L’INSTITUTION ET LE MARCHE SELON KARL POLANYI. CONTRE LA MYTHOPOÏESE ECONOMIQUE JEROME MAUCOURANT SEBASTIEN PLOCINICZAK Maître de Conférences Université Jean Monnet UMR 5206 “Triangle” Chercheur associé Université Paris 13 UMR 7115 Centre d'Économie de Paris Nord (CEPN) [email protected] [email protected] Réponse à l’appel à communication Congrès Marx international VI 22 au 25 Septembre 2010 CRISES, RÉVOLTES, UTOPIES Version du 11 avril 2010 1 Résumé : Bien que Karl Polanyi (1886-1964) n’ait jamais eu pour ambition « d’élaborer une théorie complète des institutions économiques », ce texte met en évidence qu'il y a, dans son œuvre, une analyse aussi implicite que profonde du marché appréhendé comme une institution ou un « processus institutionnalisé ». à A l'encontre de la croyance économique conventionnelle, l’œuvre de Polanyi permet de comprendre que le marché, n'est ni spontané ni autorégulateur. Le capitalisme ou « société de marché » se caractérise dès lors par un fait culturel spécifique : la croyance utopique en l'autorégulation marchande. Une origine de la crise économique actuelle peut ainsi être mise en évidence. Plus généralement, tout économiste contemporain soucieux des problématiques de l’institution et du marché peut, avec Polanyi, resituer de façon novatrice les marchés au sein des contextes sociaux dans lesquels ils se déploient. Mots-clés : institution, marchés, société de marché, encastrement, utopie, marché autorégulateur, crise, capitalisme. Classification JEL : A12 relation of economics to other disciplines, B25 historical, institutional, evolutionary, Austrian history of economic thought, Z10 cultural economics, economic sociology, economic anthropology. 2 “L’économie humaine est (…) encastrée [embedded] et englobée dans des institutions économiques et non économiques. Il importe de tenir compte de l’aspect non économique. Car il se peut que la religion et le gouvernement soient aussi capitaux pour la structure et le fonctionnement de l’économie que les institutions monétaires ou l’existence d’outils et de machines qui allègent la fatigue du travail” (Polanyi, [1957] 2008a p. 59)1. “Le mécanisme offer-demande-prix, (…) (qui nous appelons le marché), est une (…) institution modern avec une structure spécifique, qui est ni facile à établir ni à faire fonctionner” (Polanyi, 1977 p. 6). INTRODUCTION Depuis les années 1970, certains économistes ont tenté de répondre aux difficultés de plus en plus nombreuses qu’ils rencontraient en réélaborant le concept d’institution. Cette tentative dite « néoinstitutionnaliste » fut porteuse de malentendus2. L’autonomisation progressive de l’économie comme savoir s’était, en effet, construite sur l’occultation délibérée de toutes sortes de fondements extra-économiques3. La quête de tels fondements, dans l’intention d’asseoir scientifiquement la connaissance, pouvait, en effet, être jugée superfétatoire pour une discipline qui ne se voulait plus être l’étude d’un domaine de la réalité mais la compréhension rationnelle du « comportement humain en tant que relation entre des fins et des moyens rares à usages alternatifs » (Robbins, 1932, p. 16)4. C’est pourquoi les institutionnalistes américains traditionnels comme Thortsein Veblen, John R. Commons ou Wesley C. Mitchell, furent considérés par les néoclassiques Si la date de la première parution de l'ouvrage ou de l'article référé est décalée par rapport à l'édition référée, dans ce cas, nous faisons d’abord état de la date de l’édition référée, puis nous faisons référence à la date de la première parution de l’ouvrage ou de l’article. Par suite, nous ne faisons référence que de la date de l'édition référée. 1 D’ordinaire, le programme de recherche de la Nouvelle Économie Institutionnelle (NEI) est présenté comme appréhendant deux objets spécifiques (Coase, 1998 ; Williamson, 2000 ; Nee, 2005 ; Brousseau et Glachant, 2008) : (i) la branche macro-institutionnelle dans la lignée des travaux du Prix Nobel d’économie 1993, Douglass C. North (1977, 1981, 1990, 2005) explore la nature et le rôle des institutions en mettant en relief leur dimension historique et (ii) la branche micro-institutionnelle de la gouvernance dans la lignée des travaux du Prix Nobel d’économie 2009, Oliver E. Williamson (1975, 1985, 1996) s’intéresse à l’étude des modes d’organisation des échanges, des arbitrages entre ces modes et de leur efficacité comparée. Cela étant, depuis le courant des années 1990, des politologues tels que Peter A. Hall et Rosemary C.R. Taylor (1996) et des historiens économistes comme Avner Greif (2006) ont profondément amendé la NEI de sorte qu’aujourd’hui, elle ne constitue plus a priori un champ théorique aux bornes aussi claires et distinctes. Dans un article récent, Véronique Dutraive (2009) évoque même une « New New Institutional Economics ». L'unité qui peut toutefois se dégager de ces travaux est la référence aux marchés appréhendés comme concurrentiels et dominés par des transactions impersonnelles coordonnées par le système des prix. L’existence du fameux « problème du holdup » (hold-up problem), sans lequel la NEI n’a pas de raison d’être, dérive directement d’une telle conception du marché conçu non comme une institution mais comme complémentaire aux institutions… 2 Francis Y. Edgeworth ou Irving Fisher, au début du XXe siècle, vilipendaient l’intrusion possible de considérations tenant au pouvoir, à la psychologie et à l’historicité. 3 4 Cette hypothèse distingue la logique économique des autres. 3 de l’entre-deux-guerres comme n’étant pas vraiment des économistes. Après la guerre, Karl Polanyi ([1947] 2008b, p. 510 sq.) fut également négligé, lui qui osait mettre en doute la croyance en l’universalité et la spontanéité du comportement économique « rationnel ». Pourtant, Douglass C. North (1977, 1981), l’un des pionniers de l’introduction en histoire de l’approche néo-institutionnaliste, précisait qu’il fallait relever le « défi » que constituaient les thèses de Polanyi. Si, à ce jour, Polanyi a acquis quelque légitimité auprès d’éminents économistes comme le Prix Nobel d’Économie 2001, Joseph E. Stiglitz, c’est que les économistes ont de plus en plus de mal à prouver le caractère scientifique d’une discipline qui manque singulièrement de contenu empirique. Il suffit de se souvenir, par exemple, de l’échec des politiques recommandées par des références de premier ordre au moment de l’effondrement du bloc soviétique (l’infâme « thérapie de choc ») ou la surprise absolue qu’a constitué le début de la crise économique actuelle autant pour le commun des mortels que pour presque tous les économistes professionnelles5. Mais dès lors que la construction sociale des grandes règles structurant les flux économiques est reconnue comme décisive, dès lors qu’on admet que les règles constitutives de l’organisation marchande n’émergent pas spontanément du jeu d’acteurs rationnels dans un monde d’optimalité, dès lors, aussi, que l’autorégulation des marchés est conçue comme un mythe6, un espace de légitimité s’ouvre pour une authentique analyse institutionnelle. C’est aussi en dehors des constructions néo-institutionnalistes qu’il faut repenser l’institution dans ses rapports avec l’économie. Bien que Polanyi n’ait pas développé de « théorie complète des institutions économiques » (Polanyi, 1960 p. 309), le concept d’institution existe bien dans son œuvre. Plus encore, nous pensons qu’il y a chez Polanyi une profonde analyse du marché appréhendé comme institution même si celle-ci n’est pas souvent très bien perçue, particulièrement parce que Polanyi ne Ancien conseiller à la Maison Blanche auprès du Président Clinton puis économiste en chef et vice-président de la Banque mondiale, Stiglitz (2002, 2006, 2009) conteste les choix effectués par les organismes internationaux (l'OMC, le FMI ou la Banque mondiale) qui, selon lui, sont sous l’emprise de la croyance en la supériorité du marché en toute circonstance, ce qui est non fondée en théorie, les conduisant à sous-estimer le rôle bénéfique de l'État. Stiglitz qualifie de « fanatisme du marché » cette croyance et de « cupide » le comportement afférent. Comme l’a fort à propos récemment déclaré le Prix Nobel d’économie 2008, Paul Krugman (2009) : « Dans le monde réel, les économistes ont cru avoir la situation sous contrôle ». Voir dans cette perspective, par exemple, le travail des défenseurs de « la thérapie de choc » comme Olivier Blanchard et al. (1991) que Jacques Sapir (2002) analyse comme la « Campagne de Russie des économistes standard » (p. 28)… D’autres personnalités reconnues de la communauté académique, comme Stanley Fisher et Jeffrey Sachs, légitiment également un « marché sans institutions » (ibid., 2002, p. 36 sq.). Il convient de rappeler à cet égard que, mobilisant ses travaux théoriques sur l’imperfection de l’information, Stiglitz considère que les marchés sont incapables de s’autoréguler du fait de ces imperfections. Des formes d’actions collectives se doivent alors d’aider les marchés à fonctionner. C’est dans cette perspective que Stiglitz (2001) a rédigé en des termes louangeurs la préface de l’édition américaine de l’ouvrage le plus populaire de Polanyi, La Grande Transformation. Il y invoque un retour aux travaux de Polanyi, afin d’éviter les erreurs des transplantations institutionnelles et des politiques néolibérales des années 1990, et reconnaît particulièrement que la science économique et l’histoire économique « en sont venues à reconnaître la validité des affirmations clés de Polanyi » (ibid., p. xiii). 5 L’autorégulation (ou l’auto-ajustement) implique que « toute la production est destinée à la vente sur le marché et que tous les revenus proviennent de cette vente » (Polanyi, [1944] 1983, p. 103). 6 4 l’exprime pas d’une manière explicite. Conséquemment, nous allons nous efforcer de rappeler, dans un premier temps, (1) la problématique transdisciplinaire de Polanyi en la matière. Ensuite, (2) nous tacherons de démontrer la pertinence de la perspective institutionnelle de Polanyi pour tout économiste contemporain soucieux des problématiques de l’institution et du marché en ces temps si incertains7… 1. LA PROBLEMATIQUE TRANSDISCIPLINAIRE DE KARL POLANYI Au début du 20e siècle, l'effondrement de la civilisation européenne du 19e siècle, régie par l'ordre économique libéral, a eu des conséquences catastrophiques pour le monde entier, à savoir la disparition de la démocratie dans la plupart des États de l'Europe continentale. Cela constitue l'objet même de la pensée de Polanyi, comme le révèle le sous-titre de l'édition originale de son ouvrage le plus populaire : La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps ([1944] 1983)8. L’auteur veut situer son analyse à un niveau très général, celui des rapports changeant entre économie et société. Cette tentative se veut même être un « récit » écrit du point de vue des « institutions humaines » (ibid., p. 23). L’histoire est ainsi comprise du point de vue des grands principes qui déterminent l’organisation des sociétés. Étudier les institutions, dans ce cadre, révèle le sens d’un projet spécifiquement humain, c’est-à-dire une culture et des valeurs. A suivre Polanyi ([1957] 2008a) : « L’institutionnalisation du procès économique confère à celui-ci unité et stabilité ; elle crée une structure ayant une fonction déterminée dans la société » (p. 59). Le processus économique consiste donc en un système de relations sociales, de règles partagées et de croyances communes, stables dans le temps, qui imposent aux individus des contraintes mais leur ouvre aussi des opportunités. Polanyi (1983) écrit d’une façon qui rappelle Commons : « Les institutions sont les incarnations d’un sens et d’un projet humains (…) Au niveau institutionnel, la réglementation étend et restreint à la fois la liberté ; seule la balance des libertés perdues a un sens (…) les privilégiés parlent d’esclavage alors qu’en réalité tout ce qui est prévu, c’est d’étendre aux autres la liberté acquise dont ils jouissent eux-mêmes » (p. 326)9. Nous pensons, à l’instar de Ghislain Deleplace (2007), que « l’étude des textes, anciens ou récents (…) peut contribuer au développement de la théorie économique moderne » (p. xxxiv). 7 La Grande Transformation a été écrite dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale (1941-1943) alors que Polanyi était accueilli aux Etats-Unis au Bennington College (Vermont). L’ouvrage, publié en 1944, a profondément influencé nombre de sociologues et d’historiens. La popularité et la pertinence de La Grande Transformation de Polanyi a fortement progressé durant les trois dernières décennies. Il y a, selon nous, deux raisons à cette popularité : premièrement, la diffusion de l'idéologie néolibérale dans le monde et deuxièmement, la dissolution du « bloc communiste » et la transformation institutionnelle qui a suivi en Europe central et en Europe de l’Est. La Grande Transformation, est aujourd’hui traduite en 15 langues et est considérée comme un classique 20 e siècle. Une recherche sur Google pour The Great Transformation fait état de 22 100 000 résultats (avril 2010). 8 Ce point de vue est partagé par des contemporains bien différents de Polanyi, comme Talcott Parsons et Neil J. Smelser qui écrivent : « les institutions sont les « chemins » dans lesquels les modèles de valeur de la culture commune 9 5 En ce sens, il n’y a pas lieu d’opposer les marchés aux institutions, à l’image de certains néoinstitutionnalistes10, puisque les marchés sont des activités institutionnalisées de façon spécifique. Les institutions économiques doivent être comprises comme des entités socialement construites où les processus économiques sont codifiés, de façon à ce que la fluidité inhérente aux mouvements économiques acquiert une stabilité. Ceci implique de comprendre la spécificité de la culture de marché, quand elle existe. Les travaux de Polanyi et de l’école substantiviste, qu’il a créé11, rappellent qu’il existe des modalités variables d’inscription des pratiques de marché dans l’histoire, selon des nécessités écologique, technique et culturelle, sans compter l’existence de sociétés sans marchés. A l’encontre de certaines croyances académiques, il convient, de surcroît, de distinguer l’institution du marché de celle de la monnaie car la mesure des obligations inhérentes aux interactions sociales n’implique en rien que ces obligations soient de nature économique. Polanyi (1983, p. 42 et p. 296 sq.) affirme même, à l’instar de John Maynard Keynes, que l’erreur répandue des années 1930 était d’occulter la nature politique de l’institution de l’étalon-or qui est, en réalité, un ensemble de règles visant à reproduire une structure hiérarchique entre classes sociales et entre nations. Plus généralement, le déni de la nature sociale de cette institution était l’expression de cette idéologie libérale qui croit possible d’autonomiser, dans les faits et le savoir, la sphère économique. Selon les propres termes de Polanyi (ibid., p. 22, 53 et p. 298), la société de marché est un « mythe » et l’idée de marché autorégulateur une « pure utopie ». Explicitement pour Polanyi, le marché « libre » exposé par les économistes classiques12 et leurs successeurs est irréaliste et irréalisable en pratique13. Pour lui, il n'a jamais abouti dans l'histoire de l'humanité, car il requiert de traiter la terre, le travail et l'argent comme s'ils s'agissaient de marchandises réelles. À la différence de celles-ci, ceux-là ne sont pas originellement produits à un système social sont intégrés dans l'action concrète de ses unités en interaction réciproque, à travers la définition des anticipations de rôle et l'organisation des motivations » (Parsons et Smelser, 1958, p. 102-103). Selon Oliver E. Williamson (1975, 1985, 2000), les institutions constituent la solution optimale de divers problèmes que le marché seul ne peut résoudre. 10 En 1953, à l'Université de Columbia, Karl Polanyi, Conrad Arensberg et Harry Pearson ont lancé le projet de recherche interdisciplinaire sur les aspects institutionnels de la croissance économique (Interdisciplinary Research Project on the institutional aspects of economic growth). Le principal résultat de ce projet fut la publication de Trade and Market in the Early Empires en 1957. Le chapitre de Polanyi intitulé « L’économie comme processus institutionnalisé » (2008a) a jeté les bases de l’école « substantiviste » (un terme polanyien) en anthropologie économique. Ceci a constitué un défi pour l’anthropologie économique qui généralisait les principes de l'économie néoclassique. Le substantivisme pose le principe selon lequel les différences entre les économies pré-modernes et modernes sont suffisamment importantes pour rendre illégitime l’extension des concepts de l'économie néoclassique aux sociétés antiques ou tribales (Dalton et Köcke, 1983, p. 26). Le Projet de la Columbia a eu un profond impact sur la pensée socio-économique aux États-Unis. 11 Le modèle liberal du marché, qui est le modèle théorique de la mondialisation contemporaine, a été initialement développé par Thomas R. Malthus et David Ricardo, les cibles préférées de la critique polanyienne. 12 Il n’est pas inintéressant de noter que dans une lettre datant de 1941, Polanyi indique que la version anglaise de son manuscrit en cours de rédaction pourrait probablement s’intituler Utopie libérale : les origines du cataclysme (Liberal Utopia : Origins of the Cataclysm) (Polanyi-Levitt, 1990, p. 8). Ce manuscrit était celui de La Grande Transformation… 13 6 pour être vendus, bien qu’ils puissent se voir conférer un prix. Comment la nature, les personnes et les relations sociales pourraient être, en effet, pleinement soumis aux exigences du marché, sans être altérés, voire détruits ? Permettre au mécanisme de marché d’organiser le travail, la terre, et l'argent comme des marchandises authentiques aboutirait à déshumaniser les relations sociales et compromettre l’environnement, c’est-à-dire à anéantir l’idée d’humanité, voire peut-être son existence même. Précisons la nature du danger qui n’est pas de nature économique. Certes, l'autorégulation du marché est capricieuse, productrice de crises économiques chroniques, mais surtout elle peut broyer les institutions sociales et dégrader culturellement l’homme, ruinant ainsi le système économique. En ce sens, le travail, la terre, et l'argent sont des « marchandises fictives » parce qu'elles sont uniquement traitées comme si elles étaient produites pour la vente sur le marché, mais elles ne le sont pas. Précisément, l'impossibilité de pleinement marchandiser le travail, la terre et l'argent engendre des « contre-mouvements » où les humains s’organisent spontanément pour se protéger eux-mêmes et leur environnement contre cette menace de la vision utopique du marché autorégulateur. Analysant le développement des marchés au cours du 19e siècle, Polanyi (1983) avertit dans un passage souvent cité qu’une « telle institution [le marché autorégulateur] ne pouvait exister de façon suivie sans anéantir la substance humaine et naturelle de la société, sans détruire physiquement l'homme et sans transformer son environnement en un désert. Inévitablement, la société a pris des mesures pour se protéger elle-même, mais toutes les mesures, quelles qu’elles fussent, compromirent l'autorégulation du marché, désorganisèrent la vie industrielle, et exposèrent ainsi la société à d’autres dangers » (p. 22). La référence est ici faite au « double mouvement » d’une propagation ardente de marchés en apparence autorégulés et des entraves que leur imposent les mouvements de protection. En effet, Polanyi comprend la dynamique de la civilisation du 19e siècle comme une tension entre les deux grands principes organisationnels. Chacun dispose de ses propres objectifs et méthodes (politiques) et de ses propres appuis sur des forces sociales bien déterminées. Le premier principe, soutenu par certaines classes marchandes, est celui du libéralisme économique, son objectif est d'établir l'autorégulation marchande en utilisant les méthodes du laissez-faire et du libre-échange. Le deuxième principe est celui de « l’encastrement social » (social embeddedness), visant à la protection des hommes et de la nature. Ce principe a été soutenu de manière ad hoc par ceux qui étaient affectés par l'autorégulation du marché (la classe ouvrière, les paysans, certains commerçants, etc.). Ses méthodes concernaient les instruments de la régulation marchande. Polanyi interprète la législation en matière de santé publique, de conditions de travail, d'assurances sociales, de services publics, de services municipaux, et de droits syndicaux durant l'Angleterre victorienne, comme des mesures visant à circonscrire les effets sociétaux de l'expansion de marchés sans entraves. Il constate que sur le continent européen, les gouvernements, malgré leurs orientations politiques initiales dissemblables ont adopté des mesures similaires, 7 incluant la protection des industries et de l'agriculture menacées par une ruineuse concurrence. Ces mesures ont été instituées par les interventions des Etats au niveau national. Ainsi, les marchés ont-ils été enchâssés dans la société, c’est-à-dire codifiés juridiquement et socialement, d’une façon qui ne répondait à aucun dessein préexistant. D'un point de vue pratique, la célèbre métaphore de l’ « encastrement » (embeddedness) est essentielle pour comprendre la logique transdisciplinaire de Polanyi. Fred Block (2001) soutient, par exemple, que « [l]e point de départ logique pour expliquer la pensée de Polanyi est son concept d'encastrement. Peut-être, sa contribution la plus célèbre » (p. xxiii). L'inspiration précise de la métaphore n'est pas connue, mais il semble plausible, comme suggéré par Block (ibid., p. 24 note x), qu'elle provienne de l'exploitation houillère. En effet, durant ses recherches sur l'histoire économique anglaise, Polanyi a beaucoup lu sur les technologies de l'industrie minière anglaise dont la tache était d’extraire le charbon qui été encastré dans les parois rocheuses de la mine. Pourtant, malgré son caractère central dans l'œuvre de Polanyi, La Grande transformation ne contient ni définition, ni discussion approfondie de la métaphore. Cette omission, dans une certaine mesure, contribue à expliquer premièrement, le nombre de (mauvaises) interprétations que la métaphore provoque et deuxièmement, les « énormes confusions » (ibid., p. xxiii) qu'elle engendre14. Toutefois, même si Polanyi n’utilise la métaphore que deux fois dans La Grande Transformation, comme le soulignent certains chercheurs (Barber, 1995, p. 401; Krippner, 2001, p. 779), il convient de noter qu'il emploie des termes tels que « absorbé », « submergé », « embrouillé », « entrelacé », etc. Comme le résume Jens Beckert (2006): « le terme d’encastrement est problématique de par son caractère élusif. Ce n'est pas un concept qui mène directement à l’opérationnalisation du processus de recherche (...). [Mais] tous les concepts intéressants en sciences sociales ont en commun le fait qu'ils sont insaisissables et sujets à interprétation. Cela est vrai pour le concept weberien de la rationalité autant que pour le concept de durkheimien de la solidarité ou encore la notion de capital chez Marx » (p. 37). Pour Polanyi, la métaphore exprime tout d'abord, l'idée générale selon laquelle l'économie dans son ensemble (et pas seulement le marché) n'est pas autonome mais plutôt subordonnée à la politique, à la religion, à la culture et aux relations sociales ; et deuxièmement, la métaphore met en évidence « la nécessité d'une intervention régulatrice sur le marché pour compenser les effets socialement problématiques du système marchand » (ibid., p. 37). Le nombre croissant de sphères de la vie sociale, qui ont été soumis aux mécanismes marchands, a donc été à la source de « contre-mouvements », entendue comme formes de résistance sociale. Cette résistance Cette double assertion peut aisément être justifiée au regard de l’abondante litterature disponible sur la métaphore de l’encastrement (Barber, 1977, 1995; Granovetter, 1985, 1993; Stanfield, 1986; Zukin et DiMaggio, 1990; Lie, 1991; Beckert, 1996, 2003, 2006, 2007; Krippner, 2001; Block, 2001, 2003; Krippner et al., 2004; Krippner et Alvarez, 2007; Gemici, 2008; Plociniczak, 2008). 14 8 sociale a généré des institutions comprises comme des objets concrets, multi-déterminés pouvant combiner différents processus sociaux simultanément. Dans cette perspective, nous pouvons dire que Polanyi mobilise la métaphore de l'encastrement comme une sorte de raccourci méthodologique pour étudier les institutions. Néanmoins, cette dialectique peut être fatale dans le sens où les contre-mouvements, qui sont nécessaires pour la simple continuation de la vie sociale et même la survie des marchés, peuvent détruire la cohésion sociale. Si, par exemple, la naissance du New Deal aux États-Unis a été l'expression même d'un contremouvement, qui structure l'économie d'une manière démocratique, d'autres contre-mouvements autoritaires ont conduit des pays de l’Europe continentale vers l’abîme. On en est venu, dans le cas des fascismes, à d’absolutiser l'aliénation marchande (Polanyi, [1935] 2008c). Dans un passage saisissant, Polanyi (1983) fait ainsi remarquer que « pour comprendre le fascisme allemand, nous devons revenir à l'Angleterre de Ricardo » (p. 54). Métaphoriquement, Block (2001, p. xxv) discute cette thèse du double mouvement en invoquant un « élastique géant » : les tentatives pour renforcer l'autorégulation du marché augmentent le degré de tension car l’élastique s’étire. A mesure que l’élongation se poursuit, l’élastique peut éventuellement se casser (fracture sociale) ou se rétracter (le marché revient à un état plus encastré). A ce stade, nous pensons que Polanyi doit être considéré comme un historien de la fiction influente de l'autorégulation marchande. En effet, même si selon Polanyi, la société de marché est un mythe et l'idée d’autorégulation des marchés une franche utopie, cette fiction fonctionne comme un outil idéologique qui détermine le comportement des individus et, par suite, influence les relations sociales et transforme profondément la société15. Pour nous, l’ingéniosité intellectuelle de Polanyi tient au fait qu’il considère que la société occidentale du 19e siècle est singulière par rapport à celles qui l'ont précédées dans le sens où il s'agit d'une société dominée par une croyance utopique en l’autorégulation marchande qui est une représentation performative de la réalité. Nous pensons qu'un tel point de vue institutionnel permet d'échapper à des interprétations trompeuses et parfois naïves de l'analyse institutionnelle de Polanyi, selon lesquelles le marché se serait matérialisé concrètement sous la forme utopique envisagée par l'économie classique et, plus tard, par les économistes néoclassiques et néo-institutionnalistes. On soutient, trop souvent, en effet, que Polanyi aurait soutenu la thèse selon laquelle l’économie du 19e siècle n’était plus encastrée dans la société, mais qu’elle s’en était désencastrée et en serait venue à la dominer, comme si l’économie était réellement réduite à un vaste marché autorégulateur. Pas moins que Fernand Braudel (1992, vol 2, p. 225-229) lit Polanyi de cette façon. En outre, certains chercheurs ont prétendu que Polanyi était trop influencé par l’analyse néoclassique des marchés, d’où son échec à comprendre l’inclusion des relations économiques au sein de processus 15 Cet outil idéologique a été magnifiquement mis en forme par Ricardo. 9 institutionnels plus vastes16. Aussi, nous pensons que notre interprétation permet de nuancer l'affirmation d'un lecteur bien informé comme Block (2003). D’après lui, il y a une profonde contradiction dans le texte de La Grande Transformation et suggère que le cadre théorique de Polanyi a changé à mi-chemin durant sa composition (ibid., p. 276). Pour l'expliquer, Block fait valoir que Polanyi a expérimenté quelque chose qui ressemble à une rupture épistémologique au cours de son temps passé aux Etats-Unis, le poussant à abandonner son cadre théorique précédent d’ordre marxiste17 en faveur d'un cadre théorique d’ordre socioéconomique fondé sur les marchandises fictives et l’économie toujours encastrée. Pour Block, seul le temps nécessaire n'a pas permis à Polanyi, de réviser le manuscrit de La Grande Transformation pour résoudre cette contradiction. Or, l’interprétation de Block ne parvient pas à mettre en valeur la singularité occidentale que Polanyi nous permet de penser. En outre, Block obscurcit l'originalité et la richesse théorique de la logique transdisciplinaire de Polanyi. Cela étant, nous pouvons admettre que Polanyi a pris conscience de l'importance d'une approche socioéconomique pendant la rédaction de l'ouvrage (de 1941 à 1943) au contact de ses collègues aux États-Unis. Ainsi, l’une de ses thèses essentielles est celle de l’émergence d’une société économique en en rupture avec celles qui l'ont précédée, qu'elles soient primitives ou archaïques. Elle est apparue d'abord en Angleterre et s'est ensuite étendue au reste du monde occidental. Elle était « économique, car la vie des hommes était organisée autour du gain monétaire plutôt qu’autour de la nécessité de survivre comme c’était dans toutes les sociétés antérieures. Cette société, décrite comme « capitaliste » par les économistes, est dépeinte comme la « société de marché » par Polanyi18. Ce qui est radicalement nouveau dans ce système est que l'économie n'est plus encastrée au sein d’institutions sociales traditionnelles fondées sur les modèles sociaux tels que l'âge, le sexe et la parenté. En fait, dans les sociétés antérieures, la division du travail étaient déterminées par ces institutions sociales. En outre, la technologie, les moyens de production et d'accumulation y étaient limités et la concurrence était d'ordre social plutôt qu'économique. Les échanges de marché existaient, mais les biens offerts étaient produits pour la subsistance plutôt que pour la vente. Par conséquent, il n'y avait aucune sphère distincte de l'activité économique : l'économie était encastrée dans la société de telle manière qu’étudier l'économie en dehors du tissu de relations sociales, qui constitue la réalité de la société, aurait été erroné. Voir Barber (1977; 1995); Lie (1991); Krippner (2001); Blyth (2002); Block (2003); Randles (2003); Krippner et al. (2004); Gemici (2008). Par exemple, Bernard Barber (1995) offre le commentaire suivant de l’analyse de Polanyi : « Polanyi décrit le marché comme ‘désencastré’» (p. 400). Aussi, John Lie (1991, p. 219) note que Polanyi « ne parvient pas à encastré le concept de marché » (p. 219). Enfin, Kurtulus Gemici (2008) parle d’une « contradiction ostensible» (p. 6) et écrit : « tandis que Polanyi avance que toutes les economies sont encastrées et entrelacées au sein de relations socials et d’institutions, il tend à apprehender l’économie de marché comme désencastrée ce qui révèle une tension dans sa pensée» (p. 5). 16 17 En effet, Polanyi a fortemment été influencé par le marxisme durant l’entre-deux guerres. 18 Pour Polanyi, avant le capitalisme industriel, les marchés n’étaient qu’accessoires dans la vie économique. 10 Toutefois, au début du 19e siècle, l'économie en est venue à se désencastrer des institutions sociales traditionnelles et à imposer les contraintes de sa propre forme d'organisation et de développement dans des domaines variés de la vie sociale. Dans ce cas : « le fonctionnement du système économique, non seulement ‘influence’ le reste de la société, mais détermine réellement - comme dans un triangle les côtés déterminent les angles » (Polanyi, 1977, p. 12). Les efforts déployés par des d’économistes comme Ricardo ou Malthus, les interventions systématiques, prolongées et parfois violentes de l'État, furent essentiels dans l’institution de cette croyance utopique dans l’autorégulation marchande. Il convient, par conséquent, de relier ces phénomènes à un autre : le machinisme, autrement-dit d’articuler les déterminations idéelles aux exigences matérielles. Dans un passage célèbre de La Grande Transformation, Polanyi (1983) affirme : « Le laissez-faire n’avait rien de naturel ; les marchés libres n'auraient jamais pu voir le jour si on avait simplement laissé les choses à elles-mêmes. (...) le laissezfaire lui-même a été imposé par l'Etat. Entre 1830 et 1850, on ne voit pas seulement une explosion des lois abrogeant des règlements restrictifs, mais aussi un énorme accroissement des fonctions administratives de l’Etat, qui est maintenant doté d’une bureaucratie centrale capable de remplir les tâches fixées par les tenants du libéralisme. (…) ; le laissez-faire n’était pas une méthode permettant de réaliser quelque chose, c’est la chose à réaliser. (…) La voie du libre-échange a été ouverte, et maintenue ouverte, par un accroissement énorme de l’interventionnisme continu, organisé et commandé à partir du centre. (…) C’est ainsi que même ceux qui souhaitaient le plus ardemment libérer l’Etat de toute tâche inutile, et dont la philosophie toute entière exigeait la restriction des activités de l’Etat, n’ont pu qu’investir ce même Etat des pouvoirs, organes et instruments nouveaux nécessaires à l’établissement du laissez-faire » (p. 189-191). Polanyi met particulièrement l'accent sur le rôle central qu’ont joué l'appareil étatique et le processus législatif au 19e siècle en Angleterre pour construire des marchés apparemment autorégulateurs. En d'autres termes, ces marchés, en apparence « libres », dépendaient de l'Etat pour fonctionner au travers notamment de règles sur ce qui constituait le commerce libre et équitable, sur la rédaction et la mise en exécution des contrats, etc., mais aussi concernant la gestion par l’Etat de l'offre de monnaie, ainsi que des règles et des règlements concernant la fourniture de terre et du travail. Précisément, ces dernières constituent ce que Polanyi appelle les « marchandises fictives ». En fait, durant les années 1830-1840, la croisade libérale a entraîné une explosion de la législation adoptée par le parlement britannique visant à abroger les réglementations restrictives. Les principales mesures furent les Poor Law Amendment Act de 1834, qui soumettait l'offre de travail au mécanisme du marché ; le Peel's Bank Act de 1844, qui soumettait la circulation monétaire domestique à l’étalon-or ; et, enfin, l'Anti-Corn Law Bill de 1846, qui ouvrait le marché britannique 11 aux céréales du monde entier. Au sein de la logique libérale, ces trois grandes mesures formèrent un tout19. De ce point de vue, le processus de désencastrement apparait comme central dans la proposition polanyienne selon laquelle le 19e siècle fut économique dans un sens très différent de ce qu’il était jusqu’alors car ce processus apparaît comme une forme particulière de construction sociale par l'Etat et ses organes administratifs dans laquelle les pouvoirs publics viennent à promouvoir des pratiques qui adoptent une orientation exclusivement marchande de l'économie. La force de cette représentation réside dans sa capacité à rendre les activités économiques imperceptibles. Si donc, il y a désencastrement, c'est un nouveau type d'organisation sociale qui la rend possible. Vue sous cet angle, pour Polanyi: (i) toutes les relations économiques sont toujours institutionnellement encastrées, (ii) les institutions qui intéressent l'économiste, comme les marchés, doivent être analysées en tant qu’institutions socialement construites, et (iii) les économistes ont à analyser comment les processus idéologiques et politico-juridiques sont endogènes à l'organisation capitaliste moderne. Enfin, à la lecture de la logique transdiciplinaire de Polanyi, le processus institutionnel très controversée du désencastrement apparaît comme une représentation marchande du monde social, une représentation utopique et destructrice, dont la réalisation est impossible et sa quête dangereuse pour la société. Pourtant, depuis une trentaine d’années maintenant, cette représentation structure de nouveau les sphères économique et politique, comme Polanyi l'a analysé, au 19e siècle. 2. L’ECONOMIE ET LES MARCHES APPREHENDES COMME « PROCESSUS INSTITUTIONNALISES » Fournir une explication de l’histoire qui soit « fonction des institutions humaines » a une conséquence capitale qui soulève la question de la spécificité des sciences sociales et la nécessité de leur caractère institutionnel : les institutions sont ce qui rend possible la connaissance des faits sociaux en même temps qu’elles sont objet de la connaissance elle-même20. En effet, si l’action humaine était absolument libre de Il convient de noter que, pour Polanyi, la partie la plus difficile de ce processus a été la marchandisation du travail. Initialement la société a réagi contre la création d'un marché du travail avec la construction du système du Speenhamland. Cependant, le résultat fut un accroissement du paupérisme. L'État, en acceptant ce que les premiers économistes considéraient comme de simples faits de la nature, institua des changements importants avec la New Poor Law, en 1834, qui abolit l’ancien système d’aides aux pauvres. D’une certaine façon, le recours au marché du travail était considéré comme la seule protection sociale qui vaille. 19 En ce sens, l’oblitération néoclassique de l’aspect institutionnel des faits économiques ne pouvait être que transitoire. Il reste à savoir si la redécouverte des questions institutionnelles ne conduit pas à des fausses pistes à cause de ce caractère ad hoc que revêt l’inclusion des institutions. Voir les travaux de Rollinat (1997) et Plociniczak (2008) sur « l’incomplétude » néo-institutionnaliste. 20 12 détermination, l’idée de savoir serait vaine21. Les institutions sont ainsi l’expression même du processus de socialisation des comportements qui assurent une prévisibilité essentielle à l’action humaine et à la connaissance de la société. Comprendre les institutions comme des médiations entre les parties et le tout permet de dépasser les débats caractérisés par l’opposition entre holisme et individualisme, qui ont trop structuré les sciences sociales. Polanyi assigne d’ailleurs à l’histoire économique l’étude du dépassement des points de vue figés opposant choix individuels et nécessité sociale, ces points de vue trahissant des a priori idéologiques (Polanyi, 1977, p. xli). L’« analyse institutionnelle » pourrait alors montrer, comment se dénoue concrètement la tension entre le tout et les parties. Dans ses écrits antérieurs à la Grande Transformation, Polanyi ([1922] 2008d, p. 313) avait élaboré un modèle de socialisme refusant la planification impérative, incapable de construire une comptatibilisation rationnelle des coûts. Il imaginait ainsi, à l’intérieur d’un système socialiste décentralisé, des institutions offrant une réponse à la contradiction entre les fonctions de production et de consommation (Polanyi, [1924] 2008e, p. 323)22. Il montrait, par ailleurs, que la volonté d’un parti décrétant les besoins de la société, ainsi que les modalités de les satisfaire, aurait été source de gaspillage et négateur de la subjectivité ouvrière avec toutes les conséquences que cela implique pour l’idéal socialiste (Polanyi, [1925] 2008f, p. 330-332). Durant les années 1930, il s’attacha à montrer que le nazisme repose sur une idéologie anti-individualiste et que l’idéologie fasciste est sous-tendue par le fantasme organiciste du déterminisme du Tout (Polanyi, [1934] 2008g, p. 416). Ce n’est donc pas le concept d’équilibre qui est le fondement de la connaissance en économie, croyance commune à toutes les orthodoxies, mais bien le concept d’institution que partage Polanyi avec les approches institutionnalistes authentiques, issues des travaux de Veblen, Commons et Mitchell. La problématique de la Grande Transformation est imprégnée de la question institutionnelle, mais celle-ci n’a pas été explicitement traitée spécifiquement par Polanyi. En revanche, à l’issu des travaux effectués dans le cadre de Columbia Interdisciplinary Project, Polanyi donne du contenu à cette notion-clef d’institution par le concept de « processus institutionnalisé » (Polanyi, 1977, 2008a). Précisons le domaine de la réflexion : l’économie dans le sens le plus général, c’est-à-dire substantif, « tire son origine de la dépendance de l’homme par rapport à la nature et ses semblables pour assurer sa survie » (Polanyi, 2008a, p. 53). Polanyi insiste sur la nécessité d'avoir une telle conception de l'économie à Commons (1934, p. 69) affirme que l’institution est « l'action collective contrôlant l'action individuelle », d’où découle : « une libération de l'action individuelle par rapport à la coercition, la contrainte, la discrimination ou la concurrence déloyale, par le moyen d'entraves imposées à d'autres individus » (p. 73). 21 Polanyi estime que les fonctions antagoniques de la production et de la consommation doivent être représentées au niveau politique. La constitution de l’État socialiste ne serait pas, toutefois, exposée à une aporie majeure, car le processus vital lui-même implique un dépassement aussi nécessaire que perpétuel de cet antagonisme économique essentiel, ce que conteste Ludwig von Mises (1923). 22 13 disposition, laquelle met l'accent sur la fourniture de moyens matériels permettant de satisfaire les besoins et les désirs humains, de manière à être capable d'analyser « toutes les économies empiriques du passé et du présent » (ibid., p. 54). Polanyi écarte donc une définition restreinte de l’économie, qu’il qualifie de « formelle », selon laquelle l’économie se restreint à un processus mental d’économisation via un ajustement rationnel entre des moyens postulés rares et des fins alternatives. Dans ce cas, l'économie est réduite à un certain arrangement psychique de l'esprit humain reposant sur un processus décisionnel dans une situation rareté, comme le verbe « maximiser » l’implique ou comme le sens commun l’entend par le verbe « économiser ». Suivant Polanyi, « le sens formel [de l'économie] dérive du caractère logique de la relation entre fins et moyens, comme le montrent les expressions ‘économique’ ou ‘économiser’. Ce sens renvoie à une situation bien déterminée de choix, à savoir entre usages alternatifs des différents moyens par suite de la rareté de ces moyens » (ibid., p. 53). De ce point de vue, toute science universelle des choix est une rationalisation des motivations qui gouvernent le monde capitaliste, celui de la rareté généralisée où les marchés mettent en forme les choix des agents économiques. Or « la coutume et la tradition, en général, éliminent le choix et, si choix il y a, il n’a pas besoin d’être causé par les effets limitant d’une quelconque rareté des moyens ». (Polanyi, 1977, p. 27)23. Polanyi peut alors dénoncer la confusion entre les définitions formelle et substantive de l'économie et l'utilisation, par une majorité d'économistes, de la première définition. Ceci exprime un ethnocentrisme, renvoyant à une spécificité culturelle : l’équivalence entre l'économie humaine en général (d'un point de vue substantif) et sa représentation idéalisée (utopique), qui implique dans les faits, le marché autorégulateur. C'est cette construction idéologique, cette mythopoièse savante, que Polanyi (1977, chapitre 1) appelle « le sophisme économiciste» (the economistic fallacy). Cette chimère fondatrice de l'économie formelle, appréhende toute activité humaine en termes de fins et de moyens, et rationalise l’utilisation des moyens sous la forme d'une rationalité intemporelle et instrumentale. Selon Polanyi, cette manière de procéder inverse les points de vue en projetant vers le passé des catégories qui n’appartiennent qu’à une société de marché Il convient de noter que la perspective substantive de Polanyi est inspirée par l'édition posthume des Principes de Carl Menger ([1871] 1923). Menger a été l'un des premiers à théoriser l'économie néoclassique, avec Léon Walras et Stanley Jevons. Selon Polanyi (1977, chapitre 2), seul Menger, parmi les grands théoriciens des sciences sociales, n’a pas fait l'erreur de confondre les deux sens du terme économique, un mot qui a des racines profondément distinctes : « Comme Menger l’a expliqué, l'économie a deux ‘orientations élémentaires’, dont l'une est la direction économisante découlant de l'insuffisance de moyens, tandis que l'autre est la direction ‘technico-économique’, et comme il le rappelait, découlent des conditions physiques de production indépendamment de l’insuffisance ou l'insuffisance de moyens » (p. 22). Menger (1923) opposait ainsi à l'économie d'échange, pour laquelle il avait écrit ses Principes, les économies non civilisées, et distinguait l'acte économique en général (wirtschaftend) de l'acte économique lié au fait d'économiser les moyens (sparend). Cette distinction, qui n'a jamais été reprise dans toute présentation de l'économie néoclassique, a été confirmée par l'absence prolongée d'une traduction anglaise de cette édition posthume. Comme nous le dit Polanyi (1977), Friedrich Hayek, en décrivant ce manuscrit comme étant « fragmentaire et désordonné » (p. 23), se livra à une manœuvre éditoriale visant à discréditer le travail de Menger, justifiant ainsi le fait qu'il n'a pas été traduit. 23 14 idéalisée (Polanyi, 1983, p. 358) et crée, en conséquence, un paysage artificiel qui n'a guère de ressemblance avec l'original (Polanyi, 1977, p 6). En second lieu, nous pouvons alors concevoir l’économie substantive comme un processus, ce qui revient à la considérer comme une configuration de mouvements dont la nature est double : changements de lieux ou de propriétaires (Polanyi, 2008a, p. 58). Ces deux types de mouvements « épuisent à eux seuls les possibilités contenues dans le procès économique en tant que phénomène naturel et social » (ibid., p. 57). Est implicite dans ce concept un mélange fluide de facteurs dénommés « économiques » et « sociaux ». Pour Polanyi, dans la mesure où les « activités sociales (...) appartiennent à ce procès, [elles] peuvent être appelées économiques ; (…) tout élément de ce procès peut être considéré comme un élément économique » (ibid., p. 58). Or, sans le concept d’institution, la compréhension du procès économique, entendu comme une alchimie spontanée d’éléments physiques et sociaux, serait limitée : « Si la survie matérielle de l'homme était le résultat d'une chaîne de causalité simple et passagère, ne possédant ni de localisation bien définie dans le temps ou l'espace (c'est-à-dire, l'unité et la stabilité), ni de points de référence permanents (qui est la structure), ni de modes d'action définis au regard de l'ensemble (c'est-à-dire, la fonction), ni de moyens d'être influencé par des objectifs de la société (qui est la pertinence des politiques) - elle n'aurait jamais atteint la dignité et l'importance de l'économie de l'homme. Les propriétés de l'unité et de la stabilité, de la structure et de la fonction, de l'histoire et de politique profitent à l'économie grâce à son investissement institutionnel » (Polanyi, 1977, p. 34). En effet, sans les institutions, l'interaction entre ces éléments physiques, techniques, sociaux et écologiques n’aurait pas de « réalité globale » (Polanyi, 2008a, p. 58). L’institutionnalisation signifie modeler les faits économiques en accord avec certaines relations sociales : « [L]e choix entre le capitalisme et le socialisme renvoie à deux manières différentes d’instituer la technologie moderne dans le procès de production » (ibid., p. 59). L’institutionnalisation du processus économique est donc essentielle ; c’est ainsi que la survie de l’homme échappe à la contingence inhérente aux échanges avec la nature et aux interactions sociales (Polanyi, 1977, p. 34)24. Ceci implique de préciser ce qui permet l’unité et la stabilité (l’ordre) du processus économique : les « principes de comportement » (Polanyi, 1983, p. 76) ou « formes d’intégration » (Polanyi, 2008a, p. 59), c’està-dire la réciprocité, la redistribution et l’échange (implicitement marchand), lesquels s’appuient sur les « modèles » ou « supports institutionnels » que sont la symétrie, la centralité et le marché : La réciprocité L’« institutionnalisation du procès économique confère à celui-ci unité et stabilité ; elle crée une structure ayant une fonction déterminée dans la société ; elle modifie la place du procès dans la société, donnant aussi une signification à son histoire ; elle concerne l’intérêt sur les valeurs, les motivations et la politique. Unité et stabilité, structure et fonction, histoire et politique définissent de manière opérationnelle le contenu de notre assertion selon laquelle l’économie humaine est un procès institutionnalisé » (Polanyi, 2008a, p. 59). 24 15 exige des mouvements entre des groupes symétriques comme dans les relations de parenté ; la redistribution des biens requière la centricité et est généralement accompagnée par la hiérarchie ; enfin, l'échange nécessite un système de « marché créateur de prix » (price-making market)25. Pour Polanyi, ces modes d'intégration sont de nature historique et leur temporalité n'est pas celle du comportement individuel. Ils ne découlent pas de la somme des actes individuels mais sont subordonnés à l'existence d'institutions spécifiques. En outre, ils ne représentent pas des stades de développement, car aucune séquence temporelle n’est supposée26. Enfin outre, ils fonctionnent ensemble et leur cohérence réside dans leur synergie. Dans cette perspective, il nous semble vain de tenter d'isoler de soi-disant « bonnes institutions » dans un système donné, et de tenter de les reproduire sous une autre forme institutionnelle. À cet égard, les thèses de Polanyi sur la non-universalité du marché et de la rationalité marchande sont essentielles. Il met, aussi, en évidence le fait que l'efficacité de chaque forme d'intégration puisse être améliorée grâce à leur articulation à d'autres, même si les systèmes socio-économiques peuvent être catégorisés au regard de la principale forme d'intégration. Ce que Polanyi recherche n’est pas une séquence d’événements saillants, mais plutôt une explication de leurs tendances et complémentarités, du point de vue de l’efficacité en fonction des institutions économiques. Polanyi précise, par exemple, que la réciprocité gagne beaucoup en efficacité lorsqu’elle utilise la redistribution comme méthode subordonnée : il est ainsi possible de parvenir à la réciprocité en partageant le poids du travail selon des règles précises de redistribution, par exemple lors de l’accomplissement des tâches à tour de rôle. S’il est historiquement établi que, très tôt, réciprocité et redistribution se sont articulées l’une sur l’autre, on oublie parfois la rapidité avec laquelle la redistribution s’est liée à l’échange marchand. L’échange dont il est question ici n’est pas encore intégratif27 : il n’y a pas de libres marchés libres interconnectés permettant des fluctuations aléatoires de prix même si, comme à Athènes, le principe du gain par les échanges était admis. Selon Polanyi (1977), le complexe redistribution-échange était une condition sine qua non de cette démocratie. Ainsi, la polis implique l’agora, ce qui n’implique pas, à ce moment de la Grèce classique, la prédominance du marché comme forme d’intégration. Comme elles se produisent parallèlement à des niveaux différents au sein de secteurs distincts de l’économie, il est souvent impossible de considérer une seule d’entre elles comme dominante, de sorte qu’elles permettent de procéder à une classification générale des économies empiriques. En offrant une Notre propos ne peut ici inclure l’exposition de ces concepts clefs qui ont donné lieu à de nombreux commentaires. Voir Silver (1986), Stanfield (1986), Renger (1994), Barber (1995), Plociniczak (2007, 2008). 25 26 Polanyi rejette en cela les étapes historiques de Marx (esclavagisme, féodalisme, capitalisme). Polanyi (2008a) identifie ici la prédominance d’une forme d’intégration au degré auquel elle englobe terre et maind’œuvre dans la société. Prenons deux exemples : la société dite « sauvage » est ainsi caractérisée par l’intégration de la terre et de la main-d’œuvre dans l’économie à travers les liens de parenté alors que, dans la société féodale, les liens de féauté conditionnent le sort de la terre et de la main-d’œuvre qui l’accompagne. 27 16 différenciation entre les secteurs et niveaux de l’économie, ces formes offrent un moyen de décrire le procès économique. En opposition à toute « histoire conjecturale » du marché, Polanyi montre que l’on n’est pas passé du marché local au marché intérieur, puis de ce dernier au marché extérieur (Polanyi, 1977)28. Approfondissant le travail de Weber (1991 p. 218), qui montra que le commerce entre peuples précéda les formes d’échanges internes, Polanyi (1983) suggère que : « le vrai point de départ est le commerce au long cours, résultat de la localisation géographique des biens, et de la « division du travail » née de cette localisation » (p. 90). Polanyi distingue trois types d’institutions relatives à notre propos : les ports de commerce, les marchés locaux et l’échange intégratif qui peut générer le marché, un système doué de propriétés régulatrices mais nullement autorégulateur. Dans ce dernier cas, les prix y sont principalement indépendants des rapports sociaux entre les agents et résultent de la confrontation entre une masse d’offreurs et de demandeurs anonymes (Polanyi et Rostein, 1966). Le commerce archaïque est une forme d’action collective, expression des pratiques de réciprocité entre unités politiques : les échanges entre élites sociales sont à la source des transactions limitées en nombre et variété. Il s’agit d’« une méthode qui consiste à acquérir des biens qui ne sont pas disponibles sur place. Il s’agit de quelque chose d’extérieur au groupe » (Polanyi, 1977, p. 81)29. Polanyi met l'accent sur l'acquisition de biens originaires de pays lointains, qu'il considère comme la caractéristique fondamentale du commerce: « le commerce est une méthode relativement pacifique d’acquérir les biens que l’on ne trouve pas sur place » (Polanyi, 2008a, p. 66). En conséquence, « le vrai point de départ est le commerce au long cours, résultat de la localisation géographique des biens, et de la ‘division du travail’ née de cette localisation » (Polanyi, 1983, p. 90). Dès que se structurent les pouvoirs politiques, les systèmes de redistribution organisent le commerce. Ce grand commerce est essentiellement administré, les prix fixés par traités diplomatiques préexistent à l’échange et ne sont donc pas susceptibles d’être discutés et modifiés par marchandage. En outre, le commerce ne concerne pas la subsistance de l’homme dans ce qu’elle a d’essentiel et ne rend donc pas la vie humaine dépendante des fluctuations des prix formés sur le marché. Polanyi ne nie pas l'ancienneté du principe de l’échange marchand, il souligne plutôt l'antériorité du commerce et des usages de la monnaie : « Le commerce, ainsi que certains usages de la monnaie, sont aussi vieux que l'humanité ; en revanche, bien que des lieux de réunion à caractère économique aient pu exister dès le néolithique, les marchés ne commencèrent à prendre de l'importance qu'à une époque relativement North (1990) prétend concevoir une croissance tirée par des exportations, le problème étant que toute forme d’échange bute sur la question des « coûts de transaction », dès qu’un certain « volume » d’échanges est en jeu. Or, de telles généralités tendent à occulter les raisons, non nécessairement économiques, qui expliquent l’antériorité du commerce sur l’échange. 28 29 L’accent mis sur l’acquisition de biens venant de contrées lointaines est, pour Polanyi, le facteur crucial du commerce. 17 récente » (Polanyi, 2008a, p. 65). Une question importante de l’histoire économique est ainsi de comprendre comment le commerce s’est lié au marché (Polanyi, 1977, p. 91-92). De simples pratiques d'échange n'engendrent donc pas un système marchand ; le marché donne stabilité à ce qui ne serait, dans le cas contraire, que de simples actes d'échanges occasionnels. C’est pourquoi le marché est une institution, ou plutôt un processus institutionnalisé, comportant un mécanisme offre-demande-prix où le mouvement de biens est contrôlé par les prix (Polanyi, 1977, chap. 8). Le fait que les prix de marché soient « fluctuants ou changeants» et de « caractère concurrentiel » est évidemment décisif (Polanyi, 2008a, p. 76). Dans de telles conditions - fondements légaux, politiques et culturels ne pouvant être examinés ici - l’institution du marché produit des effets systémiques, c'est-à-dire des effets de régulation, que Polanyi recouvre par le syntagme d’« échange intégratif » : « Même les marchés créateurs de prix ne sont intégratifs que s’ils sont reliés en un système tendant à étendre l’effet des prix à des marchés autres que ceux qui sont directement affectés » (ibid., p. 63). Ce point de méthode est de prime importance pour l’étude des formes premières de marchés car les échanges qui s’inscrivent dans cette institution doivent avoir un minimum de cohérence et de stabilité : « les actes d'échanges au niveau personnel ne créent des prix que s'ils ont lieu dans un système de marché créateur de prix, structure institutionnelle qui n'est en aucun cas engendrée par de simples actes fortuits d'échanges » (ibid., p. 60). A suivre ainsi Polanyi, l’existence de transactions entre individus impliquant des rapports d'échange n'équivaut donc pas à l'existence d'une institution cohérente de marché. Il n’est ainsi pas possible, de tirer argument des seules pratiques de marchandage pour arriver à des conclusions hâtives sur l’existence d’un système marchand. CONCLUSION : L’INSTITUTIONNALISME POLANYIEN ET SES IMPLICATIONS CONTEMPORAINES Un postulat représente le point de départ de la perspective néo-institutionnaliste : « Au commencement était la rareté ». Il s’agit d’une des caractéristiques de l’approche de l’un de ses éminents représentants, North, qui n’a jamais varié sur ce point : la division du travail qui s’établit entre les hommes, spontanément à la recherche des gains que peut comporter l’échange, serait la raison du développement des marchés. Lorsque la communauté grandit, le commerce extérieur serait un fruit nécessaire des marchés en extension. Et au bout du compte : « la clé du changement institutionnel [serait] l’interaction permanente entre les institutions et les organisations dans la répartition économique de la rareté, donc de la concurrence » (North, 2005, p. 86). Cette vision des choses est particulièrement bien résumée par Williamson : « au début étaient les marchés » (Williamson, 1975 p. 20, 1985 p. 87). 18 A contrario, l’approche institutionnelle de Polanyi repose fondamentalement sur une tension entre l’affirmation de l’historicité radicale des institutions et le caractère universel de la subsistance de l’homme. La société ne dispose pas, en effet, d’institutions différenciables à l'infini pour organiser sa subsistance. En revanche, il se peut fort bien qu'existent des variations institutionnelles autour de quelques schémas fondamentaux. L'économie n'est pas une chose pour Polanyi, mais plutôt une articulation d’institutions complémentaires, ancrées dans l'histoire, dont l'étude est fondée sur des types idéaux d’arrangements institutionnels, à savoir la redistribution, la réciprocité et l'échange marchand. Telle est la perspective de l'analyse institutionnelle de Polanyi. Elle vise à pousser aussi loin que possible les efforts pour démontrer l'historicité des éléments constitutifs de l'économie moderne. Elle ne respecte pas la frontière entre une anthropologie économique qui pour certains est caractérisée par un fort biais empirique et l'analyse économique appréhendé comme fondamentalement théorique : Polanyi ne souhaite pas refaire l'histoire mais la réécrire du point de vue des institutions. La croyance en un marché conçu comme un phénomène spontané et autorégulateur (croyance commune aux approches économiques conventionnelles) occulte la nature profondément institutionnelle du marché, qui doit être compris dans son contexte historique et social. Ainsi, à suivre Polanyi, les marchés ne sont pas des instances libres et autorégulées, mais requièrent un ensemble de relations sociales et d’arrangements institutionnels afin de permettre un fonctionnement apparemment libre. En bref, sans interventions de l’Etat, les marchés ne peuvent émerger, se développer et survivre. La société de marché repose sur des dispositions idéologiques, politiques et juridiques particulières qui sont les conditions sociales même permettant d’appréhender le marché en tant qu'institution. Une question se pose donc : ne peut-on pas dire que l'ignorance de cette épaisseur institutionnelle du marché est à l'origine de la croyance erronée dans l'efficacité supposée du capitalisme financier à l’origine de la crise économique actuelle ? En tout état de cause, une chose est assez frappante. Le monde que décrit Polanyi, au début de La Grande Transformation semble assez proche de celui dans lequel nous vivons en ce début du 21e siècle, au moins dans ses caractéristiques fondamentales. Plus précisément, comme l'affirme Polanyi, l'autorégulation du marché est une mythe, et la tentative d'y parvenir, c’est-à-dire l'effort pour organiser la société sur la base du laissez-faire, conduit inévitablement à des réponses sociales protégeant la société contre ses effets dévastateurs mais pouvant conduire, également, à des catastrophes, comme le 20e siècle l’a démontré. Dans les années 1980, les idées libérales du laissez-faire ont été ravivées. Les politiciens néo-libéraux et les économistes de l’école dominante ont eu une influence fondamentale sur la politique mondiale. Ils ont contesté les régulations des marchés créées après la Seconde Guerre mondiale pour protéger la société. La croyance utopique dans l'autorégulation marchande, qui a réémergé il y a trente ans sous les gouvernements 19 de Ronald Reagan et Margaret Thatcher, et qui a été perpétuée par George Bush et Alan Greenspan, est une raison de la pénétration croissante de la logique du marché au cœur de la vie sociale. Mais, le mouvement vers une prétendue autorégulation des marchés a été accompagné par des contre-mouvements vers plus de régulation. Si cette comparaison historique est pertinente, et nous pensons qu’elle l’est dans une certaine mesure, nous pourrions apprendre beaucoup de l'analyse de Polanyi pour la recherche socio-économique contemporaine30. À suivre Stiglitz (2001), la pertinence intellectuelle de Polanyi ne fait aucun doute : « parce que la transformation de la civilisation européenne est analogue à la transformation ayant cours dans le monde aujourd'hui, il semble souvent que c'est comme si Polanyi s'adresse directement à la problématique actuelle. (...) Les plus récentes crises financières ont rappelé aux générations actuelles les leçons que leurs grands-parents ont appris durant la Grande Dépression : à savoir, que l'autorégulation de l’économie ne fonctionne pas toujours aussi bien que ses partisans voudraient bien le faire croire » (p. vii-ix). BIBLIOGRAPHIE BARBER, Bernard, 1977, “Absolutization of the Market,” in Gerald Dworkin, Gordon Bermant and Peter G. Brown, eds., Markets and Morals. Washington, DC, Hemisphere Publishing, pp. 15-31. — 1995, “All economies are "embedded"”: the career of a concept and beyond,” Social Research, vol. 62, n°2, pp. 387-413. 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