1
M. Dmitriev. Europe « latine » et l’Europe
orthodoxe (matériaux pour un livre à venir)
Orthodoxes, Catholiques, Uniates, 1595-1667:
"guerres de religion" à l'Est de l'Europe?
La question de savoir quel rôle a joué l'Union de Brest dans l'histoire de la
Rzeczpospolita et l'Europe Orientale est depuis toujours l'objet de discussions
passionnées . En principe personne ne nie l'évidence de ce qu’après 1596 les
conflits nationaux et religieux à l'intérieur de la Rzeczpospolita s'exacerbent. Etait-ce
la conséquence de l'Union de Brest? Beaucoup d'historiens d'orientation catholique
ou gréco-catholique évitaient cette question ou niaient un lien direct entre l'Union et
les conflits sanglants des années qui suivirent. La faute en reviendrait aux intrigues
de K. Ostrozski, aux hiérarques orthodoxes, aux patriarches de Constantinople, aux
autorités moscovites, aux cosaques ignares et agressifs, aux moines orthodoxes
ignorants, aux confréries trop ambitieuses, aux circonstances politiques et non
religieuses de la première moitié du XVIIème siècle
1
. Au contraire, l'historiographie
d'orientation orthodoxe renvoyait à l'Union de Brest la responsabilité de
l'exacerbation des contradictions religieuses et politiques, ainsi que nationales dans
les années 1596-1648, sans nier pour autant les facteurs non religieux
2
.
Ces dernières années les positions se rapprochent. E. Suttner, par exemple,
dans un article spécialement consacré à ce problème reconnait que l'Union a plus
séparé qu'uni les Eglises et que justement cette leçon engage actuellement l'Eglise
catholique romaine à considérer d'une autre façon ses relations avec l'orthodoxie
3
.
Dernièrement le problème des conséquences de l'Union de Brest a de nouveau été
1
J. PELESCH, Geschichte der Union der ruthenischen Kirche mit Rom von den altesten
Zeiten bis auf die Gegenwart, Bd. 1, Wien, 1882; E. LIKOWSKI, Unia Brzeska (r. 1596),
Poznan, 1889; E. LIKOWSKI, Dzieje Kosciola unickiego na Litwie i Rusi w XVIII i XIX wieku,
cz. 1-2, Warszawa, 1906; K. CHODYNICKI, Kosciól prawoslawny a Rzeczpospolita Polska.
Zarys historyczny. 1370-1632. Warszawa, 1934; O. HALECKI, From Florence to Brest
(1439-1596), Hamden, 1968; T. HUNCZAK, “The Politics of Religion: the Union of Brest
1596”, dans: The Ukrainian Historian, 1972, N 3-4, pp. 97-106; B. DUPUY, “L’Union de Brest
jugee avec le recul du temps”, dans: Istina, XXXV (1990), pp.1, 17-123.
2
M.O. KOJALOVITCH, Litovskaja cerkovnaja unija, v. 1-2, Sankt-Peterburg, 1859-1861;
MAKARIJ (BULGAKOV), Istorija Russkoj cerkvi, t. IX, kniga IV, Istorija Zapadnorusskoj ili
Litovskoj mitropolii, Sankt-Peterburg, 1879 (réédition : Moskva, 1996) ; P. N. ZHUKOVITCH,
Sejmovaia borba pravoslavnogo zapadnorusskogo dvorjanstva s cerkovnoj uniev (do 1609
g.), Sankt-Peterburg, 1901.
3
E. Ch. SUTTNER, “Brachte die Union von Brest Einigung oder Trennung fьr die Kirche”,
dans: Ostkirchliche Studien, XXXIX (1990), pp. 3-21.
2
posé par une spécialiste renommée de l'histoire de l'église gréco-catholique, H.
Dylagowa
4
, qui est arrivée à la conclusion que l'Union a plutôt accentué qu'atténué
les contradictions religieuses, sociales et nationales dans la société ukraïno-
biélorusse. Pour reprendre ses paroles, "la haine des différents mouvements en
Ukraine à l'encontre de l'Union au XVII et XVIII siècle donne bien des matières à
réflexion”
5
.
Néanmoins la question reste sans reponse: pourquoi l'union à laquelle, dans
un premier temps, les deux parties, catholique et orthodoxe, étaient favorables, et qui
était envisagée comme reconciliation des Eglises - pourquoi cette union a, au
contraire, exacerbé les conflits au lieu de les calmer? Nous ne cherchons pas а la
resoudre; ce qui nous intéresse - c’est les conséquences immédiates de l'Union et
leur impact sur l'histoire de la Rzeczpospolita dans la première moitié et milieu du
XVIIème siècle.
Pour ce qui concerne les sources touchant à ces questions, nous disposons
de nombreuses déclarations de ses intentions par le clergé orthodoxe, des réponses
de l'Église catholique et des autorités séculaires, de la correspondance entre les
évêques orthodoxes et les laïcs engagés dans la préparation de l'Union, de la
correspondance entre Rome et les représentants du pape en Pologne, de la
correspondance interne des membres de la Curie romaine, des actes des livres
judiciaires (ksiegi grodzkie ), des écrits polémiques fort intéressantes et hautement
représentatifs, des lettres, des traités religieux et politiques relevant de notre
problématique, des sermons et, finalement, des documents provenant de
Constantinople et de Moscou.
Notamment, pour l’étude de la première question nous disposons d’un certain
nombre de documents officiels rédigés par les Orthodoxes entre 1590 et 1595 : la
Déclaration de juin 1590
6
qui donna l'élan initial pour les négociations; l'Instruction
et la Déclaration signée vers la fin de 1594
7
; la Déclaration de Balaban et du clergé
de Galicie de janvier 1595
8
; et finalement, 32 articles compilés vers juin 1595
9
. De
côté orthodoxe, nous disposons également de nombreuses lettres, d'un court livre
4
H. DYLAGOWA, “Unia Brzeska pojednanie czy podzial?”, dans: Unja Brzeska. Geneza,
dzieje i konsekwencje w kulturze narodуw slowianskich, praca zbiorowa pod red. R.
LUZNEGO, F. ZIEJKI, i A. KEPINSKIEGO, Kraków, 1994, pp. 45-53.
5
H. DYLAGOWA, “Unia Brzeska – pojednanie czy podzial?”, p. 51.
6
A.- G. WELYKYJ, edit.., Documenta Unionis Berestensis eiusque auctorum
(1590-1600), Romae, 1970 ( cité ensuite: DUB ), n°2, pp. 7-8.
7
DUB, nn° 17, 19, pp. 32-35, 36-38.
8
DUB, n° 22, pp. 43-44
9
DUB, nn° 41, 42, pp. 61-75.
3
par I. Potej, le futur métropolite de l'Église uniate, sur l’Union à conclure
10
. Du côté
catholique nous avons les réponses officielles de Rome, du nonce G. Malaspina et
de Sigismond III, la correspondance entre G. Malaspina, clergé polonais et le
Vatican, entre les membres du clergé italien impliqués à la préparation de l’Union,
les lettres des dignitaires polonais, la correspondance des Jésuites polonais et leur
supérieur à Rome, des traités polémiques, historiques et théologiques polonais et
romains etc.
Ces documents permettent de découvrir quelques façons dont l'Union fut
comprise par le clergé et les laïcs orthodoxes et catholiques en 1590-1596
11
.
L'étude de l'ensemble de ces documents montre que dans les projets de
l’Union d’Église proposés par le clergé orthodoxe en 1590-1595 l'Union des Églises
fut comprise comme un transfert de l'autorité suprême, sur la métropole de Kiev, de
Constantinople à Rome, sans un seul changement dans la doctrine, les institutions
ou les pratiques liturgiques de l'Église orthodoxe. En fait, l'Union se résumait à un
remplacement des patriarches par les papes de facon que la relation entre Kiev et
Rome devenait semblable à celle qui existait entre Kiev et Constantinople. La
préservation des traditions dans la doctrine, les coutumes, les rituels et les
institutions étaient de première importance pour des personnes comme I. Poteï, G.
Balaban, M. Ragoza, K. Ostrozhskiï et ceux qui les soutenaient. L'Union ne pouvait
en aucun cas être interprétée comme une soumission inconditionnelle de l'Église de
Kiev au pape. Les conditions pour l'union devaient être négociées et approuvées par
l'Église orthodoxe, et ce préférablement lors d'un synode spécial, le sobor.
En échange de sa soumission à Rome, le clergé orthodoxe demandait l'aide
de l'État polonais pour renforcer les positions de l'Église orthodoxe en Ukraine-
Biélorussie, et souhaitait que les droits et privilèges du clergé de Ruthénie soient
garantis par les rois polonais.
Il va sans dire qu'un tel programme ne pouvait être qualifié de réaliste dans le
contexte du modèle ecclésiastique latin en Occident à la fin du XVIe siècle.
10
[I. POTEÏ], Uniia Grekov s kostelom Rimskim, Vil’no, 1595, in Russkaia
istoritcheskaia biblioteka, t.VII (=Pamiatniki polemitcheskoï literatury v Zapadnoï
Rusi, II), Sankt-Peterburg, 1882, col. 111-168.
11
Pour une analyse détaillée voir : M.V. DMITRIEV, Mezhdu Rimom I
Car’gradom; M. V. DMITRIEV, L’Union de Brest (1595-1596), les Catholiques,
les Orthodoxes: un malentendu ? ”, dans Wspólistnienie i przenikanie
wzajemne konfesji w dziejach Europy Srodkowej i Wschodniej w znym
sredniowiczu i czasach nowozytnych. Akta kolokwium, Warsawa, l5-16 listopada
2000 ( à paraître ).
4
C'était dans les 32 " articles " signés par tous les évêques en juin 1595 et
envoyés à Rome en l'été de la même année que les souhaits et sirs du clergé
orthodoxe furent exprimés de la façon la plus cohérente et la plus complète.
Dans le document, il était spécifié à deux reprises -dans le préambule et les
phrases de conclusion- que les " articles " ( artykuly ) devaient être confirmés par le
pape et le roi ( ou " les seigneurs catholiques " ), avant que les Orthodoxes passent
à l'Union
12
. On voit par que la partie orthodoxe accordait une importance capitale
aux " articles " et qu'ils devaient, dans l'esprit des évêques orthodoxes, jouer un rôle
décisif dans la préparation de l'Union de Brest. Les " articles ", non seulement
résument et traduisent concrètement ce qui se dégageait des pourparlers
préparatoires, mais ils incorporent aussi les points les plus importants du
programme de réformes ecclésiastiques proposé lors des synodes du début des
années quatre-vingt-dix du XVIe s. Sans reprendre en détail chacune des clauses,
qui touchent aux questions de dogme, de rite et d'organisation, nous allons souligner
les thèmes essentiels qui sous-tendent ces " articles "
13
.
Tout d'abord, la spécificité dogmatique et rituelle orthodoxe devait être
préservée pratiquement dans son intégrité : on proposait de résoudre la querelle du
filioque selon la formule de compromis adoptée au concile de Florence ( procession
du Saint-Esprit “ du Père par le Fils ” ), la doctrine du purgatoire devait être
expliquée aux Orthodoxes par la partie catholique, le mariage des prêtres et la
communion sous les deux espèces étaient maintenus, toutes les fêtes religieuses
devaient être célébrées d'après le calendrier ancien, les rites et les cérémonies
devaient être maintenus intacts ( art. 1-9 ).
En second lieu, l'Union devait entraîner une nette amélioration du statut social
du clergé. Il s'agissait non seulement de lui garantir l'inaliénabilité des biens qu'il
possédait et le retour de ceux qui lui avaient été pris, ainsi que des sièges au Sénat
et des privilèges identiques à ceux du clergé catholique, mais aussi de nommer
deux évêques orthodoxes au tribunal chargé de défendre les droits de l’Église
orthodoxe ( art. 20 ). Le synode se réservait aussi le droit de sélectionner les
candidats à la dignité épiscopale ou métropolitaine ( art. 10 : le synode proposait
quatre candidats, le roi choisissait l'un d'entre eux et l'investissait ). Dans les faits,
12
“Artykuly na ktore caucij potrzebujemy od Panow Rzymian pierwei anizli do
iednosci z Kosciolem Rzymskim przystapiemy (DUB, 41, p. 61 ) ; “Articuli,
quorum cautionem petimus a Dominis Romanis, priusquam accedamus ad
unionem Romanae Ecclesiae” (DUB, n° 42, p. 68 ).
13
Voir l’interprétation des “ 32 articles ”par O. HALECKI, op. cit., p. 289 passim ;
et l’interprétation récente par I. PATRYLO ( I. PATRILO, “Artikuli Beresteïskoï
uniï ”, Analecta Ordinis Sancti Basilii Magni, XV (1996 ), pp. 47-102 ).
5
les évêques et les métropolites demeureraient indépendants de Rome du point de
vue de l'administration ecclésiastique, puisque les évêques devaient être consacrés
par le métropolite. De plus, les évêques devaient absolument être “ du peuple
ruthène ou grec et de notre religion ”. Il était aussi spécifié que les clercs sur les
terres relevant de seigneurs nobles étaient exempts de la juridiction seigneuriale (
art. 21 ).
Le troisième grand thème des " articles " était la défense des positions de la
future Église uniate face à l'expansion de l'influence catholique sur les terres
ukrainiennes et biélorusses : les conversions de l'Union à la latinité ( latinstvo )
devaient être interdites ( art. 15 ), les mariages entre Romains et Ruthènes ne
devaient pas entraîner de changement de confession (art. 16), la conversion des
sanctuaires orthodoxes (cerkov' ou chram ) en églises catholiques (kostel ) était
proscrite et la réparation des églises orthodoxes prescrite ( art. 25 ) ; enfin, il était
défendu aux Catholiques d'accueillir un excommunié de l’Église uniate et vice versa
( art. 30 ).
Le quatrième grand thème était celui du renforcement très net du pouvoir
épiscopal à l'intérieur de la ( future ) Église uniate : les réguliers devaient lui être
totalement soumis ( art. 19 ), les confréries, les écoles, les imprimeries devaient
passer sous son contrôle ( art. 27 ), la noblesse ne devait pas restreindre la
souveraineté administrative et judiciaire des évêques ( art. 28 ), tous les sanctuaires
devaient relever de l'ordinaire, quel que fût le seigneur temporel du lieu, et aucun
laïque ne pouvait prétendre les administrer ( art. 29 ).
Enfin, le cinquième et dernier thème concerne une condition spécifique ( art.
10-11 ) : le tropolite devait être élu par un concile, approuvé par le roi ( ou plutôt
choisi par le roi parmi 4 candidats proposés par le sobor, le synode [ art. 10 ] ), et
seulement confirmé par le pape ( cette bénédiction papale devait, à son tour, être
confirmée par deux évêques orthodoxes [ art. 11] ). De plus, si le nouveau
métropolite avait été ordonné évêque avant son élection, aucune approbation
papale n'était nécessaire.
Tout cela correspondait parfaitement aux singularités de l’ecclésiologie et
d’autres traditions byzantino-orthodoxes dans leur modalité slave locale, et à cet
égard, c’est le document (nec plus ultra- supprimer!) spécifiquement orthodoxe et,
ce qui n’est pas exclu, relevant, par excellence, de l‘orthodoxie spécifiquement
ruthène, c’est à dire nationale aux termes, d’ailleurs, fortement anachroniques.
Ajoutons, en complément, que les " articles " se caractérisaient non par le
pathos du repentir, mais par un esprit de conciliation vraiment œcuménique, tout en
conservant presque intacts les caractères spécifiques acquis par l'orthodoxie au
cours de son évolution séculaire. Comme les évêques orthodoxes l’ont écrit dans
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