Education spécialisée :
un champ professionnel avec des compétences propres
devant des défis à relever
Intervention du 24 mars 2006 aux journées interrégionales (Bretagne - Pays de la Loire) de Saint
Malo, « Demain… les IME et IEM ».
Bertrand Dubreuil, docteur en sociologie, directeur de Pluriel
formation-recherche
,
(www.pluriel-formation-recherche.fr; contact : [email protected]), auteur
de : Accompagner les jeunes handicapés ou en difficulté (Dunod 2002), Le travail de
directeur en établissement social et médico-social (Dunod 2004), Accompagner le
projet des parents en éducation spécialisée, (Dunod 2006).
Je voudrais soutenir auprès de vous la perspective suivante : « Le secteur médico-
social renferme des ressources qu’il nous revient de couvrir et de mettre en lumière.
Ses professionnels possèdent des savoirs. Ceux-ci sont sans doute insuffisamment
formalisés mais riches de pratiques élaborées au contact dune réalité difficile. Ils nont
pas à se conformer à des modèles externes aménagés pour la circonstance. […] La
mise en valeur des ressources détenues par les acteurs de terrain, la recherche et le
soutien d’une identité propre, devraient favoriser le questionnement sur les pratiques
[…] Cest lorsqu’on a pris conscience de la qualité de sa professionnalité qu’il devient
possible délaguer quelques illusions incantatoires. Cest une fois assuré de son identité
professionnelle qu’on peut se passer d’une représentation techniciste réductrice des
attentes des publics accompagnés. »
1
J’illustrerai cette perspective au travers de 4 défis.
Le défi de la transmissibilité des écrits ou « à propos de l’usager considéré
comme un sujet »
Le fi de la co-éducation ou « à propos des parents considérés comme des
parents »
Le défi de l’évaluation ou « à propos de la relation d’éducation considérée
comme une interaction »
Le défi de la suppléance spécialisée ou « à propos de l’établissement considéré
comme un pôle ressource »
1) Le défi de la transmissibilité des écrits ou « à propos de l’usager considéré
comme un sujet »
La possibilité pour l’usager de se faire communiquer les documents constitutifs de
son dossier nous oblige aujourd’hui à considérer que tout écrit élaboré - je ne parle pas
de notes personnelles de travail - doit être transmissible, autrement dit rédigé dans une
forme accessible à la personne concernée ou tout au moins que cet écrit doit être
explicable dans le cadre d’un accompagnement en face à face.
Cette disposition est fondamentale car elle reconnaît l’usager comme sujet
d’éducation, de soin, d’apprentissages, etc., et non comme objet d’éducation, de soin,
1
B. Dubreuil, Accompagner les jeunes handicapés ou en difficulté, Dunod 2002.
d’apprentissage, etc. En effet, si je ne peux pas communiquer à la personne auprès de
laquelle j’interviens, les raisons de mon action, j’en fait l’objet de cette action. Si par
contre je peux lui communiquer les raisons de cette action, elle en est le sujet parce
que co-acteur au sein d’une interaction.
L’objection émise à propos de cette transmission des écrits est en général la
suivante : nous allons euphémiser notre propos, au mieux le simplifier, le vulgariser
pour le rendre accessible, il perdra en précision et technicité, donc en qualité d’analyse.
De prime abord la critique paraît justifiée. Et j’accorde que la transmissibilité des écrits
professionnels demande un effort conséquent. Mais il me semble que cette contrainte
doit nous inciter à une résolution par le haut.
Elle appelle à une réflexion sur l’articulation entre :
d’une part les modèles théoriques en sciences humaines et le langage
spécialisé qu’elles impliquent,
d’autre part leur traduction en situation auprès d’Une personne.
Je dirais leur incarnation puisqu’il ne s’agit plus alors d’une perspective générale et
abstraite mais d’une mise en œuvre singulière et concrète. Il s’agit que la théorie
prenne chair, qu’elle prenne corps dans une relation, que des savoirs construits au
travers d’une réflexion théorique deviennent des savoir-faire utiles à des personnes. Ce
qui est au cœur des compétences développées par les métiers du médico-social.
Cela implique de préciser ce qu’on appelle un modèle théorique dans le domaine des
sciences humaines.
Une théorie explicative des comportements humains n’est pas « vraie » en soi, au
sens elle offrirait une explication universelle et de tout temps. Elle est juste (ou
justifiée) à une époque donnée, pour une société donnée, parce qu’elle se révèle
opératoire sous deux raisons :
elle s’accorde aux représentations sociales de l’époque, autrement dit elle
s’inscrit dans le cadre symbolique sociétale dont relève la personne auprès de
laquelle le professionnel intervient.
elle s’accorde pour partie au vécu de cette personne.
Pour partie seulement, car les théories auxquelles se réfère un professionnel, sur
lesquelles il s’appuie pour travailler, ne lui sont utiles que dans la mesure il en
accepte la relativité au regard de la singularité de la personne auprès de laquelle il agit
et de la singularité des situations qu’il rencontre avec elle.
La pertinence de ces théories ne relève donc pas de leur vérité absolue mais de leur
adéquation au système de référence d’une époque et de la façon dont le professionnel
les réalise, les incarne auprès d’une personne donnée dans une situation donnée. Ce
n’est pas la théorie en tant que telle qui est opérante auprès de la personne, c’est la
relation établie par le professionnel avec cette personne qui la rend opérante.
Vous voyez à quel point cela vous confère une place déterminante dans l’action
menée auprès du public. Non pas qu’il faille dédaigner, ignorer, les théories, refuser de
s’y référer et de réfléchir à partir de leurs concepts. Mais ce n’est pas la théorie qui est
« vraie », c’est la personne et sa situation. Même si la théorie est précieuse pour
analyser cette situation. Et sachant qu’elle devient dogmatique lorsqu’elle prétend dire
la vérité de la personne.
Examinons maintenant en quoi cela nous éclaire sur la transmissibilité des écrits.
Pourquoi faut-il s’efforcer de rédiger nos analyses en langage accessible, ou tout au
moins dans un langage tel que nous puissions aisément expliquer à la personne
concernée l’analyse que nous faisons de sa situation, un langage tel que cette
proposition explicative puisse lui être utile.
Je vous propose l’exemple suivant.
Une éducatrice expose ses observations sur le comportement d’un jeune : « Il ne
soutient pas une activité, passe de l’une à l’autre sans faire de lien. En même temps il
sollicite constamment l’adulte, demande qu’on s’occupe exclusivement de lui. Dans les
moments intermédiaires en particulier (récréation, attente du repas, passage dans les
couloirs, etc.), il agrippe tous les adultes à sa portée, etc. »
Commentaire du psychologue : « Cet enfant séquence son existence parce qu’il doit
s’assurer de la permanence de la relation. »
Peut-être pertinente en soi, la proposition interprétative du psychologue reste en
l’état peu accessible, donc n’est pas opératoire. Si les deux professionnels s’en tiennent
à ce stade, la « théorie » proposée par le psychologue ne servira à rien. Elle n’est pas
devenue vrai-semblable pour l’éducatrice, parce que celle-ci n’a pu la rendre semblable
à ce quelle considère comme vrai dans son vécu relationnel avec le jeune concerné.
Autrement dit elle n’a pas pu la rendre concrète.
Mais le dialogue se poursuit. L’éducatrice réplique : « Très bien. Mais j’en fais quoi
de votre explication ? A quoi ça nous sert ? » Et le psychologue : « Je manque
d’éléments d’observation pour vous apporter une réponse circonstanciée, une réponse
qui nous permettrait dajuster l’interprétation théorique à la situation évoquée. Dites
m’en plus sur ce que vous observez pour que nous en précisions le sens. »
Le dialogue se poursuit donc jusqu’au point il devient concret, c’est-à-dire
jusqu’au moment les deux interlocuteurs parviennent à s’entendre sur ce que
signifient d’une part les interruptions d’activité et les sollicitations répétées du jeune
d’autre part l’absence de permanence relationnelle, sur ce que cela signifie très
précisément pour Ce jeune-là en relation avec un personnel éducatif. La théorie devient
opératoire parce qu’elle est ajustée à la singularité d’une situation.
Si on transpose cet exemple à la question des écrits communiqués aux parents, à
leur transmissibilité, on peut émettre l’hypothèse suivante.
L’écriture dans un langage compréhensible par les parents, éventuellement
accompagnée d’explications orales, cette écriture serait :
non pas la vulgarisation, la banalisation ou l’euphémisation d’un savoir
technique,
mais le résultat du travail permettant d’ajuster suffisamment l’interprétation
théorique à la singularité de la situation, de telle sorte que des interlocuteurs
ignorant de cette théorie en l’occurrence des parents puissent en percevoir
l’intérêt dans cette situation particulière, la situation de leur enfant. De telle sorte
qu’ils comprennent concrètement cette interprétation, qu’elle soit vrai-semblable
à leurs yeux, suffisamment en rapport avec leur vécu pour qu’ils puissent s’en
servir pour eux et leur enfant.
La clarté d’un écrit :
ne témoignerait donc pas d’abord du travail syntaxique et lexical effectué pour le
rendre compréhensible au plus grand nombre,
mais bien plutôt de la clarté du raisonnement des professionnels, de leur savoir-
faire, dans la mesure ils ne s’en tiennent pas à ce que leur dicte la théorie,
mais utilisent la théorie pour comprendre une situation et l’expliquer dans sa
singularité.
C’est donc à un défi que nous sommes conviés par l’obligation de transmettre les
écrits. Pas une contrainte qui affadirait notre réflexion, mais une exigence qui redonne
aux professionnels en relation avec les usagers toute la valeur de leur observation
concrète, qui oblige la théorie à se mettre au service de la personne, à ce qu’on l’ajuste
à la singularité de la situation.
Nous pourrions alors définir cette compétence des professionnels comme un savoir-
faire avec la théorie. Le savoir-faire, c’est l’articulation entre la théorie et la situation, ce
qu’on appelle par ailleurs la praxis. Ce savoir-faire suppose à la fois la connaissance de
la théorie et l’intelligence de la situation.
2) Le défi de la co-éducation « ou à propos des parents considérés comme des
parents »
Il y a longtemps qu’on parle de la nécessité du travail avec les parents. Ou plutôt
non : il y a longtemps qu’on parle de la nécessité du travail avec les familles. Ce qui a
mon avis constitue une façon de ne pas reconnaître complètement les parents dans
leur responsabilité éducative première, au titre de l’autorité parentale. De même que
dans les collèges de banlieue on parle moins des parents d’élèves que des familles
d’origine étrangère ou de milieux défavorisés.
Ce qui va peut-être modifier la donne dans le secteur médico-social, c’est qu’il ne
s’agit plus seulement de travailler avec les parents parce que c’est nécessaire pour le
développement de leur enfant, mais aussi parce que : en droit c’est comme ça !
Et lorsque je dis « en droit », j’espère qu’on ne va pas me renvoyer la question des
devoirs des parents, parce que, de notre place de professionnels, nous n’avons rien à
dire sur les devoirs des parents.
Quand je dis « en droit », je parle du cadre symbolique dans lequel s’inscrit
l’autorisation que nous, professionnels, avons reçue de participer à l’éducation de
jeunes avec des besoins spécifiques.
Cela signifie notamment que les parents ne sont pas des partenaires. Ils sont bien
plus, ils sont les premiers responsables de l’éducation de leur enfant. Et le rapport à
établir avec eux est donc celui d’une éducation partagée à partir de places sociales
distinctes :
celui du parent détenteur de l’autorité parentale, responsable de l’éducation de
l’enfant pour le conduire à l’âge et au statut d’adulte,
celui de professionnels détenteurs de savoir-faire au regard des besoins
spécifiques de cet enfant avec un handicap.
Ce rapport de co-éducation implique de la part du professionnel technicité et
engagement relationnel auprès de l’enfant mais aussi auprès de ses parents.
La technicité permet de se fendre des sentiments que suscite la relation avec le
parent, de se protéger contre une identification à sa vulnérabilité et son désarroi devant
le handicap ou le trouble psychique. Cette distanciation est nécessaire. Mais la relation
d'aide repose sur le paradoxe de la compétence technique et de l'engagement humain.
Il nous faut donc travailler avec ce paradoxe. C'est ce qui permet à la personne aidée
d’élaborer sa situation, à la fois dans la proximité et dans la distance. Il nous faut vivre
avec l’usager ce que Paul Fustier appelle des situations métissées. L’usage de soi est
constitutif de la relation d’aide.
Sans doute, l’investissement relationnel doit être contrôlé, notamment au travers de
la définition par l’équipe pluridisciplinaire des rôles impartis. Celle-ci a autorité pour fixer
ces rôles parce qu’elle-même est autorisée tant par les parents que par les pouvoirs
publics à assurer une marche d’éducation auprès de l’enfant. Pour autant, c’est bien
une personne que les parents rencontrent, c’est bien cette dimension unique d’une
relation humaine qui les mobilise et les soutient dans une expérience de parentalité
blessée mais vivante.
J’illustre cet exercice conjoint de la technicité et de l’engagement par le
positionnement d’un SESSAD auprès d’enfants avec des troubles envahissants du
développement. Les professionnels de ce service s’efforçaient de tirer les
conséquences de la double nécessité qu’ils énonçaient :
d’une part un engagement des parents dans un processus d’entretiens soutenu,
comportant notamment des aspects de leur relation avec leur enfant et de la vie
familiale,
d’autre part une réponse professionnelle aux besoins de leur enfant qui relevait
de la mission de service public.
Les professionnels de ce SESSAD considéraient que leur mission de service public
les obligeait à poursuivre leur action auprès de l’enfant même si les parents refusaient
de s’engager dans un processus d’entretiens, bien que ces entretiens leurs paraissent
importants pour l’évolution de l’enfant.
Je vous livre le propos de ces professionnels : « Il faut commencer à voir les parents
ils sont. On pourrait dire, là ils en sont de leur chemin. Par leurs réticences,
leurs concessions, leurs exigences, les contraintes qu’ils énoncent, ils nous indiquent
quelque chose, sans eux-mêmes savoir quoi. En tout cas, si on ne se dresse pas contre
eux dans ces premiers temps de la rencontre, on prend de l’importance à leurs yeux. Ils
nous sentent capables de les entendre là où ils le souhaitent. »
La fécondité de ce positionnement, c’est qu’il établissait les positions respectives des
professionnels et des parents, qu’il était déjà en quelque sorte un dialogue, un dialogue
de positions. Les professionnels indiquaient ce qui leur semblait nécessaire, ce à partir
de quoi ils pouvaient apporter une réponse au problème rencontré par l’enfant. Mais ils
acceptaient aussi que les parents ne se rendent pas là où ils les attendaient.
Ainsi que le formulait l’un de ces professionnels : « Si nous n’allons pas voir les
parents ils nous ont indiqué que nous pouvions les rencontrer, nous les privons
d’une partie de ce que nous pouvons leur apporter. Nous nous enfermons dans une
position qui nous empêche de fournir la réponse que nous devons leur fournir au regard
de notre mission de service public. Nous nous enfermons dans la vérité de la doctrine.
Nous dénions l’existence du parent telle qu’il la pense, pour la penser à sa place. »
D’une part donc : l’exigence énoncée par les professionnels de la participation
des parents à l’accompagnement de leur enfant,
d’autre part : le respect de la mission de service public qui oblige ces
professionnels à l’accompagnement de l’enfant malgré le refus des parents d’y
participer.
Ce positionnement prend en compte trois caractères fondamentaux du rapport des
professionnels et des parents autour de lenfant :
la nécessité d’avoir une théorie, des connaissances, une technicité, pour faire
savoir aux parents de quel point de vue nous parlons en tant que professionnels,
faire savoir ce qui légitime notre approche de l’enfant et notre exigence de leur
participation,
la reconnaissance d’une position d’usager de service public (c'est-à-dire de
membre d’une société qui s’oblige à la solidarité), ce qui impose de répondre
même en dehors du cadre théorique jugé pertinent, de ne pas arguer de la
doctrine pour refuser l’échange là où les parents le situent,
le postulat d’une rencontre personnelle, de l’engagement personnel dans une
relation singulière. Certes cette relation est légitimée par la position
professionnelle (autrement dit l’autorité conférée par la mission de service public)
mais elle repose sur un usage de soi.
C’est bien à une évolution dans la relation avec leur enfant que nous convions
souvent les parents, c’est bien à un changement dans leur personne que nous les
1 / 11 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !