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L’INSTITUTION ET LE MARCHE SELON KARL POLANYI.
CONTRE LA MYTHOPOÏESE ECONOMIQUE
JEROME MAUCOURANT
Maître de Conférences
Université Jean Monnet
UMR 5206 “Triangle”
maucourant.jerome@wanadoo.fr
SEBASTIEN PLOCINICZAK
Chercheur associé
Université Paris 13
UMR 7115
Centre d'Économie
de Paris Nord (CEPN)
sebastien.plocini[email protected]
Réponse à l’appel à communication
Congrès Marx international VI
22 au 25 Septembre 2010
CRISES, RÉVOLTES, UTOPIES
Version du 11 avril 2010
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Résumé : Bien que Karl Polanyi (1886-1964) n’ait jamais eu pour ambition « d’élaborer une théorie complète
des institutions économiques », ce texte met en évidence qu'il y a, dans son œuvre, une analyse aussi
implicite que profonde du marché appréhendé comme une institution ou un « processus institutionnalisé ». à A
l'encontre de la croyance économique conventionnelle, l’œuvre de Polanyi permet de comprendre que le
marché, n'est ni spontané ni autorégulateur. Le capitalisme ou « société de marché » se caractérise dès lors
par un fait culturel spécifique : la croyance utopique en l'autorégulation marchande. Une origine de la crise
économique actuelle peut ainsi être mise en évidence. Plus généralement, tout économiste contemporain
soucieux des problématiques de l’institution et du marché peut, avec Polanyi, resituer de façon novatrice les
marchés au sein des contextes sociaux dans lesquels ils se déploient.
Mots-clés : institution, marchés, société de marché, encastrement, utopie, marché autorégulateur, crise,
capitalisme.
Classification JEL : A12 relation of economics to other disciplines, B25 historical, institutional, evolutionary,
Austrian history of economic thought, Z10 cultural economics, economic sociology, economic anthropology.
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“L’économie humaine est (…) encastrée [embedded] et
englobée dans des institutions économiques et non
économiques. Il importe de tenir compte de l’aspect non
économique. Car il se peut que la religion et le
gouvernement soient aussi capitaux pour la structure et le
fonctionnement de l’économie que les institutions monétaires
ou l’existence d’outils et de machines qui allègent la fatigue
du travail” (Polanyi, [1957] 2008a p. 59)
1
.
Le mécanisme offer-demande-prix, (…) (qui nous appelons
le marché), est une (…) institution modern avec une
structure spécifique, qui est ni facile à établir ni à faire
fonctionner” (Polanyi, 1977 p. 6).
INTRODUCTION
Depuis les années 1970, certains économistes ont tenté de répondre aux difficultés de plus en plus
nombreuses qu’ils rencontraient en réélaborant le concept d’institution. Cette tentative dite « néo-
institutionnaliste » fut porteuse de malentendus
2
. L’autonomisation progressive de l’économie comme savoir
s’était, en effet, construite sur l’occultation délibérée de toutes sortes de fondements extra-économiques
3
. La
quête de tels fondements, dans l’intention d’asseoir scientifiquement la connaissance, pouvait, en effet, être
jugée superfétatoire pour une discipline qui ne se voulait plus être l’étude d’un domaine de la réalité mais la
compréhension rationnelle du « comportement humain en tant que relation entre des fins et des moyens rares
à usages alternatifs » (Robbins, 1932, p. 16)
4
. C’est pourquoi les institutionnalistes américains traditionnels
comme Thortsein Veblen, John R. Commons ou Wesley C. Mitchell, furent considérés par les néoclassiques
1
Si la date de la première parution de l'ouvrage ou de l'article référé est décalée par rapport à l'édition référée, dans ce
cas, nous faisons d’abord état de la date de l’édition référée, puis nous faisons référence à la date de la première
parution de l’ouvrage ou de l’article. Par suite, nous ne faisons référence que de la date de l'édition référée.
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D’ordinaire, le programme de recherche de la Nouvelle Économie Institutionnelle (NEI) est présenté comme
appréhendant deux objets spécifiques (Coase, 1998 ; Williamson, 2000 ; Nee, 2005 ; Brousseau et Glachant, 2008) : (i)
la branche macro-institutionnelle dans la lignée des travaux du Prix Nobel d’économie 1993, Douglass C. North (1977,
1981, 1990, 2005) explore la nature et le rôle des institutions en mettant en relief leur dimension historique et (ii) la
branche micro-institutionnelle de la gouvernance dans la lignée des travaux du Prix Nobel d’économie 2009, Oliver E.
Williamson (1975, 1985, 1996) s’intéresse à l’étude des modes d’organisation des échanges, des arbitrages entre ces
modes et de leur efficacité comparée. Cela étant, depuis le courant des années 1990, des politologues tels que Peter A.
Hall et Rosemary C.R. Taylor (1996) et des historiens économistes comme Avner Greif (2006) ont profondément amendé
la NEI de sorte qu’aujourd’hui, elle ne constitue plus a priori un champ théorique aux bornes aussi claires et distinctes.
Dans un article récent, Véronique Dutraive (2009) évoque même une « New New Institutional Economics ». L'unité qui
peut toutefois se dégager de ces travaux est la référence aux marchés appréhendés comme concurrentiels et dominés
par des transactions impersonnelles coordonnées par le système des prix. L’existence du fameux « problème du hold-
up » (hold-up problem), sans lequel la NEI n’a pas de raison d’être, dérive directement d’une telle conception du marché
conçu non comme une institution mais comme complémentaire aux institutions…
3
Francis Y. Edgeworth ou Irving Fisher, au début du XXe siècle, vilipendaient l’intrusion possible de considérations tenant
au pouvoir, à la psychologie et à l’historicité.
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Cette hypothèse distingue la logique économique des autres.
4
de l’entre-deux-guerres comme n’étant pas vraiment des économistes. Après la guerre, Karl Polanyi ([1947]
2008b, p. 510 sq.) fut également négligé, lui qui osait mettre en doute la croyance en l’universalité et la
spontanéité du comportement économique « rationnel ». Pourtant, Douglass C. North (1977, 1981), l’un des
pionniers de l’introduction en histoire de l’approche néo-institutionnaliste, précisait qu’il fallait relever le « défi »
que constituaient les thèses de Polanyi. Si, à ce jour, Polanyi a acquis quelque légitimité auprès d’éminents
économistes comme le Prix Nobel d’Économie 2001, Joseph E. Stiglitz, c’est que les économistes ont de plus
en plus de mal à prouver le caractère scientifique d’une discipline qui manque singulièrement de contenu
empirique. Il suffit de se souvenir, par exemple, de l’échec des politiques recommandées par des références
de premier ordre au moment de l’effondrement du bloc soviétique (l’infâme « thérapie de choc ») ou la surprise
absolue qu’a constitué le début de la crise économique actuelle autant pour le commun des mortels que pour
presque tous les économistes professionnelles
5
.
Mais dès lors que la construction sociale des grandes règles structurant les flux économiques est
reconnue comme décisive, dès lors qu’on admet que les règles constitutives de l’organisation marchande
n’émergent pas spontanément du jeu d’acteurs rationnels dans un monde d’optimalité, dès lors, aussi, que
l’autorégulation des marchés est conçue comme un mythe
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, un espace de légitimité s’ouvre pour une
authentique analyse institutionnelle. C’est aussi en dehors des constructions néo-institutionnalistes qu’il faut
repenser l’institution dans ses rapports avec l’économie. Bien que Polanyi n’ait pas développé de « théorie
complète des institutions économiques » (Polanyi, 1960 p. 309), le concept d’institution existe bien dans son
œuvre. Plus encore, nous pensons qu’il y a chez Polanyi une profonde analyse du marché appréhendé
comme institution même si celle-ci n’est pas souvent très bien perçue, particulièrement parce que Polanyi ne
5
Ancien conseiller à la Maison Blanche auprès du Président Clinton puis économiste en chef et vice-président de la
Banque mondiale, Stiglitz (2002, 2006, 2009) conteste les choix effectués par les organismes internationaux (l'OMC, le
FMI ou la Banque mondiale) qui, selon lui, sont sous l’emprise de la croyance en la supériorité du marché en toute
circonstance, ce qui est non fondée en théorie, les conduisant à sous-estimer le rôle bénéfique de l'État. Stiglitz qualifie
de « fanatisme du marché » cette croyance et de « cupide » le comportement afférent. Comme l’a fort à propos
récemment déclaré le Prix Nobel d’économie 2008, Paul Krugman (2009) : « Dans le monde réel, les économistes ont cru
avoir la situation sous contrôle ». Voir dans cette perspective, par exemple, le travail des défenseurs de « la thérapie de
choc » comme Olivier Blanchard et al. (1991) que Jacques Sapir (2002) analyse comme la « Campagne de Russie des
économistes standard » (p. 28)… D’autres personnalités reconnues de la communauté académique, comme Stanley
Fisher et Jeffrey Sachs, légitiment également un « marché sans institutions » (ibid., 2002, p. 36 sq.). Il convient de
rappeler à cet égard que, mobilisant ses travaux théoriques sur l’imperfection de l’information, Stiglitz considère que les
marchés sont incapables de s’autoréguler du fait de ces imperfections. Des formes d’actions collectives se doivent alors
d’aider les marchés à fonctionner. C’est dans cette perspective que Stiglitz (2001) a rédigé en des termes louangeurs la
préface de l’édition américaine de l’ouvrage le plus populaire de Polanyi, La Grande Transformation. Il y invoque un
retour aux travaux de Polanyi, afin d’éviter les erreurs des transplantations institutionnelles et des politiques néolibérales
des années 1990, et reconnaît particulièrement que la science économique et l’histoire économique « en sont venues à
reconnaître la validité des affirmations clés de Polanyi » (ibid., p. xiii).
6
L’autorégulation (ou l’auto-ajustement) implique que « toute la production est destinée à la vente sur le marché et que
tous les revenus proviennent de cette vente » (Polanyi, [1944] 1983, p. 103).
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l’exprime pas d’une manière explicite. Conséquemment, nous allons nous efforcer de rappeler, dans un
premier temps, (1) la problématique transdisciplinaire de Polanyi en la matière. Ensuite, (2) nous tacherons de
démontrer la pertinence de la perspective institutionnelle de Polanyi pour tout économiste contemporain
soucieux des problématiques de l’institution et du marc en ces temps si incertains
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1. LA PROBLEMATIQUE TRANSDISCIPLINAIRE DE KARL POLANYI
Au début du 20e siècle, l'effondrement de la civilisation européenne du 19e siècle, régie par l'ordre
économique libéral, a eu des conséquences catastrophiques pour le monde entier, à savoir la disparition de la
démocratie dans la plupart des États de l'Europe continentale. Cela constitue l'objet même de la pensée de
Polanyi, comme le révèle le sous-titre de l'édition originale de son ouvrage le plus populaire : La Grande
Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps ([1944] 1983)
8
. L’auteur veut situer
son analyse à un niveau très général, celui des rapports changeant entre économie et société. Cette tentative
se veut même être un «cit » écrit du point de vue des « institutions humaines » (ibid., p. 23). L’histoire est
ainsi comprise du point de vue des grands principes qui déterminent l’organisation des sociétés. Étudier les
institutions, dans ce cadre, révèle le sens d’un projet spécifiquement humain, c’est-à-dire une culture et des
valeurs. A suivre Polanyi ([1957] 2008a) : « L’institutionnalisation du procès économique confère à celui-ci
unité et stabilité ; elle crée une structure ayant une fonction déterminée dans la société » (p. 59). Le processus
économique consiste donc en un système de relations sociales, de règles partagées et de croyances
communes, stables dans le temps, qui imposent aux individus des contraintes mais leur ouvre aussi des
opportunités. Polanyi (1983) écrit d’une façon qui rappelle Commons : « Les institutions sont les incarnations
d’un sens et d’un projet humains (…) Au niveau institutionnel, la réglementation étend et restreint à la fois la
liberté ; seule la balance des libertés perdues a un sens (…) les privilégiés parlent d’esclavage alors qu’en
réalité tout ce qui est prévu, c’est d’étendre aux autres la liberté acquise dont ils jouissent eux-mêmes » (p.
326)
9
.
7
Nous pensons, à l’instar de Ghislain Deleplace (2007), que « l’étude des textes, anciens ou récents (…) peut contribuer
au développement de la théorie économique moderne » (p. xxxiv).
8
La Grande Transformation a été écrite dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale (1941-1943) alors que Polanyi
était accueilli aux Etats-Unis au Bennington College (Vermont). L’ouvrage, publié en 1944, a profondément influencé
nombre de sociologues et d’historiens. La popularité et la pertinence de La Grande Transformation de Polanyi a
fortement progressé durant les trois dernières décennies. Il y a, selon nous, deux raisons à cette popularité :
premièrement, la diffusion de l'idéologie olibérale dans le monde et deuxièmement, la dissolution du « bloc
communiste » et la transformation institutionnelle qui a suivi en Europe central et en Europe de l’Est. La Grande
Transformation, est aujourd’hui traduite en 15 langues et est considérée comme un classique 20e siècle. Une recherche
sur Google pour The Great Transformation fait état de 22 100 000 résultats (avril 2010).
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Ce point de vue est partagé par des contemporains bien différents de Polanyi, comme Talcott Parsons et Neil J.
Smelser qui écrivent : « les institutions sont les « chemins » dans lesquels les modèles de valeur de la culture commune
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