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N°6
Printemps 2003
OCÉANIE, DÉBUT DE SIÈCLE
ENSEIGNER LE FAIT RELIGIEUX DANS L'ÉCOLE LAÏQUE
Olivier Herrenschmidt
Comme toujours, et c'est pour cela que l'APRAS
1
reprend la question, les
ethnologues sont les grands absents du banquet de la réflexion sur des faits de
société. Nul ne les a consultés sur la question de « l'enseignement religieux à
l'école laïque ». Pas davantage maintenant, avec le rapport Debray, que dans les
années 80 quand le recteur Philippe Joutard avait été chargé d'une me
mission, aboutissant à son rapport de 1989 et à un colloque organisé à Besançon
du 20 au 21 novembre 1991, publié sous le titre Enseigner l'histoire des
religions (CNDP / CDRP Besançon, 1992). Tout a déjà été dit dans ce colloque :
enseigner « l'histoire des religions » est seulement devenu enseigner « le fait
religieux ». Raison de plus pour que les ethnologues aient leur mot à dire
d'autant que ce rapport-ci dépasse à peine l'enseignement de l'histoire ; juste un
peu s'ouvre-t-il vers une présentation du contenu des croyances et sur les
pratiques. Bien entendu, il suppose la totale neutralité de l'enseignant, la « mise
entre parenthèse » de son propre jugement. Pas si facile. Selon ce que l'on croit
ou si l'on ne croit rien, on ne peut pas dire la même chose, à condition que l'on
parle bien du « fait » religieux.
Je parlerai de ma très longue expérience universitaire de l'enseignement
du DEUG au DEA
2
de l'anthropologie religieuse qui n'est pas, tant s'en
faut, la « science des religions ». A la fois, une expérience pratique de l'inculture
religieuse d'étudiants pour la quasi-totalité nés dans l'une des trois « Religions
du Livre » et de leur réelle curiosité pour ce domaine ; et à la fois une réflexion
construisant un enseignement de plus en plus ramassé autour de quelques idées
1
Cet article est le texte d'une conférence prononcée à l'APRAS (Association Pour la Recherche en
Anthropologie Sociale) le 4 février 2003, dans le cadre d'une journée consacrée au thème « Anthropologie et
enseignement du fait religieux : un enjeu à débattre ».
2
Depuis la rentrée universitaire de 1968, à Nanterre alors Faculté des lettres où Eric de Dampierre m'avait
accueilli après que je sois devenu personna non grata à la VIème section de l'E.P.H.E., depuis E.H.E.S.S. Il est
intéressant de faire remarquer qu'à l'époque, personne ne s'était précipité pour se charger de cet enseignement
généraliste à destination des étudiants de licence.
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2
forces à faire passer (en cours ou en TD) pour qu'ils puissent aborder et se poser
des questions pertinentes sur ce domaine essentiel de la vie, de l'activité et de la
pensée des sociétés humaines. Nécessairement aussi : une lente maturation et
clarification de ma propre position envers « le » religieux et … « les » religieux.
Le cours de 1er cycle s'est très vite intitulé : « Religions du Livre, religions
autres » et j'ai m'en expliquer : il ne s'agit pas de donner un statut privilégié
aux trois religions monothéistes, mais, au contraire, de marquer leur spécifici
indiscutable en même temps que de les mettre au même niveau que toutes les
autres formes de « discours religieux », comme objet d'étude, démarche
éminemment ethnologique, puisque nécessairement comparative et rappelant
immédiatement que l'étude des sociétés autres et ce qu'elles peuvent nous
apprendre ne prend son sens que si nous sommes capables de « retourner le
miroir » (je crois que c'est une expression d'Evans-Pritchard).
Il est évident que j'ai, comme bien d'autres, découvert très vite l'inculture
religieuse des étudiants. Totalement ignorants à de rares exceptions près, des
origines et fondements des valeurs de leur propre société dite « laïque », ils n'en
sont pas moins fascinés par « le religieux », le « primitivisme » et, comme bien
de nos chercheurs actuels (ethnologues ou préhistoriens), « ils voient des
chamanes partout ». Leurs auteurs favoris, quand ils en ont, restent Eliade et
René Girard. Contre cette ignorance, outre l'intitulé du cours, il fallait les
renvoyer à eux-mêmes, que leur étonnement commence d'abord chez eux. Donc,
prendre les exemples les plus proches. Commencer alors, pour analyser un
« mythe d'origine », par La Genèse, chapitres 1 à 3. Avec un exercice plusieurs
fois répété (environ 150 réponses) : « prenez votre stylo et racontez moi les
origines du monde et de l'homme telles que racontées par ce mythe j'ajoutais
pour les aider mais sans leur souffler rien d'important : jusqu'au moment
Adam et Eve quittent le paradis ». Traiter ce récit de « mythe » est déjà, bien
entendu, lui ôter tout statut privilégié (ce n'est pas neuf, mais c'est très
pédagogique). L'exercice visait à faire une analyse structurale des multiples
variantes de ce mythe complexe ainsi recueillies : que restait-il de pertinent dans
son argument et ses symboles (la pomme, par exemple, qui, bien entendu, ne
figure pas dans le texte) ; comment dans une mémoire bien confuse se
reconstruisait un récit linéaire à partir d'un texte qui raconte deux créations des
humains (Frazer notait déjà que peu de personnes l'avaient remarqué !
3
) ? La
dernière interrogation, en février 2002 et en DEA, était simplement « pour
voir » : c'était devenu pire…
Les dix dernières années, j'ai commencé le cours de DEUG par deux textes
mis face à face : un extrait de L'éthique de Spinoza, et un passage d' Evans-
3
Folk-Lore in the Old Testament, 1918.
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3
Pritchard sur les Azandé (très connu des apprentis ethnologues dès la première
année d'université)
4
. On voit bien comment cette confrontation doit provoquer
mille réflexions et questionnements sur « le discours religieux » et permet
immédiatement de mettre en garde contre le vocabulaire pié de
l'anthropologie religieuse, qu'elle a emprunté intégralement à la théologie
(chrétienne) dire « sorcellerie », malgré les précautions prises par Evans-
Pritchard pour définir son vocabulaire (lequel est déjà problématique pour le
passage de l'anglais au français), c'est évoquer tout un contexte, une imagerie,
qui n'a rien à voir avec les représentations des Azandé ; et « Dieu », avec ou sans
majuscule, au singulier ou au pluriel ? Cette confrontation permet également de
marquer la différence entre un « jugement de valeur », autorisé
philosophiquement et politiquement dans un contexte précis l'histoire et la
société du chercheur et la « neutralité axiologique » qu'il se doit de respecter
dans l'exercice de sa recherche. Mais l'on voit bien, aussi, que la confrontation
des deux textes est elle-même un jugement. C'est bien la difficulté inévitable
lorsque l'on confie à des ethnologues l'enseignement du fait religieux : la
comparaison, en soi, relativise et porte donc un coup à ce que chacun pense être
la vérité unique de sa croyance.
Après cette confrontation, dans la même première séance souvent, je
commentais cette définition de Hegel, qui en vaut largement une autre avec
toute la liberté que je me donnais de l'interpréter
5
: « La religion est le lieu où un
peuple se définit à lui-même ce qu'il considère comme la vérité ». C'était attirer
l'attention des étudiants sur le sérieux du « discours religieux » et leur rappeler
que l'ethnologue ne doit pas douter que les gens avec lesquels il travaille
« croient vraiment ce qu'ils croient » Pierre Lemonnier m'a dit, il y a
plusieurs années, que c'était ce qu'il avait retenu de mon cours. C'est déjà bien
pour l'enquête sur le terrain qui devait suivre ! Mais il y avait, encore, une
proposition parfaite pour dire qu'il n'y a pas d'« essence de la religion », qu'on ne
saurait opposer « la religion » aux « religions »
6
. Et, par conséquent, pour
introduire Marcel Mauss, contre les phénoménologues de la religion (Van der
Leeuw, Eliade, jusqu'à Ricœur), tous des clercs à succès, herméneutes à la
recherche d'une vérité cachée derrière la grossière de la lettre, traquant la
présence du sacré dans ses manifestations et les réponses qu'y donnent les
hommes (les hiérophanies). En outre, cette définition permet immédiatement
4
Ces textes, tels que lus aux étudiants, sont donnés en annexe.
5
Leçons sur la philosophie de l'histoire, presque identique dans La raison dans l'histoire.
6
Il faut avoir la curiosité de regarder l'article « Religion » dans le Petit Robert, pour voir comme il est
embarrassé, voulant satisfaire tout le monde, sans prendre parti pour aucune « école » : le résultat est un tissu de
contradictions en même temps que parfaitement christianocentrique…
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4
d'historiciser et sociologiser le « fait religieux » que nous cherchons à
comprendre dans les sociétés humaines du passé et du présent
7
.
Il y avait donc une autre étape à franchir, un autre fait à faire comprendre :
l'« anthropologie religieuse » n'est pas (ou : ne devrait pas être) la « science des
religions ». Celle-ci, à sa naissance, pour prendre ses distances d'avec une
« théologie » qu'elle respectait, mais sans vouloir, certes, en être la servante à
l'air laïc, forge le concept de « sacré ». Théologiquement neutre (apparemment),
ce concept a immédiatement une valeur comparative, dans l'universalité qui lui
est prêtée. La phénoménologie de la religion s'en empare immédiatement. Mais
l' Année sociologique, qui en diffère pourtant profondément par son idéologie et
sa visée sociale lui donne aussi une place centrale dans sa sociologie religieuse :
le concept et l'opposition sacré / profane sont la clé de toute lecture des « faits
religieux » à travers le temps et l'espace. Durkheim (mais, soyons juste, non
suivi par Mauss) se dévoile, dans une proposition que j'ai toujours grand plaisir
à citer
8
:
« Dans le monde de l'expérience, je ne connais qu'un sujet qui possède
une réalité morale plus riche, plus complexe que la nôtre [individus], c'est
la collectivité [Société]. Je me trompe, il en est un autre qui pourrait jouer
le même rôle : c'est la divinité. Entre Dieu et la société il faut choisir. […]
à mon point de vue, ce choix me laisse indifférent, car je ne vois, dans la
divinité, que la société transfigurée et pensée symboliquement
9
».
C'est le sacré qui entre en scène. Autrement dit : la transcendance. Ce n'est
pas ici mon propos de voir quelles sont les sociétés qui ont une représentation du
sacré correspondant à cette définition dans les termes de Rudolf Otto, le Tout
Autre, d'une hétérogénéité radicale , mais l'universalité de cette représentation
me laisse sceptique et je doute fortement, et ne suis pas le seul, qu'elle ait un
sens dans l'univers hindou. Il m'importe, ici, de rappeler que dans l'étude du
« fait religieux », dans les théories et les recherches dominantes, partout, pour
les chercheurs, les savants, il va de soi que la transcendance est. J'en excepterai
Max Weber : cherchez chez lui une idée de la transcendance, une utilisation de
la catégorie du sacré, vous ne la trouverez pas il est bien trop nietzschéen
7
Autre avantage : aucun « relativisme culturel » ici, qui signifierait que « toutes les valeurs se valent » : chacun
tient mordicus à la supériorité des siennes. Max Weber n'est pas loin contre ce que voulait lui faire dire Léo
Strauss.
8
Par exemple dans l'article « Religion » du Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, sous la direction
de P. Bonte et M. Izard, Paris, PUF, 1991.
9
« Détermination du fait moral » (1906) dans Sociologie et philosophie, Paris, PUF.
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pour cela ! La transcendance est donc toujours dans nos têtes
10
. Même de celles
d'où, apparemment, elle a été chassée.
Je termine donc mais sais ne guère être suivi ici par les chercheurs
s'intéressant au « fait religieux » et ne leur demande pas de partager ce qui peut
leur paraître mon « obsession », pourtant conclusion logique de ma réflexion : le
sacré n'est pas seulement chez les autres, objets (sujets) de nos études, pas
seulement chez nos clercs et croyants ; il est ici-bas, hic et nunc, depuis
Feuerbach. Seul, sans doute, Max Stirner l'a bien vu et a poussé sa critique
jusqu'au point extrême « on ne peut rien faire de Max Stirner », a écrit en
substance Eugène Fleischmann
11
, et c'est bien vrai ; sauf pour remettre les
pendules à l'heure ! , et c'est pourquoi L'unique et sa propriété gratte
cela fait mal et s'est révélé, à mes yeux, prophétique : à vouloir le bien de
l'humanité, de l'Homme abstrait, universel, ces athées, jeunes hégéliens,
socialistes, communistes, liquideront sans pitié l'individu singulier concret, Moi,
l'Unique (der Einzige), qui ne correspond pas à l'image idéale de cet Homme
dont ils veulent le bien-être
12
. Car cet Homme idéal, abstrait, est sacré
13
.
Toutes les questions peuvent se poser alors, sans réponse de ma part
comme tout le monde, je bricole mes valeurs et j'y tiens ! Ce sacré aliénant
et l'aliénation religieuse reste la plus forte des aliénations
fondamentalement dangereux puisque toute valeur qu'il vient sanctifier en est
légitimée et en reçoit son pouvoir immense et unique, ne peut-on s'en
10
Il faut créditer Lévi-Strauss d'avoir été sereinement indifférent à cette idée : la transcendance n'a aucun sens
pour lui, par conséquent non plus la recherche d'un « sens ultime » dans l'étude des mythologies. Cela chagrinait
profondément Ricœur voir leur discussion dans Esprit au début des années soixante.
11
« Le rôle de l'individu dans la société pré-révolutionnaire : Stirner, Marx, Hegel », Archives européennes de
sociologie, XIV (1), 1973.
12
L'unique et sa propriété, cité ici d'après l'édition Stock, 1899 (autres traductions : L'âge d'homme, 1988 et une
édition de poche, 2001) ; Der Einzige und sein Eigentum, Reclam, 1981. Pour introduire à Max Stirner, quelques
citations :
« A l'ancien ‘rendez hommage à Dieu’, le Moderne répond ‘rendez hommage à l'Homme’ » (édition
française : 156 ; édition allemande : 147).
« Pour le libéralisme [‘humaniste, humanitaire’] l'individu [der Einzelne] n'est pas l'Homme [der
Mensch], aussi la personnalité individuelle n'a-t-elle aucune valeur. » […] « Attendu que l'individu n'est
pas Homme et n'a rien d'humain, il ne doit être rien du tout » (163 ; 150).
« On a trouvé une formule pour identifier complètement le Moi et l'Homme, et l'on émet ce vœu :
‘Devenez conforme à la véritable essence de l'espèce’ » (207 ; 192 : « Ich müsse ein ‘wirkliches
Gattungswesen’ werden » ; voir Karl Marx, La question juive). Immédiatement suivi de :
« La religion de l'humanité [die menschliche Religion] n'est que la dernière métamorphose de la religion
chrétienne. »
« La crainte de Dieu proprement dite est depuis longtemps ébranlée et la mode est à un ‘athéismeplus
ou moins conscient, reconnaissable extérieurement à un abandon général des exercices du culte. Mais
on a reporté sur l'Homme tout ce qu'on a enlevé à Dieu. […] Nos athées sont de pieuses gens » (217 ;
203 : Unsere Atheisten sind fromme Leute).
13
Marx et Engels ont tout de suite vu ce que Stirner représentait de dangereux. Engels lcrit à Marx, dès la
lecture des bonnes feuilles de L'unique, le 19 novembre 1844. Ils se débarrasseront de Stirner en en faisant Saint
Max, le « petit bourgeois » dans L'idéologie allemande. Jean Baubérot a un chapitre intéressant (chapitre VII,
« Le sacré républicain, de la Révolution à aujourd'hui ») dans Vers un nouveau pacte laïque ?, Seuil, 1990.
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