De la nature à l`esprit

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Résumé de thèse
Gilles Marmasse
De la nature à l’esprit. Corps animal et corps humain chez Hegel
Doctorat de l’Université dirigé par le professeur Jean-François Kervégan ; la soutenance aura lieu
le 26 novembre 2001 en Sorbonne (14 h, salle J.-B. Duroselle, galerie J.-B. Dumas). Le jury
comprendra également les professeurs B. Bourgeois, J.-M. Lardic et A.Stanguennec.
De la nature à l’esprit, un rapport se laisse-t-il penser ? Faut-il se résoudre à admettre un
« gouffre immense » entre ces deux domaines, selon l’expression de Kant, ou est-il possible, au
contraire, de découvrir une relation qui satisfasse l’intelligence ? Le présent travail s’efforce de
cerner la manière dont Hegel apporte une réponse à la question métaphysique du rapport entre la
nature et l’esprit. Il s’agit de comprendre la nécessité et les modalités du passage de la deuxième
à la troisième partie du système encyclopédique, mais également de montrer dans quelle mesure le
débat de l’esprit avec sa propre naturalité constitue l’un des enjeux les plus importants de la
troisième partie de l’Encyclopédie. Par ailleurs, à travers cette investigation de structure, on
rencontre deux thèmes de la philosophie hégélienne qui n’ont jusqu’à présent que peu retenu
l’attention des commentateurs, et qui pourtant affirment leur caractère stratégique : la physique
organique, terminus ad quem de la philosophie de la nature et l’anthropologie, terminus a quo de
l’esprit. La recherche vise donc, à la fois, à élucider l’une des grandes structures de la
construction systématique et à rendre compte de la manière dont Hegel examine la vie naturelle et la
vie de l’âme. Les textes plus particulièrement étudiés sont ceux de la raison dans la Phénoménologie
de l’esprit, de la vie dans la Science de la logique, et de la physique organique et de
l’anthropologie dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques. La recherche requiert également une
investigation de l’ensemble de l’œuvre hégélienne ainsi que de ses sources, tant dans l’histoire de
la philosophie que dans les sciences du début du XIXème siècle. À titre de documents, je présente, en
allemand, la transcription du manuscrit d’un cours de Hegel sur la philosophie de la nature de
1821/22 (Nachschrift von Uexküll) et la traduction d’un manuscrit de Hegel sur l’anthropologie,
datant probablement de 1822. Je tire parti, en outre, du cours sur la philosophie de la nature de
1823/24 (Nachschrift von Griesheim) que j’ai récemment publié chez Peter-Lang.
Si le passage de la logique à la nature a suscité des travaux remarquables, la question de la
transition de la nature à l’esprit, c’est-à-dire, en première approche, de la deuxième à la
troisième partie de l’Encyclopédie, a curieusement été délaissée. Dans l’architecture du système, on
peut pourtant penser qu’il s’agit d’un passage d’une importance égale à celui de la logique à la
nature, quoiqu’il ne mette assurément pas en jeu un schème structurel identique. En réalité,
l’intelligence de ce passage requiert de comprendre le sens global du développement encyclopédique.
Pour une part, l’esprit en et pour soi ne saurait certes advenir sans la médiation de la nature :
« L’esprit a dans la nature sa présupposition » [1] dit Hegel, c’est-à-dire sa condition de
possibilité. Contre l’idéalisme abstrait, il convient donc de souligner l’importance de la deuxième
partie du système encyclopédique, et non pas la réduire à une sorte de délire de l’absolu, délire
passager et somme toute négligeable. Pour une autre part cependant, à l’encontre de l’absolutisation
de la nature cette fois, la tâche que s’assigne Hegel est de montrer que, si la nature est
indispensable à l’avènement de l’esprit, celui-ci ne provient pourtant pas de celle-là, au sens où
l’esprit surgirait naturellement de la nature, et, en définitive, en ferait lui-même partie.
L’affirmation de Hegel citée plus haut se poursuit ainsi : « L’esprit a dans la nature sa
présupposition, dont il est la vérité, et, par là, le [principe] absolument premier. » La
perspective semble ici renversée. Comment comprendre alors que l’esprit qui, d’un point de vue
systématique, est conditionné par la nature, constitue néanmoins le principe de celle-ci ?
En réalité, la nature ne consiste pas seulement, selon le philosophe, en ce qui s’offre
immédiatement à la perception sensible, mais elle est fondamentalement un dynamisme universel qui
s’extériorise, par ailleurs, en des produits finis. C’est le thème de la nature comme idée
extérieure à soi. Plus précisément, si la logique représente la forme inchoative de l’idée, la
nature constitue, quant à elle, la forme aliénée de celle-ci. Cette aliénation est nécessaire, aux
yeux de Hegel, afin que l’esprit s’authentifie comme puissance absolue, comme liberté capable
d’accomplir, précisément, l’Aufhebung de son opposé. Quel est alors le sens du passage de la nature
à l’esprit ? La caractéristique principale de la nature, pour Hegel, est l’extériorité à soi,
l’absence irrémédiable d’unité. Par là-même, elle contrevient à la détermination de l’absolu qui,
comme liberté souveraine, doit s’identifier parfaitement à son autre. Le passage, semble-t-il,
s’explique en termes de finalité interne, une finalité inscrite dans la nature elle-même en tant
qu’elle est tendance à l’universalisation.
On peut en effet lire l’ensemble du parcours de la nature comme une progressive unification avec
soi. Au § 249 de l’Encyclopédie de 1827/30, Hegel caractérise la nature comme un système de
niveaux (Stufen). De fait, on constate que les moments considérés gagnent progressivement en densité
ontologique, au sens où ils sont de plus en plus autonomes et de plus en plus riches en
déterminations. Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer les corps mécaniques (première section
de la Philosophie de la nature) avec les corps organiques (troisième section). Il y a d’une part un
progrès en différenciation de soi, puisque, si les moments mécaniques consistent en la réitération à
l’identique des points de l’espace, des instants du temps, ou encore sont caractérisés par une
matière qui reste constamment la même et se trouve seulement superficiellement déterminée (position,
mouvement, masse…), les corps organiques en revanche sont articulés en membres possédant des
configurations et des fonctions distinctes. Il y a d’autre part un mouvement d’unification avec soi.
Alors que la sphère mécanique, en effet, est caractérisée par des objets discontinus : les points de
l’espace, les instants du temps ou encore les astres du système solaire, l’organisme se présente,
quant à lui, comme un tout continu, qui rend compte par soi d’un devenir qui, par là même, est
nécessaire. Ces deux mouvements se contredisent-ils purement et simplement ? En réalité, ils
s’articulent, au sens où l’on passe d’une identité et d’une différence formelles, caractérisées par
la réitération et la discontinuité, à une identité et à une différence concrètes, caractérisées par
l’unité fonctionnelle et la répartition des fonctions. La différence, dans la mécanique, est
simplement extérieure, et, à ce titre, quantitative, tandis que dans la physique organique, elle est
intériorisée, et, à ce titre, qualitative. De même, l’identité n’a initialement que le sens de
l’égalité simple, tandis qu’elle devient, avec la physique organique, principe d’individuation. On
peut donc affirmer que la nature constitue bien un système, dont les moments sont de plus en plus
concrets, et dont les produits ultimes sont eux-mêmes systématiquement organisés. Le « progrès », au
sein de la nature, est donc caractérisé par l’apparition d’éléments présentant en eux-mêmes de plus
en plus de différences, mais, inversement, les intégrant de manière toujours plus intensive. Il
s’agit bien d’une universalisation.
Cependant, cette universalisation butte inévitablement sur l’extériorité rémanente de la nature.
Ainsi la forme universelle du genre ne trouve pas d’existence qui lui soit adéquate, mais se
disperse dans une série atomique d’espèces ou d’individus. La nature est caractérisée par l’échec
inévitable de sa quête de l’universel. L’addition du § 396 de l’Encyclopédie de 1827/30 propose
alors le commentaire suivant : « L’être qui vit de façon simplement animale [...] n’a pas la
puissance de réaliser véritablement le genre dans lui-même ; sa singularité immédiate, dans
l’élément de l’être, abstraite, demeure toujours en contradiction avec son genre, n’exclut pas moins
celui-ci qu’elle l’inclut en elle-même. Du fait de son incapacité à présenter pleinement le genre,
l’être qui n’est que vivant va à l’abîme. Le genre se montre en lui comme la puissance devant
laquelle il lui faut disparaître. [...] Par contre, le genre se réalise de façon vraie dans
l’esprit, dans la pensée – cet élément homogène à lui. » [2] L’ultime moment de la nature, l’organisme
animal, se présente comme le sommet de la nature : il y a alors, en effet, sentiment de soi, emprise
de l’âme sur les organes, faculté de s’affirmer face à l’environnement inorganique dans la
nutrition, faculté, enfin, de se rapporter à l’autre comme à soi-même dans l’accouplement. Pourtant,
l’animal demeure également affecté de l’insuffisance qui caractérise en général la nature, à savoir
l’incapacité de se penser soi-même – le vivant n’est affecté que par des sensations extérieures –,
l’incapacité de se rapporter au monde sur le mode positif du travail, et, dans l’accouplement, un
rapport à autrui qui demeure gouverné par la tendance et non par la décision libre de reconnaître
autrui comme libre.
On sait que le passage de la logique à la nature résulte d’une décision. Peut-on dire, cependant,
que le passage de la nature à l’esprit, à son tour, relève de la catégorie de la décision ? Un
élément semble certes plaider en ce sens : l’affirmation, par Hegel, du caractère subjectif de
l’organisme animal. Néanmoins, la subjectivité de l’animal ne rend pas celui-ci capable de décision.
L’auteur de l’Encyclopédie souligne que la liberté de l’animal n’est pas autre chose qu’un librearbitre, au sens où elle ne renvoie qu’à la contingence d’actes dénués de rationalité véritable. Par
conséquent, si le passage de la logique à la nature apparaît comme un acte souverainement rationnel
et libre, il en va à l’inverse du passage de la nature à l’esprit. Nous n’avons alors affaire qu’à
l’actualisation d’une tendance. Si la logique se pense et, dès lors, décide de s’opposer une nature,
c’est seulement le besoin et l’accomplissement de celui-ci qui caractérise cette dernière. Plus
précisément, la nature tend à se rassembler avec soi, et, par là, à se supprimer comme telle.
En quoi consiste alors l’auto-suppression de la nature ? Poursuivons la comparaison avec
l’extériorisation de la logique comme nature. Dans ce dernier cas, nous avions affaire à la venue au
jour d’une nouvelle entité, caractérisée par l’extériorité à soi. Dans le passage de la nature à
l’esprit, à l’opposé, rien de neuf n’apparaît. En revanche, la suppression de la nature par l’esprit
se traduit par le fait que l’objectivité devient signifiante. C’est ce qu’explicite par exemple le
§ 411 de l’Encyclopédie de 1830 : « L’âme est, dans sa corporéité complètement façonnée et qu’elle
s’est appropriée, pour elle-même en tant que sujet singulier, et la corporéité est ainsi
l’extériorité en tant que prédicat dans lequel le sujet ne se rapporte qu’à lui-même. » [3] Si, à la
fin de la logique, nous assistions à l’extra-position du négatif, la nature se clôt, quant à elle,
par la soumission pleine et entière de l’extériorité objective au sens. Alors que dans la nature, la
matérialité existe sans signification, qu’elle a pour horizon la simple existence des objets, dans
la troisième sphère du développement encyclopédique, la nature se fait en revanche l’auxiliaire de
la représentation.
Mais il faut aller plus loin. On sait que, dans le système hégélien, tout moment assume pour luimême les conditions qui, en soi, ont assuré son surgissement. C’est pourquoi il semble possible
d’affirmer que c’est l’ensemble de l’esprit qui, comme tel, ne cesse de se rapporter à la nature,
mais selon un mode en constante évolution. Par exemple, dans la philosophie du droit, la propriété
représente l’assujettissement d’un bien extérieur, l’histoire n’est pas autre chose que la
configuration de l’effectivité naturelle géographique et anthropologique, tandis que, dans l’esprit
absolu, l’œuvre d’art constitue, derechef, l’expression de l’esprit au sein d’une matière sensible.
C’est par ce processus que l’esprit en vient, in fine, à rendre compte de son origine de manière
achevée et à vérifier ainsi sa rationalité de manière systématique. C’est ici qu’il convient de
revenir au concept d’idéalité, qui constitue assurément l’une des clés de la pensée hégélienne de
l’esprit : « Comme la déterminité distinctive du concept de l’esprit, il faut désigner l’idéalité,
c’est-à-dire la suppression de l’être-autre de l’Idée, le fait, pour celle-ci, de retourner et
d’être-retournée de son autre en elle-même, alors que, par contre, le caractère distinctif, c’est,
pour l’Idée logique, l’être dans soi simple, immédiat, et, pour la nature, l’être hors-de-soi de
l’Idée. » [4] L’addition du § 381, dès lors, énonce le sens du cycle spirituel : il s’agit de
considérer l’esprit « en premier lieu, dans son unité immédiate avec la nature, puis dans son
opposition à celle-ci, et, enfin, dans son unité avec la nature en tant qu’elle contient en elle une
telle opposition comme une opposition supprimée, qu’elle est médiatisée par cette opposition » [5] .
En définitive, l’esprit n’est autre que l’Aufhebung continuée de la nature, de la nature extérieure
tout d’abord, puis de sa nature propre (l’ambivalence héritée des Grecs de la notion de phusis ou de
natura est exploitée de manière remarquable par l’auteur de l’Encyclopédie). C’est pourquoi
l’hypothèse qui préside au travail ici présenté est celle selon laquelle le rapport de l’esprit à la
nature permet de rendre compte de l’ensemble de la philosophie de l’esprit.
À partir de cet examen de structure, il devient possible d’examiner la conception hégélienne de
l’organisme. Il y a chez Hegel une pensée de la vie qui se fait remarquer par son caractère à maints
égards surprenant, par son ambition et la solidité de son assise métaphysique. Peut-on penser
ensemble rationalité et devenir naturel ? Bien plus, peut-on penser un processus qui vérifie une
règle de finalité, alors même qu’il est dépourvu de tout caractère spirituel, qui produise le
résultat précisément indispensable à sa conservation, alors même qu’il s’excepte de la pensée ? « La
présence actuelle (die Gegenwart) des organisations vivantes rend visible, aussi pour le sens et
l’intuition, déjà la réalité effective de l’idéal », écrit le philosophe dans le Concept
préliminaire de l’Encyclopédie [6] . Ce qui se livre, selon cette affirmation, à la représentation
sensible, le concept peut-il cependant s’en saisir ? En d’autres termes, n’avons-nous pas affaire
ici à une illusion de finalité, ou encore à une hypothèse qui ne saurait être qu’heuristique ? Si
tel n’est pas le cas, cependant, les implications en sont considérables. Si l’on peut mettre en
évidence une rationalité de la vie naturelle, si le sens s’installe, par là même, au cœur de ce qui
semble de prime abord le plus étranger à la pensée, c’est, à l’inverse, la raison elle-même qui doit
être considérée d’une manière nouvelle. Plutôt que de s’interroger sur la capacité problématique de
l’esprit à rendre compte de la nature extérieure, ne convient-il pas en effet de réfléchir à une
éventuelle parenté originaire de la nature et du sens, ou encore de la nature et de l’esprit ? La
thèse s’efforce de dégager ce qui fait l’originalité de la présentation hégélienne de l’animal. Nous
pouvons certes avoir le sentiment de retrouver ici quelque chose de « bien connu », dans la mesure
où Hegel reprend la caractérisation traditionnelle de la vie animale comme croissance, nutrition,
reproduction et corruption. Par ailleurs, il a recours à des notions, comme celles de sensibilité,
d’irritabilité et de reproduction, qui, issues principalement des théories d’Albrecht von Haller
(1708-1777) ont connu, notamment via Kielmayer (1765-1844) et Schelling une immense fortune dans la
physiologie de l’époque. Cependant on peut montrer, en réalité, que la perspective de Hegel est tout
à fait spécifique. Il ne s’agit en effet nullement pour lui d’une enquête simplement empirique, mais
de la mise en évidence du développement nécessaire du concept d’organisme animal. Ce développement a
pour fil conducteur, comme il a été souligné plus haut, la progressive universalisation de celui-ci.
Le propos hégélien n’est donc pas simplement descriptif, mais il tend à situer l’ensemble des faits
biologiques empiriquement repérables au sein de la dynamique de l’idée et, partant, à en montrer la
genèse.
Dans l’Encyclopédie, le moment de l’anthropologie, enfin, présente d’un point de vue inchoatif les
réquisits de la constitution de l’esprit subjectif. Comme on le sait, la première partie de la
philosophie de l’esprit consiste, pour Hegel, en l’engendrement d’une connaissance et d’une volonté,
certes l’une et l’autre médiatisées par le monde extérieur, mais qui font encore face à celui-ci et
ne prétendent à aucune véritable efficace sur lui – à la différence de l’esprit objectif et de
l’esprit absolu. Ainsi l’anthropologie, dans sa spécificité, pose-t-elle déjà les cadres d’une
libération rationnelle dans l’espace du quant à soi. Peut-on cependant cerner ce qu’il y a de propre
au moment initial de la philosophie hégélienne de l’esprit ? Le concept d’âme ou d’esprit-nature,
objet de l’anthropologie, possède chez l’auteur de l’Encyclopédie un sens remarquablement déterminé.
Il s’agit du vécu de l’individu en tant que celui-ci-ci ne se distingue pas encore pour soi du monde
et n’organise pas consciemment ses représentations et ses volitions. Pour autant, l’âme ne constitue
nullement une faculté vide, car elle est chargée d’une infinité de déterminations qui font d’elle un
monde propre. Elle apparaît comme un cercle d’états, de sentiments et de pouvoirs dont l’individu ne
prend pas conscience de manière thématique, mais qui sont incontestablement les siens, et qui font
sentir leurs effets dans l’ensemble de la vie spirituelle. L’âme se caractérise, entre autres, par
un caractère, une façon de sentir et d’exprimer les affects qui lui sont propres et représentent
l’assise de tout le développement ultérieur. Plus généralement, l’anthropologie a pour objet le
rapport de l’individu à sa substantialité naturelle. Il s’agit de l’homme non pas en tant qu’il se
produit lui-même, mais en tant qu’il est donné à lui-même, c’est-à-dire affecté d’une « nature »
singulière présupposée. Dès lors, l’enjeu du moment est de produire les conditions de son autosuppression et du passage aux moments ultérieurs. Ainsi l’esprit pourra-t-il entreprendre activement
sa formation dans l’expérience du monde et la pensée. Inversement cependant, s’il n’y avait ce
présupposé anthropologique, il n’existerait, aux yeux du philosophe, aucune possibilité de
détermination autonome de soi dans la phénoménologie et la psychologie. Le procès de l’esprit-nature
tend donc vers un double horizon : d’une part se donner une substantialité, d’autre part se rendre
maître de celle-ci. Dans l’anthropologie, nous n’avons affaire à l’individu qu’en sa singularité
abstraite, dans la mesure où ses qualités sont contingentes et éphémères, et où il demeure incapable
de saisir le monde réflexivement, de systématiser ses représentations et de choisir librement entre
ses penchants. Cependant, une première forme d’universalité est bien atteinte, car l’âme assujettit
ses affects et s’exprime comme harmonie plastique. Il s’agit bien d’une universalité qui rend
possible l’accès à la conscience.
Une des hypothèses fondamentales de mon travail est que la préoccupation métaphysique prime chez
Hegel, et rend compte de la thématisation de l’organisme naturel et de l’anthropologie. En vérité,
Hegel étudie la vie et « l’esprit-nature » en tant que philosophe, et non pas en tant que
naturaliste ou aliéniste. C’est pourquoi, si la spéculation fait droit et a recours aux données et
aux sciences empiriques, il y a incontestablement une relation de subordination des secondes à la
première. Par ailleurs, s’il convient de réhabiliter, en quelque manière, la philosophie hégélienne
de la nature, il importe également de ne pas succomber à l’excès inverse, qui consisterait à
survaloriser la place de la nature au sein du système. Celle-ci reste un moment subordonné du
développement systématique. La vérité de l’idée n’est pas la nature mais l’esprit. Certes, la notion
de vie déborde la sphère de la nature. Il y a ainsi une vie dans la logique, une vie de la logique,
tout comme il y a une vie de l’esprit. Ce débordement n’est cependant en aucune manière le fait d’un
usage incontrôlé de ce qui ne serait qu’une métaphore facile. Comme on le sait, Hegel reproche
violemment à la Naturphilosophie romantique d’être en proie au démon de l’analogie. La clé de voûte
du système hégélien, fondamentalement, n’est aucunement la nature et sa contingence mais bien la
liberté de l’esprit et sa capacité à connaître et agir. Si la conception hégélienne de la vie
naturelle peut être considérée comme relevant du vitalisme, dans la mesure où elle pose la vie comme
un phénomène sui generis, la philosophie de Hegel n’est pas un vitalisme au sens où la vie
constituerait sa vérité ultime. C’est précisément pour cette raison que l’examen du passage de la
vie naturelle à l’esprit est d’une importance considérable. Dans l’entrelacs de la vie et de la
mort, de l’autonomie et de la soumission au destin de l’espèce, de l’infinité et de la scission en
membres mutuellement extérieurs, ce passage constitue, semble-t-il, l’un des thèmes les plus
remarquables du système.
La difficulté parfois extrême de l’œuvre a souvent fait obstacle à une compréhension
véritable des problématiques et des éléments doctrinaux proposés par Hegel. L’exemple de la finalité
interne et de la manifestation de l’âme par le corps en constitue la preuve : même si l’auteur de
l’Encyclopédie a été abondamment étudié, il demeure encore à découvrir. De plus, les textes
considérés rendent possible l’investigation de problèmes plus généraux : d’une part la question de
l’Aufhebung de la nature par l’esprit, qui constitue sans doute une clé d’interprétation de la
philosophie de l’esprit, d’autre part le fonctionnement précis de la processualité dialectique. Il
s’agit donc, dans ce travail, à la fois de lectures minutieuses et d’une interprétation globale de
l’œuvre. La physique organique et l’anthropologie expriment de leurs points de vue respectifs la
totalité de l’univers systématique hégélien. Il est donc certain qu’une série rigoureuse de lectures
détaillées doivent permettre de préciser la signification générale et la dynamique d’ensemble de la
pensée hégélienne.
Encyclopédie III (1830), § 381, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, p. 178.
Encyclopédie III (1830), Add. du § 396, trad. cit. p. 430.
[3] Encyclopédie III (1830), § 411, trad. cit. p. 218.
[4] Ibid., Add. du § 381, trad. cit. p. 385.
[5] Ibid., trad. cit. p. 389.
[6] Encyclopédie I (1830), R. du § 55, W. 8, 140, trad. cit. p. 318.
[1]
[2]
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