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de l’entre-deux-guerres comme n’étant pas vraiment des économistes. Après la guerre, Karl Polanyi ([1947]
2008b, p. 510 sq.) fut également négligé, lui qui osait mettre en doute la croyance en l’universalité et la
spontanéité du comportement économique « rationnel ». Pourtant, Douglass C. North (1977, 1981), l’un des
pionniers de l’introduction en histoire de l’approche néo-institutionnaliste, précisait qu’il fallait relever le « défi »
que constituaient les thèses de Polanyi. Si, à ce jour, Polanyi a acquis quelque légitimité auprès d’éminents
économistes comme le Prix Nobel d’Économie 2001, Joseph E. Stiglitz, c’est que les économistes ont de plus
en plus de mal à prouver le caractère scientifique d’une discipline qui manque singulièrement de contenu
empirique. Il suffit de se souvenir, par exemple, de l’échec des politiques recommandées par des références
de premier ordre au moment de l’effondrement du bloc soviétique (l’infâme « thérapie de choc ») ou la surprise
absolue qu’a constitué le début de la crise économique actuelle autant pour le commun des mortels que pour
presque tous les économistes professionnelles
.
Mais dès lors que la construction sociale des grandes règles structurant les flux économiques est
reconnue comme décisive, dès lors qu’on admet que les règles constitutives de l’organisation marchande
n’émergent pas spontanément du jeu d’acteurs rationnels dans un monde d’optimalité, dès lors, aussi, que
l’autorégulation des marchés est conçue comme un mythe
, un espace de légitimité s’ouvre pour une
authentique analyse institutionnelle. C’est aussi en dehors des constructions néo-institutionnalistes qu’il faut
repenser l’institution dans ses rapports avec l’économie. Bien que Polanyi n’ait pas développé de « théorie
complète des institutions économiques » (Polanyi, 1960 p. 309), le concept d’institution existe bien dans son
œuvre. Plus encore, nous pensons qu’il y a chez Polanyi une profonde analyse du marché appréhendé
comme institution même si celle-ci n’est pas souvent très bien perçue, particulièrement parce que Polanyi ne
Ancien conseiller à la Maison Blanche auprès du Président Clinton puis économiste en chef et vice-président de la
Banque mondiale, Stiglitz (2002, 2006, 2009) conteste les choix effectués par les organismes internationaux (l'OMC, le
FMI ou la Banque mondiale) qui, selon lui, sont sous l’emprise de la croyance en la supériorité du marché en toute
circonstance, ce qui est non fondée en théorie, les conduisant à sous-estimer le rôle bénéfique de l'État. Stiglitz qualifie
de « fanatisme du marché » cette croyance et de « cupide » le comportement afférent. Comme l’a fort à propos
récemment déclaré le Prix Nobel d’économie 2008, Paul Krugman (2009) : « Dans le monde réel, les économistes ont cru
avoir la situation sous contrôle ». Voir dans cette perspective, par exemple, le travail des défenseurs de « la thérapie de
choc » comme Olivier Blanchard et al. (1991) que Jacques Sapir (2002) analyse comme la « Campagne de Russie des
économistes standard » (p. 28)… D’autres personnalités reconnues de la communauté académique, comme Stanley
Fisher et Jeffrey Sachs, légitiment également un « marché sans institutions » (ibid., 2002, p. 36 sq.). Il convient de
rappeler à cet égard que, mobilisant ses travaux théoriques sur l’imperfection de l’information, Stiglitz considère que les
marchés sont incapables de s’autoréguler du fait de ces imperfections. Des formes d’actions collectives se doivent alors
d’aider les marchés à fonctionner. C’est dans cette perspective que Stiglitz (2001) a rédigé en des termes louangeurs la
préface de l’édition américaine de l’ouvrage le plus populaire de Polanyi, La Grande Transformation. Il y invoque un
retour aux travaux de Polanyi, afin d’éviter les erreurs des transplantations institutionnelles et des politiques néolibérales
des années 1990, et reconnaît particulièrement que la science économique et l’histoire économique « en sont venues à
reconnaître la validité des affirmations clés de Polanyi » (ibid., p. xiii).
L’autorégulation (ou l’auto-ajustement) implique que « toute la production est destinée à la vente sur le marché et que
tous les revenus proviennent de cette vente » (Polanyi, [1944] 1983, p. 103).