Ethnologies comparées
Centre d'Études et de Recherches Comparatives en Ethnologie
pour cela ! La transcendance est donc toujours dans nos têtes
. Même de celles
d'où, apparemment, elle a été chassée.
Je termine donc — mais sais ne guère être suivi ici par les chercheurs
s'intéressant au « fait religieux » et ne leur demande pas de partager ce qui peut
leur paraître mon « obsession », pourtant conclusion logique de ma réflexion — : le
sacré n'est pas seulement chez les autres, objets (sujets) de nos études, pas
seulement chez nos clercs et croyants ; il est ici-bas, hic et nunc, depuis
Feuerbach. Seul, sans doute, Max Stirner l'a bien vu et a poussé sa critique
jusqu'au point extrême — « on ne peut rien faire de Max Stirner », a écrit en
substance Eugène Fleischmann
, et c'est bien vrai ; sauf pour remettre les
pendules à l'heure ! —, et c'est pourquoi L'unique et sa propriété gratte là où
cela fait mal et s'est révélé, à mes yeux, prophétique : à vouloir le bien de
l'humanité, de l'Homme abstrait, universel, ces athées, jeunes hégéliens,
socialistes, communistes, liquideront sans pitié l'individu singulier concret, Moi,
l'Unique (der Einzige), qui ne correspond pas à l'image idéale de cet Homme
dont ils veulent le bien-être
. Car cet Homme idéal, abstrait, est sacré
.
Toutes les questions peuvent se poser alors, sans réponse de ma part —
comme tout le monde, je bricole mes valeurs … et j'y tiens ! Ce sacré aliénant
— et l'aliénation religieuse reste la plus forte des aliénations —
fondamentalement dangereux puisque toute valeur qu'il vient sanctifier en est
légitimée et en reçoit son pouvoir immense et … unique, ne peut-on s'en
Il faut créditer Lévi-Strauss d'avoir été sereinement indifférent à cette idée : la transcendance n'a aucun sens
pour lui, par conséquent non plus la recherche d'un « sens ultime » dans l'étude des mythologies. Cela chagrinait
profondément Ricœur — voir leur discussion dans Esprit au début des années soixante.
« Le rôle de l'individu dans la société pré-révolutionnaire : Stirner, Marx, Hegel », Archives européennes de
sociologie, XIV (1), 1973.
L'unique et sa propriété, cité ici d'après l'édition Stock, 1899 (autres traductions : L'âge d'homme, 1988 et une
édition de poche, 2001) ; Der Einzige und sein Eigentum, Reclam, 1981. Pour introduire à Max Stirner, quelques
citations :
« A l'ancien ‘rendez hommage à Dieu’, le Moderne répond ‘rendez hommage à l'Homme’ » (édition
française : 156 ; édition allemande : 147).
« Pour le libéralisme [‘humaniste, humanitaire’] l'individu [der Einzelne] n'est pas l'Homme [der
Mensch], aussi la personnalité individuelle n'a-t-elle aucune valeur. » […] « Attendu que l'individu n'est
pas Homme et n'a rien d'humain, il ne doit être rien du tout » (163 ; 150).
« On a trouvé une formule pour identifier complètement le Moi et l'Homme, et l'on émet ce vœu :
‘Devenez conforme à la véritable essence de l'espèce’ » (207 ; 192 : « Ich müsse ein ‘wirkliches
Gattungswesen’ werden » ; voir Karl Marx, La question juive). Immédiatement suivi de :
« La religion de l'humanité [die menschliche Religion] n'est que la dernière métamorphose de la religion
chrétienne. »
« La crainte de Dieu proprement dite est depuis longtemps ébranlée et la mode est à un ‘athéisme’ plus
ou moins conscient, reconnaissable extérieurement à un abandon général des exercices du culte. Mais
on a reporté sur l'Homme tout ce qu'on a enlevé à Dieu. […] Nos athées sont de pieuses gens » (217 ;
203 : Unsere Atheisten sind fromme Leute).
Marx et Engels ont tout de suite vu ce que Stirner représentait de dangereux. Engels l'écrit à Marx, dès la
lecture des bonnes feuilles de L'unique, le 19 novembre 1844. Ils se débarrasseront de Stirner en en faisant Saint
Max, le « petit bourgeois » dans L'idéologie allemande. Jean Baubérot a un chapitre intéressant (chapitre VII,
« Le sacré républicain, de la Révolution à aujourd'hui ») dans Vers un nouveau pacte laïque ?, Seuil, 1990.