Sciences exactes dans l'Antiquité
Otto Neugebauer, actes Sud
L'exemple de notre système actuel de notation pour les degrés, les heures, les mesures et
les nombres ordinaires devrait suffire à ruiner l'idée - très répandue - qu'un système de
numération aurait été "inventé à un certain moment. Un nombre incalculable de "raisons" ont été
avancées pour expliquer pourquoi les Babyloniens ont utilisé la base 60 dans leur système
numérique. Sans tenter ici un historique détaillé du système sexagésimal, je mentionnerai
cependant quelques points qui sont importants pour l'histoire du développement des systèmes
numériques dans leur ensemble.
Il y a d'abord une confusion très fréquente concernant la généralité de l'usage du système
sexagésimal. On peut trouver, à la fin d'une tablette qui contient des centaines de nombres
sexagésimaux, alignés colonne après colonne dans un calcul des dates des nouvelles lunes d'une
année donnée, un colophon donnant le nom du propriétaire de la tablette et celui du scribe, la
date d'écriture du texte sous la forme 2 me 25, soit "2 cent 25", alors que dans le corps du texte
principal cette même date eût été écrite en sexagésimal, c'est-à-dire 3,45. Autrement dit, ce n'est
que dans le contexte des textes strictement mathématiques ou astronomiques que , la notation
sexagésimale est utilisée de façon cohérente. Dans toutes les autres circonstances (dates, mesures
de poids, de surfaces, etc.) on utilisait des systèmes mixtes qui ont leur équivalent dans la jungle
d'unités divisées en 60, en 24, en 12, en 10 ou en 2 qui caractérise nos propres systèmes d'unités.
Le problème de l'origine du système sexagésimal est donc inextricablement lié à celui, infiniment
plus complexe; de l'histoire de nombreuses notations numériques concurrentes et de leurs innom-
brables variantes locales et chronologiques. Mais il ne suffit pas de remarquer que la division en
soixantièmes n'est qu'une relation particulière entre des unités d'ordres successifs coexistant avec
plusieurs autres. Le point essentiel est l'usage de la numération de position, quel que soit le
rapport entre les unités consécutives. Une théorie de l'origine du système sexagésimal ne peut être
valable que si elle rend compte de cette particularité extraordinaire que représente l'usage du
même petit nombre de symboles pour représenter des valeurs différentes par différents
arrangements de ces symboles. La diversité des "bases", dans la désignation verbale et dans
l'écriture des nombres à travers le monde, est bien connue. C'est la numération de position qui
constitue, en fait, la caractéristique la plus remarquable du système babylonien. L'étude d'un tel
problème ne relève pas de la spéculation, mais de l'analyse systématique des documents écrits.
Nous avons justement la chance de disposer d'une masse considérable de documents originaux.
L'idée que la plus grande partie des documents babyloniens concerne des questions de religion,
de magie ou de mystique des nombres est encore très répandue; c'est une rémanence du rôle joué
par l'étude des textes bibliques aux débuts de l'assyriologie, et du vieux concept hellénistique et
romain de "chaldéen" dans le sens de magicien ou astrologue. En fait, la très grande majorité des
textes cunéiformes concerne des questions économiques. Des milliers de documents de ce type
ont été exhumés et, bien qu'une petite partie seulement en soit disponible en édition moderne,
nous avons un échantillon représentatif de l'usage des nombres à travers toute l'histoire de la
Mésopotamie. Pour la période la plus ancienne de l'écriture, en particulier, les documents
existants sont presque exclusivement des rapports économiques, et les signes représentant des
nombres sont de ceux qu'on peut identifier avec certitude même dans des périodes où l'inter-
prétation des autres signes reste très problématique.
Dans les plus anciennes périodes de l'écriture, les signes sont encore des figures tracées
sur de l'argile molle avec la pointe d'un stylet. Mais les nombres, eux, y ont été imprimés par
l'extrémité arrondie du stylet. Une position inclinée du stylet produisait une marque
grossièrement en forme d'ellipse, et une position verticale, une marque circulaire. La première
représente les unités ordinaires, la seconde, les dizaines. Ainsi, nous pouvons lire un 40 dans la
deuxième ligne de la deuxième colonne de l'illustration 4b, page 274. Dans la première colonne
nous trouvons un 2 en septième ligne; les lignes suivantes sont altérées, mais nous pouvons
quand même reconnaître les traces de 7, 8 et 9 sur leurs lignes respectives avant le 10 de l'avant-
dernière ligne.
A côté de ces éléments de base, on utilisait de nombreuses modifications des symboles
numériques pour différentes catégories d'objets, pour les contenances, les poids, les aires, etc. On
a trouvé, en particulier, l'évidence d'un système décimal avec des signes pour 1, 10 et 100. Les
nombres 1 et 10 ont déjà été décrits. Le 100 était une empreinte circulaire semblable au 10, mais
beaucoup plus grande. Le 100 est donc simplement un "grand 10". Un autre système est
partiellement sexagésimal. Des unités distinctes y représentent encore 1 et 10, mais un grand 1
représente 60. Deux grandes unités inscrites en sens opposé sont combinées en un signe
représentant 120, L'addition d'un signe 10 au milieu donne 1 200. Un très grand 10 signifie 3 600.
On peut trouver en différents endroits des variantes de ces systèmes, décimaux ou plus ou moins
sexagésimaux. Mais toutes ont en commun les caractéristiques essentielles, à savoir l'existence
d'un substrat décimal et l'utilisation de symboles plus grands pour la représentation d'unités
supérieures. Il est évident que c'est cette dernière caractéristique qui est à l'origine de la
numération positionnelle. Alors qu'à l'origine on écrivait une grande unité, signifiant 60, et un
symbole 10, pour désigner 60 + 10, plus tard on lisait 70 un simple 1 suivi d'un 10, tandis qu'un
10 suivi de 1 signifiait 11.
Un autre processus avait lieu simultanément. Les unités de poids, en tant que mesures de
quantités d'argent, étaient de première importance dans les textes économiques. Il semble bien
que ces unités ont été prises très tôt dans le rapport de 60 à 1, en ce qui concerne les unités
principales, la mine (le grec

"mina") et le sicle. Bien qu'on ne puisse dire exactement
comment le processus s'est déroulé, il n'est pas surprenant que ce même rapport ait été appliqué à
d'autres unités puis aux nombres en général. En d'autres termes, tout soixantième aurait pu être
appelé un sicle du fait de l'acception familière de ce concept dans les transactions financières.
L'ordre sexagésimal devint ainsi le principal système numérique, et avec lui la notation
positionnelle résulta de l'utilisation de signes plus ou moins grands. Cependant, le substrat
décimal resta toujours visible dans tous les nombres jusqu'à 60, et les autres systèmes d'unités ne
disparurent jamais totalement. Le grand avantage d'une numération de position sexagésimale
cohérente n'a été pleinement exploité que dans les textes strictement mathématiques, qu'on
trouve bien représentée dans les sources à partir de 1 500 ans après les débuts de l'écriture.
Encore 1 000 ans plus tard cette méthode devint l'outil essentiel du développement d'une
astronomie mathématique, et se répandit parmi les Grecs, puis parmi les Indiens qui firent le
dernier pas consistant à utiliser la numération de position pour les unités décimales. C'est ce
système que nous utilisons encore de nos jours.
14. La numération de position babylonienne présente, sous sa forme initiale, deux
inconvénients dus à l'absence de symbole pour zéro. La première difficulté tient à la possibilité
qu'un nombre écrit l 20 soit interprété comme 1,20 = 80 alors qu'il est écrit en réalité pour 1,0,20
= 3 620. L'ambiguïté est parfois évitée par la très nette séparation des deux nombres, lorsqu'un
ordre sexagésimal est complètement absent. Mais cette méthode n'est pas appliquée de façon
systématique, et on trouve fréquemment des nombres très largement séparés sans aucune
justification. Cependant, dans la dernière période, celle où furent développés des textes
astronomiques, on utilisa un symbole particulier pour "zéro". Comme ce symbole apparaît
antérieurement comme signe de séparation entre deux phrases, je le transcris par un "point". On
trouve ainsi fréquemment, dans des textes astronomiques de la période séleucide, des nombres
comme 1,.,20 ou même 1,.,.,20 qui emploient exactement le même principe que nos 201 et 2001,
par exemple.
Mais, même dans la dernière phase de l'écriture babylonienne, on ne trouve aucun
exemple de signe pour un zéro à la fin d'un nombre. Alors qu'il existe de nombreux cas comme
.,20, je n'ai pas connaissance d'une seule occurrence d'une écriture telle que 20,. vraiment certaine.
Finalement, quelle que soit la période, seul le contexte permet de connaître la valeur d'un nombre
écrit en sexagésimal. Dans les textes mathématiques de la première période, on trouve plusieurs
cas où le résultat final est écrit en utilisant des symboles particuliers pour les fractions, par
exemple 1,30 peut être appelé "l et ½ "' ce qui montre qu'il faut transcrire 1;30 = 1 ½ et non pas
1,30 = 90. L'ambiguïté relative aux fractions et aux entiers n'a pas de conséquences sur la pratique
du calcul. On peut exécuter les calculs avec les nombres babyloniens exactement comme nous
faisons lorsque nous multiplions deux nombres sans nous préoccuper de la position du point
décimal, la valeur absolue pouvant être au besoin déterminée à la fin. L'exécution du calcul
numérique est considérablement facilitée par cette possibilité de ne pas se préoccuper des valeurs
particulières des fractions et des entiers. C'est précisément cette caractéristique qui conféra au
système babylonien son énorme avantage sur tous les autres systèmes numériques de l'Antiquité.
Cela apparaîtra avec une plus grande évidence plus loin, lorsque nous étudierons (et
comparerons) les mathématiques babyloniennes et égyptiennes, mais nous allons en donner ici un
exemple. Un scribe égyptien ferait une multiplication par 12 en deux étapes. Il multiplierait
d'abord par 10 l'autre facteur (en remplaçant simplement chaque symbole par le symbole d'ordre
immédiatement supérieur), et ensuite le doublerait. Finalement, il ajouterait les deux résultats.
Pour multiplier 12 par 12 il présenterait ses nombres ainsi :
1 12 / 10 120 / 2 24 total 144
obtenant 144 comme résultat de l'addition des deux termes marqués par une barre.
Supposons maintenant que le second facteur soit une fraction, .Qisons le "quantième" 1/5, que
nous devrions écrire 5 pour imiter la notation égyptienne. Le scribe procéderait encore en deux
étapes, une multiplication par 10 et une multiplication par 2. Mais cette fois, pour la deuxième
étape, il devra utiliser une table de multiplication des quantième~ dans laquelle le double de 5 est
donné sous la forme 3 15 (en effet 2/5 = 1/3 + 1/15). Le calcul se présentera donc ainsi :
1 /10 / 2 total
5 2 2.15 2315.
Un scribe paléo-babylonien résoudrait les mêmes problèmes en utilisant une table de
multiplication par 12 exactement semblable à celle que nous avons décrite au § 12 pour 10. il
trouverait le résultat 2,24 directement à la 12e ligne. Bien sûr, ceci ne met en évidence que la
meilleure organisation du calcul en Mésopotamie, et ne montre rien qui soit intrinsèquement
inhérent au système de notation babylonien. La situation est différente, en revanche, dans le cas
du second problème. Le scribe babylonien sait (ou trouve dans une table d'inverses) que 1/5
correspond à "12" (0;12 = 12/60 dans nos notations, avec le symbole zéro). Calculer 12/5 revient
donc encore à trouver la valeur de 12 fois 12, soit encore 2,24 (nous écririons 2;24). En d'autres
termes, le calcul babylonien évite tout recours à des règles particulières de calcul sur les fractions,
que ce soit des quantièmes ou d'autres, et ne requiert que de savoir trouver la position de chaque
contribution au produit, exactement comme nous devons le faire pour placer le point décimal à la
fin du calcul. On peut difficilement surestimer les conséquences historiques de cette
simplification.
14a. Les avantages du système de numération de position babylonien sur le calcul additif
égyptien avec les quantièmes est si évident que le système sexagésimal fut adopté pour tous les
calculs astronomiques, non seulement par les astronomes grecs, mais aussi par leurs successeurs
indiens, et par les astronomes islamiques et européens. La numération sexagésimale est
cependant rarement utilisée aussi strictement que dans les textes cunéiformes de la période
séleucide en Mésopotamie. Ptolémée, par exemple, n'utilise le système de numération de position
sexagésimal que pour les fractions, jamais pour les entiers, de sorte qu'il écrit TF,E: (300;60,5) et
non çE: (6,5) pour 365. Cette méthode fut suivie par les astronomes islamiques, d'où notre propre
façon d'écrire les entiers décimaux, et les minutes et les secondes sexagésimales. On trouve une
utilisation très cohérente du système de numération de position sexagésimal dans la version latine
des Tables alphonsines (vers 1280). Une date comme 6; 1 ,36h le 20 septembre 1477 s'y trouve
désignée comme le jour 2,29,49,32;15;4,0. Effectivement, 1476 années juliennes (de 365 jours 1!4
chacune) contiennent 24,36 . 6,5;15 jours = 2,29,45,9 jours. Il faut ajouter 4,23 jours pour arriver
au 20 septembre, et la fraction de jour 0;15,4d = 6;1,36h. On obtient le nombre total de jours
donné ci-dessus, comptés à partir du début du 1er janvier de l'an l de notre ère. Copernic aussi
écrit fréquemment les nombres de façon cohérente en sexagésimal, en particulier dans ses tables
de mouvements moyens. Il donne, par exemple, pour le mouvement moyen de la Lune pour des
années égyptiennes (de 365 jours) consécutives les tables suivantes :
1 2 3
2,9;37,22,36° 4,19;14,45,12 0,28;52,7,49, etc.
alors que nous écririons (comme Ptolémée) les entiers respectivement 129; 259 et 28.
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