil, et si les jours et les nuits étaient égaux toute l'année, nous verrions toujours se lever, chaque nuit, exactement la moitié de la sphère céleste. Puisque 36décans correspondent à une révolution complète du ciel, on verrait se lever 18 décans chaque nuit, et notre liste d'étoiles donnerait une division de la nuit en 18 parties. Mais en réalité ce nombre est considérablement modifié par les variations de la durée de la nuit et par le crépuscule. Un examen plus détaillé fait apparaître qu'en été, lors du lever héliaque de Sirius, 12 décans seulement ont leur lever visible. La succession des décans par décades conduit donc à la division de la nuit en 12. C'est effectivement cette forme de "calendriers diagonaux" que nous trouvons sur les dessus des sarcophages de la période qui s'étend à peu près de 1800 à 1200 av. ].-C. Il est essentiel de rappeler que c'est en définitive la base décimale du calendrier qui a déterminé l'écart entre les décans, et donc le nombre d'heures indiquées par leurs levers au cours de la nuit. Une division plus fine aurait conduit à plus d'heures, des intervalles plus longs à moins d'heures. La division en douze parties n'est donc pas le résultat d'un choix arbitraire d'unité, mais celui du caractère décimal du calendrier civil. La base décimale de la mesure du temps se manifeste également, sous une autre forme, dans la division du jour. L'une des inscriptions du cénotaphe de Séthi 1er (vers 1300 av. ].-C.) montre un cadran solaire simple et en décrit l'utilisation. Il en ressort que cet instrument indiquait dix heures entre le lever et le coucher du Soleil. A ces dix heures s'ajoutait une heure le matin pour l'aube) et une heure le soir pour le crépuscule. On voit que le système horaire égyptien était à l'origine décimal pour le jour, duodécimal pour la nuit du fait de la structure décimale du calendrier, et comportait deux "heures" pour l'aube et le crépuscule. Le résultat est 24 heures de longueurs très inégales, distribuées inégalement entre le jour et la nuit. On ne connaît pas les détails des développements ultérieurs, mais on a pu montrer que ce système primitif était déjà dépassé quand il fut représenté sur le cénotaphe de Séthi 1er, et qu'il avait été remplacé par une répartition plus régulière des 24 heures en 12 heures de nuit et 12 heures de jour. Cette division conduisit finalement aux 24 heures "saisonnières" de la période hellénistique. L'origine du système sexagésimal Si le système décimal est celui de l'immense majorité des hommes, c'est parce que l'homme a compté sur ses dix doigts. De même, certains peuples ont adopté la base vingt parce qu'ils ont pris l'habitude de compter à la fois sur les dix doigts et sur les dix orteils. En revanche, on conçoit assez mal comment l'unité sexagésimale a pu s'imposer à l'esprit des Sumériens (et la douzaine à d'autres esprits). Diverses hypothèses, passées en revue par F. Thureau-Dangin 50, ont été émises à ce propos, mais aucune ne paraît déterminante. Théon d'Alexandrie, un commentateur de Ptolémée qui vécut au IVe siècle de notre ère, pensait que 60 avait été choisi parce qu'il « est le plus commode à utiliser de tous les nombres, par le fait que, entre tous ceux qui ont le plus de diviseurs, étant le plus bas, il est le plus aisé à manier. » . Cette même opinion fut exprimée, quatorze siècles plus tard, par le mathématicien anglais John Wallis (1616-1703) dans ses Opera mathematica, puis reprise par Lofler en 1910, pour qui « le système sexagésimal aurait pris naissance dans des écoles sacerdotales où l'on aurait reconnu que 60 a cette propriété d'avoir pour facteurs les six premiers nombres entiers » . Une autre idée, émise à ce propos en 1789 par le Vénitien Formaleoni, puis reprise en 1880 par Moritz Cantor 55, attribue une origine « naturelle » au système sexagésimal. Le nombre des jours de l'année, arrondi à 360, aurait donné la division du cercle en 360° et, par le fait que la corde du sextant est égale au rayon, ce même nombre aurait engendré la division du cercle en six parties, ce qui aurait alors privilégié la soixantaine. En 1899, Lehmann-Haupt a cru trouver l'origine du système sexagésimal dans le rapport entre l'heure babylonienne (égale à deux de nos heures) et le diamètre apparent du soleil, exprimé en unités de temps valant chacune deux de nos minutes. Une autre explication, d'ordre géométrique, fut proposée en 1910 par Hoppe : le triangle équilatéral aurait servi à mesurer les différences de direction et, de la division décimale de l'angle donné par cette figure, procéderait la division sexagésimale du plan, qui elle-même aurait donné naissance à la numération sexagésimale. Mais, à ces hypothèses, l'assyriologue allemand Kewitsch objecta avec raison, en 1904, que « ni l'astronomie, ni la géométrie ne peuvent rendre compte d'un système de numération », ce qui amena M. Cantor à abandonner l'hypothèse qu'il avait formulée en 1880. Kewitsch soutint toutefois que « le choix de la base soixante a dû résulter de la conjonction de deux peuples dont l'un aurait apporté le système décimal et l'autre un système construit sur le nombre 6 et procédant d'un mode spécial de numération sur les doigts», hypothèse que F. Thureau-Dangin rejette du fait que « l'existence d'un système de numération dont la base serait 6 est un postulat sans aucun fondement historique » . Plus récemment, Otto Neugebauer, dans un mémoire publié en 1927, a émis l'hypothèse que le choix de la base 60 serait d'origine métrologique, « proposition qui ne peut être exacte s'il s'agit du système métrologique proprement dit », puisqu'il semble « certain que le système sexagésimal n'a pénétré dans la métrologie que parce qu'il existait déjà dans la numération» (F. Thureau-Dangin.)