Le climat et le commerce du doute

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Le climat et le commerce du doute
Obtenus par Greenpeace et le Climate Investigations Center au terme d'une procédure légale, ils ont été publiés le 21 février. Ces
131 pages sont accablantes. En une décennie, des industriels du charbon ou de la pétrochimie ont payé, directement ou par le
truchement de leurs faux-nez, quelque 1,2 million de dollars pour que le chercheur cherche. Cela s'est traduit par la mise à la
torture de toutes sortes de données, dans le but de leur faire dire n'importe quoi pourvu que ce fût un moyen de jeter le doute
sur l'ampleur du changement climatique, ou sur ses causes humaines. Une dizaine d'" études ", conduites par M. Soon, ont été
publiées ; dans la grande majorité d'entre elles, l'astrophysicien a caché ses sources de financement, en contravention avec les
règles éthiques.
Les " travaux " climatiques de M. Soon n'ont bien sûr jamais abusé la communauté scientifique compétente. Mais ils ont été
systématiquement mis en avant, notamment par des parlementaires républicains, pour contester toute mesure contre le
réchauffement. De ce simple fait, M. Soon a eu, ces dernières années, une influence déterminante sur la politique et le débat
public américains. " Si vous doutez du changement climatique anthropique, M. Soon n'est pas seulement votre homme,
résume plaisamment le Washington Post. Il est votre grand prêtre. "
Tout cela n'est pas complètement nouveau. En 2011, les historiens des sciences Naomi Oreskes (université Harvard) et Erik
Conway (NASA) ont décrit dans un livre (Les Marchands de doute, Le Pommier, 2012), tout récemment porté à l'écran,
comment une poignée de scientifiques peuvent utiliser le langage, le discours et les codes de la science pour attaquer la
connaissance et remettre systématiquement en cause des découvertes embarrassantes – de la nocivité de la cigarette aux pluies
acides en passant par le changement climatique.
Rôle actif dans les opérations
La nouveauté est ici que les documents dévoilés ne révèlent pas seulement les agissements d'un chercheur isolé : ils montrent
que le Harvard-Smithsonian Center for Astrophysics, fruit d'une joint-venture entre deux des plus prestigieuses institutions
scientifiques américaines (l'université Harvard et la Smithsonian Institution), a joué un rôle actif dans ces opérations. Les
demandes de financement de M. Soon ont toutes été transmises officiellement aux industriels par le truchement des hautes
instances du Harvard-Smithsonian. L'institution rendait ensuite compte aux commanditaires de la tâche accomplie par le
scientifique, leur présentant les papiers que M. Soon parvenait à faire publier comme des " produits finaux " (deliverables, en
anglais), c'est-à-dire comme l'objet d'un commerce.
Ce n'est pas tout. Le Harvard-Smithsonian Center for Astrophysics comptabilisait dans ces " produits finaux " les interventions
de son chercheur dans des forums parfois sans lien avec le prétexte scientifique du financement, comme par exemple des
rencontres organisées par le Wall Street Journal avec des capitaines d'industrie… Tout cela a plus à voir avec le commerce
d'influence qu'avec la science. Et pour parfaire le tableau, le Harvard Smithsonian Center for Astrophysics prélevait environ la
moitié des sommes investies par les industriels, l'autre moitié profitant à M. Soon.
Dans cette affaire, le plus inquiétant n'est pas le comportement d'un chercheur isolé. C'est le système mis en place par son
institution, qui s'est partiellement changée en officine de communication, monnayant le prestige de son nom auprès d'intérêts
désireux de discréditer la science. Interrogé par le Chronicle of Higher Education, Andrew Hoffman, professeur à l'université du
Michigan, l'a clairement formulé : " Pourquoi M. Soon a-t-il seulement été écouté ? Parce qu'il y a “Harvard” après son nom.
Une fois que vous avez retiré cela, qui est M. Soon ? Il n'est personne. "
Sans avoir reçu de formation en sciences du climat (il est docteur en ingénierie spatiale), M. Soon publiait sur une variété
étourdissante de sujets : la montée de la mer au Bangladesh, les populations d'ours polaires dans la baie d'Hudson, les
mystérieuses (et largement fantasmatiques) corrélations entre l'activité solaire et le réchauffement récent, le caractère délétère
de l'idée même de consensus en science, etc. Tout cela n'était tenu par aucun programme scientifique, si ce n'est celui d'attaquer,
souvent à tort, les conclusions des spécialistes du climat. Que l'université Harvard et la Smithsonian Institution aient toléré une
telle situation pendant plus d'une décennie pose question. Qu'elles en aient financièrement profité est incroyable.
par Stéphane Foucart
© Le Monde
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